Intervention de Edgar Morin

Réunion du mercredi 24 juin 2020 à 15h00
Commission des affaires étrangères

Edgar Morin :

Je vous remercie beaucoup de votre présentation. Je vais essayer de ne pas être trop long, car un sujet comme celui que nous traitons est absolument énorme. Il est énorme puisque déclenché par une pandémie virale, il est devenu multidimensionnel et même total, puisqu'il concerne aussi bien l'ensemble de la planète que chaque personne individuellement. Cela nous oblige à réfléchir aussi bien sur le destin de la planète que sur notre destin personnel, en passant par le destin national, le destin européen et le destin humain.

Nous sommes donc entrés dans une crise multidimensionnelle et l'intérêt selon moi est de savoir ce qu'elle nous apprend. Je ne vais pas faire la liste que j'ai faite dans mon livre Changeons de voie, les leçons du coronavirus, mais il y a quelques leçons immédiates que je peux tirer. Dans notre société où les solidarités s'étaient tellement dégradées, et où tout semblait relever de la compartimentation et de l'individualisme, nous avons vu effectivement des poussées de solidarité à tous les niveaux. Pour moi, responsabilité et solidarité sont les ciments d'une société démocratique, puisque dans une société autoritaire le ciment est la force et la peur. Mais il y a aussi le fait que faire partie d'une communauté nous rend solidaires, et donc responsables. Cela relève donc de l'éthique individuelle mais aussi, dans un même temps, de l'éthique de la société, et je dirais même de l'ensemble de l'humanité, parce que nous sommes tous humains. Cela signifie qu'à travers cette éthique, nous devons reconnaître tous les autres à la fois comme semblables mais aussi comme différents, et respecter cette différence. C'est un premier point.

Un autre aspect intéressant dans cette crise est qu'elle a mis en jeu, dans un même temps, la politique économique menée depuis de nombreuses années et l'État. Certains préfèrent se concentrer sur l'État, les autres préfèrent se concentrer sur cette économie néolibérale. Je pense, quant à moi, qu'il ne faut pas séparer les deux : ce sont deux problèmes qui ont jailli à nos yeux. Le premier est cette politique imposée, du reste par une idéologie et par l'Europe, qui a diminué les crédits de nos hôpitaux, a poussé à les commercialiser, à les étendre vers un statut semi-privé et a créé tous ces manques, dont on a mille fois parlé. Cette politique a conduit à réduire les services publics au lieu d'augmenter leur qualité et elle doit incontestablement être changée selon moi. Mais il y a aussi l'autre aspect : nous avons vu un État bureaucratisé, multiplier des recommandations quasi illisibles, incapable de concentrer ses efforts sur un objectif. Nous avons donc mieux compris à quel point l'administration d'État était bureaucratisée et c'est pour cela que dans mon livre, je propose un programme de débureaucratisation. Débureaucratiser, ce n'est ni supprimer des postes, ni les augmenter, c'est changer les relations entre les membres compartimentés et les hiérarchies trop strictes ainsi que donner ce sens profond de responsabilité et de solidarité à ceux qui sont à son sommet. Parce que c'est un des acquis et une confirmation de cette crise : nous savons aujourd'hui à quel point des ministères entiers peuvent être parasités par des intérêts privés, ce qu'on appelle des lobbies. Nous devons donc redonner de l'autonomie à notre État. Nous tombons, là aussi, dans un problème que les gens voient de façon distincte et que j'essaie de joindre. Tout le monde a compris, à l'occasion de cette crise, que nous avions désormais besoin d'une autonomie sanitaire et je dirais même au-delà, en prévision de tout ce qui pourrait arriver, d'un minimum d'autonomie alimentaire. La situation de la France aujourd'hui n'est pas celle que j'ai connue sous l'Occupation, où il y avait encore une polyculture qui a permis aux Français de se nourrir, malgré la prédation des Allemands. Aujourd'hui cela ne serait pas possible, il faut retrouver la polyculture, l'agriculture fermière etc.

Dans cette histoire-là, il faut effectivement retrouver une part d'autonomie souveraine ; je ne tombe pas dans le souverainisme, je ne dis pas qu'il faut se refermer, je dis qu'il faut mondialiser et dé-mondialiser. Mondialiser c'est-à-dire continuer tout ce que la mondialisation a de coopératif et même l'accroître au maximum : ne pas faire de la mondialisation qu'une seule machine économique et technique fondée uniquement sur le développement quantitatif des choses. Il faut donc améliorer la mondialisation et ne pas l'arrêter. Mais, dans un même temps, il faut effectuer des dé-mondialisations partielles, pas seulement alimentaires : il est nécessaire qu'il y ait un minimum de structures industrielles dans un pays comme la France. Vous voyez donc que j'essaie de comprendre des choses qui sont séparées dans la plupart des esprits.

Cela étant dit, il y a aussi une autre chose qui m'a beaucoup frappé c'est que cette crise a été une occasion de réfléchir à notre mode de vie. Nous avions un mode de vie essentiellement extraverti : nous sortions pour le travail, pour le loisir, pour le plaisir, etc., et brusquement nous voici enfermés et cloitrés. On ne doit bien entendu pas prêcher un mode de vie monacal, mais on peut vouloir apprendre à réguler sa vie. Nous avons une vie de plus en plus accélérée, précipitée, dominée par la chronométrie, mais le temps chronométrique n'est pas le temps intérieur vécu, nous devons retrouver quelque chose en nous-même. Sur la consommation, beaucoup de choses se préparaient déjà avant cette crise, c'est-à-dire la conscience qu'il fallait tendre vers une consommation saine plutôt qu'une alimentation issue d'une agriculture industrialisée, pleine de pesticides, avec une terre et des engrais chimiques, des conserves avec des conservateurs, etc. Et je pense que cela est important et va changer non seulement la qualité de vie des urbains, mais aussi celle des ruraux, et que cela va créer un nouveau type de vie et de convivialité. Un jaillissement de problèmes et un jaillissement de suggestions sont venus de cette crise. Je ne veux pas faire le catalogue mais je pense que s'interroger sur soi-même, sur sa vie et sur ses relations, est très important. Je n'en ai tiré que quelques leçons, on peut en tirer d'autres car c'est un objet inépuisable que cette expérience que nous avons vécue, et il ne faut pas l'oublier.

En fonction de cela, j'ai réfléchi à ce qu'il va se passer. Pour comprendre ce qu'il va se passer, il faut réfléchir à ce qu'il s'est passé en amont de la crise. Pour ma part, je vois qu'une période mondiale, régressive, de crise a commencé. Pourquoi dis-je le mot crise ? Parce qu'un peu partout, il existe une crise de la démocratie. Parfois elle reste chancelante, branlante, parfois elle est remplacée par des États néo-autoritaires que l'on appelle populistes. Il y a aussi cette domination mondiale de ce qu'on appelle le néolibéralisme, c'est-à-dire une vision qui croit que seule la concurrence économique peut résoudre et améliorer les problèmes sociaux. Une telle idée est erronée, elle n'est pas scientifique. Il faut donc aussi opérer un changement de voie.

Or, nous avons une opportunité incroyable pour changer de voie, c'est cette conscience écologique qui est venue de la crise de la biosphère. Il s'est trouvé que j'étais en Californie dans les années 1970, j'ai connu le rapport « Meadows » qui annonçait que l'ensemble de la planète se dégradait, pas seulement à l'échelle locale, et qu'il fallait sauver la planète. Pour la sauver, il fallait comprendre que notre mission n'était pas de la dominer et de la manipuler comme nous le voulons, mais de trouver un mode de coopération avec elle. D'autant plus que tout en étant des êtres spirituels et culturels, nous sommes aussi des êtres naturels et biologiques. Il fallait comprendre notre double nature, ce qui est très difficile : la lenteur de la prise de conscience écologique est incroyable. Plus de cinquante ans ont passé, il y a eu le réchauffement climatique, la fonte des banquises et cette conscience dort toujours ou plutôt ne se réveille que localement. Nous sommes donc déjà dans une crise de la biosphère, c'est-à-dire de la planète.

Nous sommes aussi dans une crise de la mondialisation puisque celle-ci, qui a provoqué des avantages certains, partiels dans beaucoup de civilisations, a aussi détruit les communautés et les solidarités en créant non seulement des petits îlots de prospérité, mais aussi des zones de bidonvilles et de misère. Il faut réviser tout cela et trouver une politique qui soit « écologisée » c'est-à-dire qui ne soit pas seulement à la remorque de l'écologie mais qui introduise l'écologie dans la politique, parce que l'écologie ne résout pas les problèmes de la justice, du droit, de l'équité, etc. À mon avis, une politique est donc nécessaire, mais dans laquelle le problème écologique soit capital pour redonner de l'activité et de l'emploi. Parce qu'il faut non seulement investir pour les énergies propres, ce qui représente déjà du travail, mais il faut aussi une détoxication des villes, la dépollution des grands travaux de parking, la diminution de la circulation automobile, la dépollution des campagnes, la régression de l'agriculture industrielle. Je ne prône pas une révolution, parce que la révolution brutale donne souvent des résultats pires que ce qui la provoque, mais je propose une évolution vers la régression des puissances qui voient leur intérêt et leur profit immédiat sans comprendre qu'il existe quelque chose de plus important pour elles. J'ai d'ailleurs remarqué que quelques entreprises ont commencé à comprendre le problème : j'ai vu que Danone, par exemple, a annoncé qu'elle allait devenir une entreprise de mission, qui allait favoriser les petits producteurs. Donc cela commence.

Cette politique générale, qui nécessitera des grands travaux et des grands investissements, améliorera la santé et diminuera le budget de la santé si nous consommons une alimentation saine. De plus, pour la santé générale, si l'on abandonne les produits jetables au profit des produits durables, si l'on interdit les produits à obsolescence programmée en favorisant les produits durables, on évite un gaspillage énorme. Il y a beaucoup d'économies à faire en luttant contre le gaspillage. Je propose pour ce point aussi une croissance et une décroissance. Je suis encore une fois en porte-à-faux avec la plupart des gens : les uns continuent à ne penser qu'à la croissance, ce qui va nous conduire à un mur ; et les autres pensent que la décroissance va tout résoudre. Or, il me semble évident qu'il faut accroître tous les produits de ce que Jacques Attali appelle « l'économie de la vie » : la santé, l'alimentation, etc. Il faut accroître l'économie sociale et solidaire, toute l'économie de la solidarité humaine, mais il faut décroître l'économie du futile, du stérile et du néfaste parce que les boissons sucrées, par exemple, rendent les enfants obèses et malades. Je pense qu'il y a tout ce qu'il faut faire croître et tout ce qu'il faut faire décroître et que cela va conduire à un nouveau type de régulation. Il faut réguler notre avenir. Je vous donne ainsi quelques échantillons de ce que je pense.

Pour conclure, dans mon livre, je me centre sur une politique pour la nation française. Cela veut dire que nous sommes capables de faire des choses, nous ne sommes pas ligotés, pieds et poings liés par l'Europe ni par la mondialisation. Je propose donc une politique pour la nation avec le retour d'une souveraineté, mais aussi l'ouverture sur le monde. Je propose une politique qui miserait sur la renaissance des solidarités en créant un peu partout des maisons de solidarité, en créant un service civique juvénile des solidarités et de l'aide aux détresses. Mais je ne nie pas l'Europe, je vois qu'elle est en très mauvais état : tout ce qui peut la ranimer est bon. Je pense que ce qui a rendu l'Europe malade, c'est aussi la domination, d'une part, d'une bureaucratie technocratique aveugle et, d'autre part, la pression d'intérêts économiques énormes, comme pour l'État français. Il faut donc opérer une rénovation de l'Europe. Il faut aussi s'ouvrir sur le monde : cet événement a montré que tous les humains sont embarqués dans la même histoire. J'ajoute que, pendant des siècles, depuis le XVIIIe siècle jusqu'à la période récente, nous avons vécu avec l'idée que la mission de l'humanité était de devenir maîtresse de la nature, que l'homme allait devenir maître de son destin et, même avec le transhumanisme, supprimer la mort et pouvoir circuler dans le cosmos. Je pense que c'est un mythe faux : nous sommes inséparables de la nature vivante dont nous faisons partie. Tout ce que nous faisons pour l'écraser nous écrase nous-même. Il nous faut comprendre qu'il existe ce rapport ombilical et que nous sommes tous, humains, embarqués dans cette mondialisation, c'est-à-dire cette aventure incroyable de l'humanité, dont on ne sait pas où elle va mais dont nous faisons partie. C'est pour cela que je termine mon livre par l'idée d'un humanisme régénéré, ce qui signifie qu'il ne suffit pas de dire qu'il faut respecter tout être humain quel que soit son identité, mais qu'il faut aussi voir que nous avons un destin commun et une aventure commune qui est l'aventure de l'humanité. Il existe un orgueil : je me rappelle dans les années 1960, lorsque les scientifiques disaient qu'on aurait vaincu les bactéries, éliminé les virus, etc. alors qu'aujourd'hui on les voit se reproduire, se communiquer, se transporter et se transmuter. Je fais une petite parenthèse : même si on trouve un vaccin pour ce virus, il faudra le changer tous les ans comme pour la grippe, car il mute beaucoup. Enfin, il faut réfléchir dans tous les domaines. D'abord s'attendre à l'inattendu, c'est une maxime issue de mon expérience vitale, et ensuite réfléchir. Merci beaucoup de votre attention.

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