Intervention de Bruno Latour

Réunion du mardi 16 juin 2020 à 18h00
Commission des affaires étrangères

Bruno Latour, sociologue, anthropologue et professeur à Sciences Po Paris :

. Vous avez parfaitement raison, mais la dimension intime et personnelle des questions est forte. Les questions que nous regroupons autour de la question générale du « sol » sont contradictoires, et cette notion est assimilée à tort à des positions plutôt réactionnaires, là où la question écologique est associée à des positions plus progressistes. C'est pourquoi j'ai choisi de parler d'atterrissage, pour éviter ces assimilations. Quelle est la procédure ? J'en ai imaginé une, mais il y en a des centaines possibles – je pense aux innombrables groupes militants qui essaient de parler différemment de sujets comme la nourriture, la mobilité, les villes, les transports, l'architecture, etc. En un sens, nous avons déjà changé le monde, nous sommes déjà passés dans une autre définition du monde. Mais ce monde est difficile à représenter, et cela est difficile car nous, vous en l'occurrence, représentez des populations, la France. Ce n'est pas aux députés ni à l'État ou à l'administration de répondre. Il s'agit d'un problème latéral sur ce que nous demandons aux institutions juridiques comme politiques, problème qui nous permet d'aborder nous-mêmes ces questions. Ensuite seulement ce sera aux administrations, aux élus, aux partis de répondre. La disparition relative de l'importance des partis est due au fait que leur capacité de répondre aux demandes de la société civile s'est émoussée car la société civile ne sait pas quelles sont ses demandes. Quand vous dites comprendre, percevoir, c'est aussi enquêter, c'est à nous, individu par individu, d'enquêter. Et c'est beaucoup plus tard que les partis retrouveront la capacité qu'ils avaient dans les années 1960 de synthétiser et d'orienter vers le vote d'une façon synthétique. Mais nous n'en sommes pas là sur toutes ces questions, qui sont controversées. Nous faisons souvent des ateliers dans des villages français. Si vous interrogez les habitants d'un village de 200 habitants, vous aurez 200 définitions contradictoires du territoire. Si vous interrogez deux éleveurs, ils ne s'entendront pas entre eux, et seraient incapables d'écrire ensemble car leurs intérêts sont trop divergents. Si nous ne refaisons pas ce travail de terrain, de ré-enracinement, sur des questions qui sont des questions controversées, nous ne pourrons pas avancer. Je ne crois donc pas qu'il faille adresser des demandes à des organisations et des institutions qui sont déjà là. Le même contraste frappant entre les institutions et la société civile a été révélé par la question du virus. Aucun de nous ne comprend quoi que ce soit à la question de savoir comment se protéger contre un virus. Pour être simplement conscient de l'existence même de la maladie, il faut une administration, des statistiques, un appareillage très important. Sans les statistiques, les gens seraient morts sans qu'on s'en aperçoive. Tout cela, nous acceptons sans problème de le confier aux institutions, mais sur tous les autres sujets qui sont controversés, qu'on assimile à la grande question écologique, nous n'avons pas ce genre de réponses. Ce travail doit être fait par nous, un nous qui va sortir de cette réflexion multiple. Nous sortons du confinement et il ne faut pas oublier que nous avons souhaité réfléchir au monde d'après. Il ne faut pas revenir à l'identique et « gâcher une crise » comme on dit en anglais. Il ne faut pas perdre l'occasion de cette crise.

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