Intervention de Bruno Latour

Réunion du mardi 16 juin 2020 à 18h00
Commission des affaires étrangères

Bruno Latour, sociologue, anthropologue et professeur à Sciences Po Paris :

Je faisais allusion dans cette différence entre le monde ou l'on vit et le monde dont on vit à un très bon livre écrit par quelqu'un qu'il serait très intéressant d'auditionner dans cette commission. C'est un jeune philosophe qui s'appelle Pierre Charbonnier qui a écrit un livre sur ce thème qui est intitulé Abondance et liberté qui est l'histoire précisément de ce décalage dont vous parlez. Ce n'est pas seulement un décalage entre, pour prendre des catégories traditionnelles, la paysannerie et la ville, mais un décalage qui concerne aussi la paysannerie en tant que telle, puisqu'il faudrait maintenant voir quels sont les hectares fantômes dont dépend l'agriculture française pour pouvoir produire ces produits dit « locaux ». Les contradictions sont innombrables sur ce que l'on considère comme un territoire. De nouveau, la question qu'il faut poser n'est pas : est-ce que le territoire se trouve dans un point de campagne ? mais de quoi dépend ce territoire pour pouvoir subsister ? Il y a des territoires où le même champ, le même élevage, se trouve lié au marché mondial d'un côté et au marché local de l'autre. Ces contradictions sont très nombreuses. Tant qu'elles ne seront pas articulées, rendues visibles et enseignées, vous avez raison de dire que l'on se sentira perdu, car on n'arrivera pas à savoir ce qui est local ou non, ce qui est bio ou non, si cela fait vivre les gens décemment ou non, etc. Double problème : la localisation n'est pas suffisante pour savoir de quoi l'on dépend et on arrive dans des situations controversées comme la question de la viande. Tant que l'on n'a pas été au fond de ces contradictions, tant qu'on ne les a pas apurées, il est très difficile de parler de responsabilisation. Sans cela, on moralise la question. On dit que c'est scandaleux de manger de la viande et on a une vision uniquement morale. Si on dit qu'on ne mange plus de viande, qu'est-ce que l'on fait des champs, des vaches, des gens, du marché mondial, du soja, des éleveurs de soja… Toutes ces questions participent à mettre en coïncidence le pays où l'on est et le pays dont on vit qui est souvent, vous avez raison de le dire, assez difficile à discerner ou alors comme dans l'exemple que vous avez donné, il disparaît très vite et se fait par éclipse. De la même manière, en ce moment, nous nous posons beaucoup de questions sur la colonisation du fait des manifestations à la suite des événements aux États-Unis puis on oublie, c'est cette éclipse permanente qui rend très difficile la définition d'un territoire.

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