Audition, en visioconférence, de M. Edgar Morin, philosophe et sociologue, sur les leçons de la crise liée à la pandémie de covid-19
La séance est ouverte à 15 heures.
. Cher Edgar Morin, je veux d'abord vous remercier d'avoir accepté de passer ce moment avec notre commission des affaires étrangères pour réfléchir à la crise que nous vivons aujourd'hui, à ce qu'elle dit de nous-mêmes, du monde et de son évolution.
Il n'est pas utile de vous présenter, je vais quand même le faire en quelques mots : vous êtes un grand intellectuel, un philosophe, un sociologue, auteur de plus soixante livres traduits dans une trentaine de langues. Vous êtes aussi depuis toujours un homme engagé, un résistant, un humaniste et je pourrais reprendre à votre propos la belle phrase d'Albert Camus : pour vous, « vivre, ce n'est pas se résigner ». Pour toutes ces raisons je suis heureuse de vous accueillir parmi nous. Votre dernier livre est sorti il y a quelques jours, je l'ai lu ce matin et j'en conseille la lecture : Changeons de voie, les leçons du coronavirus écrit avec Sabah Abouessalam. Dans ce livre, vous vous décrivez comme « l'enfant de toutes les crises » que vos quatre-vingt-dix-neuf ans ont vécues : de la grippe espagnole de façon indirecte, jusqu'à la pandémie d'aujourd'hui, en passant par la crise de 1929, la Résistance pendant la guerre, l'engagement politique, puis la grande « repensée » de vos idées après l'écrasement de la révolution hongroise en particulier, mai 1968, la prise de conscience écologique dès les années 1970. Pour vous, il est décidément normal de vous attendre toujours à l'inattendu.
Cette crise que nous vivons, ses conséquences économiques, sociales, politiques et démocratiques nous obligent à réfléchir et à porter les changements profonds qui seront nécessaires demain. Cette crise nous interroge sur les grandes questions de coopération et de solidarité qui sont plus que jamais nécessaires en Europe et dans le monde. Enfin, cette crise nous rappelle que nous sommes tous membres d'une même communauté de destin et cela est peut-être, je le souhaite, une raison d'espérer. Edgar Morin, pour toutes ces raisons, bienvenue dans notre commission des affaires étrangères, je vous passe la parole pour un préambule sur cette crise, la manière dont on doit la regarder et ce qu'on peut en apprendre pour aujourd'hui et pour demain. Ensuite, nous entamerons un dialogue avec les parlementaires présents.
Je vous remercie beaucoup de votre présentation. Je vais essayer de ne pas être trop long, car un sujet comme celui que nous traitons est absolument énorme. Il est énorme puisque déclenché par une pandémie virale, il est devenu multidimensionnel et même total, puisqu'il concerne aussi bien l'ensemble de la planète que chaque personne individuellement. Cela nous oblige à réfléchir aussi bien sur le destin de la planète que sur notre destin personnel, en passant par le destin national, le destin européen et le destin humain.
Nous sommes donc entrés dans une crise multidimensionnelle et l'intérêt selon moi est de savoir ce qu'elle nous apprend. Je ne vais pas faire la liste que j'ai faite dans mon livre Changeons de voie, les leçons du coronavirus, mais il y a quelques leçons immédiates que je peux tirer. Dans notre société où les solidarités s'étaient tellement dégradées, et où tout semblait relever de la compartimentation et de l'individualisme, nous avons vu effectivement des poussées de solidarité à tous les niveaux. Pour moi, responsabilité et solidarité sont les ciments d'une société démocratique, puisque dans une société autoritaire le ciment est la force et la peur. Mais il y a aussi le fait que faire partie d'une communauté nous rend solidaires, et donc responsables. Cela relève donc de l'éthique individuelle mais aussi, dans un même temps, de l'éthique de la société, et je dirais même de l'ensemble de l'humanité, parce que nous sommes tous humains. Cela signifie qu'à travers cette éthique, nous devons reconnaître tous les autres à la fois comme semblables mais aussi comme différents, et respecter cette différence. C'est un premier point.
Un autre aspect intéressant dans cette crise est qu'elle a mis en jeu, dans un même temps, la politique économique menée depuis de nombreuses années et l'État. Certains préfèrent se concentrer sur l'État, les autres préfèrent se concentrer sur cette économie néolibérale. Je pense, quant à moi, qu'il ne faut pas séparer les deux : ce sont deux problèmes qui ont jailli à nos yeux. Le premier est cette politique imposée, du reste par une idéologie et par l'Europe, qui a diminué les crédits de nos hôpitaux, a poussé à les commercialiser, à les étendre vers un statut semi-privé et a créé tous ces manques, dont on a mille fois parlé. Cette politique a conduit à réduire les services publics au lieu d'augmenter leur qualité et elle doit incontestablement être changée selon moi. Mais il y a aussi l'autre aspect : nous avons vu un État bureaucratisé, multiplier des recommandations quasi illisibles, incapable de concentrer ses efforts sur un objectif. Nous avons donc mieux compris à quel point l'administration d'État était bureaucratisée et c'est pour cela que dans mon livre, je propose un programme de débureaucratisation. Débureaucratiser, ce n'est ni supprimer des postes, ni les augmenter, c'est changer les relations entre les membres compartimentés et les hiérarchies trop strictes ainsi que donner ce sens profond de responsabilité et de solidarité à ceux qui sont à son sommet. Parce que c'est un des acquis et une confirmation de cette crise : nous savons aujourd'hui à quel point des ministères entiers peuvent être parasités par des intérêts privés, ce qu'on appelle des lobbies. Nous devons donc redonner de l'autonomie à notre État. Nous tombons, là aussi, dans un problème que les gens voient de façon distincte et que j'essaie de joindre. Tout le monde a compris, à l'occasion de cette crise, que nous avions désormais besoin d'une autonomie sanitaire et je dirais même au-delà, en prévision de tout ce qui pourrait arriver, d'un minimum d'autonomie alimentaire. La situation de la France aujourd'hui n'est pas celle que j'ai connue sous l'Occupation, où il y avait encore une polyculture qui a permis aux Français de se nourrir, malgré la prédation des Allemands. Aujourd'hui cela ne serait pas possible, il faut retrouver la polyculture, l'agriculture fermière etc.
Dans cette histoire-là, il faut effectivement retrouver une part d'autonomie souveraine ; je ne tombe pas dans le souverainisme, je ne dis pas qu'il faut se refermer, je dis qu'il faut mondialiser et dé-mondialiser. Mondialiser c'est-à-dire continuer tout ce que la mondialisation a de coopératif et même l'accroître au maximum : ne pas faire de la mondialisation qu'une seule machine économique et technique fondée uniquement sur le développement quantitatif des choses. Il faut donc améliorer la mondialisation et ne pas l'arrêter. Mais, dans un même temps, il faut effectuer des dé-mondialisations partielles, pas seulement alimentaires : il est nécessaire qu'il y ait un minimum de structures industrielles dans un pays comme la France. Vous voyez donc que j'essaie de comprendre des choses qui sont séparées dans la plupart des esprits.
Cela étant dit, il y a aussi une autre chose qui m'a beaucoup frappé c'est que cette crise a été une occasion de réfléchir à notre mode de vie. Nous avions un mode de vie essentiellement extraverti : nous sortions pour le travail, pour le loisir, pour le plaisir, etc., et brusquement nous voici enfermés et cloitrés. On ne doit bien entendu pas prêcher un mode de vie monacal, mais on peut vouloir apprendre à réguler sa vie. Nous avons une vie de plus en plus accélérée, précipitée, dominée par la chronométrie, mais le temps chronométrique n'est pas le temps intérieur vécu, nous devons retrouver quelque chose en nous-même. Sur la consommation, beaucoup de choses se préparaient déjà avant cette crise, c'est-à-dire la conscience qu'il fallait tendre vers une consommation saine plutôt qu'une alimentation issue d'une agriculture industrialisée, pleine de pesticides, avec une terre et des engrais chimiques, des conserves avec des conservateurs, etc. Et je pense que cela est important et va changer non seulement la qualité de vie des urbains, mais aussi celle des ruraux, et que cela va créer un nouveau type de vie et de convivialité. Un jaillissement de problèmes et un jaillissement de suggestions sont venus de cette crise. Je ne veux pas faire le catalogue mais je pense que s'interroger sur soi-même, sur sa vie et sur ses relations, est très important. Je n'en ai tiré que quelques leçons, on peut en tirer d'autres car c'est un objet inépuisable que cette expérience que nous avons vécue, et il ne faut pas l'oublier.
En fonction de cela, j'ai réfléchi à ce qu'il va se passer. Pour comprendre ce qu'il va se passer, il faut réfléchir à ce qu'il s'est passé en amont de la crise. Pour ma part, je vois qu'une période mondiale, régressive, de crise a commencé. Pourquoi dis-je le mot crise ? Parce qu'un peu partout, il existe une crise de la démocratie. Parfois elle reste chancelante, branlante, parfois elle est remplacée par des États néo-autoritaires que l'on appelle populistes. Il y a aussi cette domination mondiale de ce qu'on appelle le néolibéralisme, c'est-à-dire une vision qui croit que seule la concurrence économique peut résoudre et améliorer les problèmes sociaux. Une telle idée est erronée, elle n'est pas scientifique. Il faut donc aussi opérer un changement de voie.
Or, nous avons une opportunité incroyable pour changer de voie, c'est cette conscience écologique qui est venue de la crise de la biosphère. Il s'est trouvé que j'étais en Californie dans les années 1970, j'ai connu le rapport « Meadows » qui annonçait que l'ensemble de la planète se dégradait, pas seulement à l'échelle locale, et qu'il fallait sauver la planète. Pour la sauver, il fallait comprendre que notre mission n'était pas de la dominer et de la manipuler comme nous le voulons, mais de trouver un mode de coopération avec elle. D'autant plus que tout en étant des êtres spirituels et culturels, nous sommes aussi des êtres naturels et biologiques. Il fallait comprendre notre double nature, ce qui est très difficile : la lenteur de la prise de conscience écologique est incroyable. Plus de cinquante ans ont passé, il y a eu le réchauffement climatique, la fonte des banquises et cette conscience dort toujours ou plutôt ne se réveille que localement. Nous sommes donc déjà dans une crise de la biosphère, c'est-à-dire de la planète.
Nous sommes aussi dans une crise de la mondialisation puisque celle-ci, qui a provoqué des avantages certains, partiels dans beaucoup de civilisations, a aussi détruit les communautés et les solidarités en créant non seulement des petits îlots de prospérité, mais aussi des zones de bidonvilles et de misère. Il faut réviser tout cela et trouver une politique qui soit « écologisée » c'est-à-dire qui ne soit pas seulement à la remorque de l'écologie mais qui introduise l'écologie dans la politique, parce que l'écologie ne résout pas les problèmes de la justice, du droit, de l'équité, etc. À mon avis, une politique est donc nécessaire, mais dans laquelle le problème écologique soit capital pour redonner de l'activité et de l'emploi. Parce qu'il faut non seulement investir pour les énergies propres, ce qui représente déjà du travail, mais il faut aussi une détoxication des villes, la dépollution des grands travaux de parking, la diminution de la circulation automobile, la dépollution des campagnes, la régression de l'agriculture industrielle. Je ne prône pas une révolution, parce que la révolution brutale donne souvent des résultats pires que ce qui la provoque, mais je propose une évolution vers la régression des puissances qui voient leur intérêt et leur profit immédiat sans comprendre qu'il existe quelque chose de plus important pour elles. J'ai d'ailleurs remarqué que quelques entreprises ont commencé à comprendre le problème : j'ai vu que Danone, par exemple, a annoncé qu'elle allait devenir une entreprise de mission, qui allait favoriser les petits producteurs. Donc cela commence.
Cette politique générale, qui nécessitera des grands travaux et des grands investissements, améliorera la santé et diminuera le budget de la santé si nous consommons une alimentation saine. De plus, pour la santé générale, si l'on abandonne les produits jetables au profit des produits durables, si l'on interdit les produits à obsolescence programmée en favorisant les produits durables, on évite un gaspillage énorme. Il y a beaucoup d'économies à faire en luttant contre le gaspillage. Je propose pour ce point aussi une croissance et une décroissance. Je suis encore une fois en porte-à-faux avec la plupart des gens : les uns continuent à ne penser qu'à la croissance, ce qui va nous conduire à un mur ; et les autres pensent que la décroissance va tout résoudre. Or, il me semble évident qu'il faut accroître tous les produits de ce que Jacques Attali appelle « l'économie de la vie » : la santé, l'alimentation, etc. Il faut accroître l'économie sociale et solidaire, toute l'économie de la solidarité humaine, mais il faut décroître l'économie du futile, du stérile et du néfaste parce que les boissons sucrées, par exemple, rendent les enfants obèses et malades. Je pense qu'il y a tout ce qu'il faut faire croître et tout ce qu'il faut faire décroître et que cela va conduire à un nouveau type de régulation. Il faut réguler notre avenir. Je vous donne ainsi quelques échantillons de ce que je pense.
Pour conclure, dans mon livre, je me centre sur une politique pour la nation française. Cela veut dire que nous sommes capables de faire des choses, nous ne sommes pas ligotés, pieds et poings liés par l'Europe ni par la mondialisation. Je propose donc une politique pour la nation avec le retour d'une souveraineté, mais aussi l'ouverture sur le monde. Je propose une politique qui miserait sur la renaissance des solidarités en créant un peu partout des maisons de solidarité, en créant un service civique juvénile des solidarités et de l'aide aux détresses. Mais je ne nie pas l'Europe, je vois qu'elle est en très mauvais état : tout ce qui peut la ranimer est bon. Je pense que ce qui a rendu l'Europe malade, c'est aussi la domination, d'une part, d'une bureaucratie technocratique aveugle et, d'autre part, la pression d'intérêts économiques énormes, comme pour l'État français. Il faut donc opérer une rénovation de l'Europe. Il faut aussi s'ouvrir sur le monde : cet événement a montré que tous les humains sont embarqués dans la même histoire. J'ajoute que, pendant des siècles, depuis le XVIIIe siècle jusqu'à la période récente, nous avons vécu avec l'idée que la mission de l'humanité était de devenir maîtresse de la nature, que l'homme allait devenir maître de son destin et, même avec le transhumanisme, supprimer la mort et pouvoir circuler dans le cosmos. Je pense que c'est un mythe faux : nous sommes inséparables de la nature vivante dont nous faisons partie. Tout ce que nous faisons pour l'écraser nous écrase nous-même. Il nous faut comprendre qu'il existe ce rapport ombilical et que nous sommes tous, humains, embarqués dans cette mondialisation, c'est-à-dire cette aventure incroyable de l'humanité, dont on ne sait pas où elle va mais dont nous faisons partie. C'est pour cela que je termine mon livre par l'idée d'un humanisme régénéré, ce qui signifie qu'il ne suffit pas de dire qu'il faut respecter tout être humain quel que soit son identité, mais qu'il faut aussi voir que nous avons un destin commun et une aventure commune qui est l'aventure de l'humanité. Il existe un orgueil : je me rappelle dans les années 1960, lorsque les scientifiques disaient qu'on aurait vaincu les bactéries, éliminé les virus, etc. alors qu'aujourd'hui on les voit se reproduire, se communiquer, se transporter et se transmuter. Je fais une petite parenthèse : même si on trouve un vaccin pour ce virus, il faudra le changer tous les ans comme pour la grippe, car il mute beaucoup. Enfin, il faut réfléchir dans tous les domaines. D'abord s'attendre à l'inattendu, c'est une maxime issue de mon expérience vitale, et ensuite réfléchir. Merci beaucoup de votre attention.
J'aime cette phrase que vous avez dite récemment dans un quotidien français : « L'incertitude contient en elle le danger et aussi l'espoir. » Quels enseignements notre majorité doit-elle tirer de cette crise ? La crise sanitaire nous a rappelé notre fragilité. L'intelligence humaine, qui paraissait suffisante pour tout résoudre, a été prise de court : c'est la partie alarmante de cette crise. Elle a révélé notre prétention face aux forces de la nature. Mais la crise a aussi interrogé nos organisations, nous nous sommes révélés solidaires et plus attentionnés envers nos proches, vous l'avez souligné. Nous avons ralenti notre rythme de vie et sans doute, cela nous permis de mieux la mesurer. Face aux grands risques, n'est-il pas nécessaire de privilégier la multiplication des solutions locales plutôt que la recherche d'une réponse globale ? La crise n'a-t-elle pas renforcé l'idée que c'est d'abord dans l'action de proximité que l'on retrouve du sens et des solutions ?
Pouvez-vous préciser votre pensée concernant les institutions de coopération internationale et européenne au moment où le multilatéralisme, sur lequel elles reposent, est fortement battu en brèche par les égoïsmes nationaux et par certains dirigeants ?
Je voudrais revenir sur les leçons que vous nous invitez à tirer de cette crise sanitaire, et que vous évoquez dans votre livre paru récemment, Changeons de voie, les leçons du coronavirus. Vous y abordez deux sujets qui me semblent capitaux, la thématique environnementale et celle de la mondialisation. Concernant l'environnement, vous soulignez le fait qu'il faut protéger la planète et privilégier toute action qui permettrait d'éviter à nouveau l'émergence d'épidémies d'agents infectieux, qui proviennent de l'exacerbation des activités humaines et qui détruisent la biodiversité. Quelles mesures pourrait-on mettre en place pour traiter la question de l'homme et de son environnement ? Quelles mesures pourraient aider à la mise en place d'une économie responsable ou « économie verte » ? Concernant le système international, vous avez mis l'accent sur le fait que la mondialisation comporte des méfaits et exacerbe les inégalités sociales du fait de l'importance des institutions financières et vous appelez à une nouvelle mondialisation. J'aimerais savoir quels sont les principaux obstacles de cette nouvelle mondialisation et quelles en seraient les caractéristiques ?
La première question concerne l'importance du local. J'adhère à ce qui a été dit, parce que je pense qu'effectivement, nous sommes dans une époque où nous vivons la désertification non seulement de nos campagnes, mais aussi du territoire au profit d'une urbanisation effrénée. Je pense qu'il faut se nourrir par le maraîchage local, la nourriture de proximité. Il faut utiliser les ressources locales dans tous les domaines, je pense que c'est extrêmement important. Là aussi, je suis frappé par le bouillonnement associatif en France pour la solidarité, l'écologie, dans tous les domaines, et je trouve que tout ce qui est local est absolument nécessaire.
Cela étant dit, ce qui est nécessaire n'est pas suffisant. Pourquoi ? Parce que, pour qu'il y ait un changement d'orientation ou de cap, il est nécessaire que ce changement soit nourri par les inspirations qui se font au niveau local, mais il faut aussi une pensée et une organisation. Je ne suis pas pour un parti, peut-être que la formule « parti » est un peu trop sclérosée aujourd'hui, je pense qu'un mouvement c'est trop vaste, il y a quelque chose à trouver. Quelque chose qui fonctionne comme une ligue, qui permette aux gens de se retrouver à condition d'avoir une vision et une pensée communes, les deux sont nécessaires. Dans l'histoire, si la démocratie n'avait pas eu la pensée de Montesquieu, de Tocqueville et de tant d'autres, elle ne serait pas née. Si le socialisme n'avait pas eu la pensée de Marx, il n'aurait pas été une idéologie qui, pour le bien comme pour le mal, a duré près d'un siècle. Il faut une pensée cohérente. Alors bien sûr, il y a des lacunes et des erreurs chez Marx, mais il a essayé de penser ce que nous sommes dans le monde, quelle est notre histoire, notre rapport avec la vie, l'économie, le futur… il faut donc créer une autre pensée aujourd'hui. J'ai fait mon petit boulot, il faut multiplier les contributions, mais il faut surtout une contribution commune. Il faut multiplier la vie locale, les décentralisations, l'initiative au niveau des mairies, la démocratie participative au niveau des communes, tout ce qui plaide pour le local. Il faut aussi, cependant, quelque chose à l'échelle nationale et à l'échelle humaine, n'oublions pas la planète dont nous faisons partie.
« Protéger la planète », cela veut aussi dire « protégeons nous nous-mêmes ». Les deux se rejoignent parce que si nous ne protégeons pas la planète, nous serons confrontés à une série de catastrophes. Justement, Nicole le Peih est intervenue sur la question des épidémies, mais ce n'est pas tout. Le réchauffement climatique, par exemple, va créer des mouvements de migration et ces mouvements vont créer des conflits. Nous vivons déjà dans un monde extrêmement conflictuel. Prenez l'exemple de l'eau, il peut y avoir des guerres pour la possession de l'eau qui se fait de plus en plus rare. De fait, les désastres écologiques vont entraîner des désastres humains. Cette histoire de pandémie, même si elle n'est pas directement liée à cette dégradation écologique de la planète, y est liée indirectement comme l'on dit de nombreux scientifiques et biologistes. Le vrai problème est le suivant : quand nous prenons en main la dégradation de la biosphère, nous nous rendons compte que, comme dans un tricot, nous touchons tous les problèmes sociaux et humains. Il faut les lier et non les séparer.
Je pense que le cadre national est un cadre dans lequel il y a beaucoup à faire. Si dans le cadre de l'Europe nous pouvions régénérer et agir, ce serait très bien. Je pense notamment que, pour assurer la relocalisation de nombreuses industries comme l'industrie pharmaceutique par exemple, nous pouvons très bien travailler avec des pays voisins, il faut le penser. Mais, là aussi, n'oublions pas le contexte planétaire. Le premier message du Rapport « Meadows » en 1972 disait que la dégradation globale était liée à une multiplication de dégradations locales : des rivières polluées, des océans devenus de plus en plus toxiques, des villes polluées. Le local et le global communiquent sans arrêt et il faut tous les deux les considérer.
Je suis très frappé du fait que les mouvements écologistes qui existent sur le plan politique n'aient jamais demandé à l'éducation nationale d'inscrire dans le programme la science écologique. La science écologique, ce n'est pas la politique écologique. C'est très important parce que c'est une science qui montre comment les écosystèmes se forment à travers les interactions entre les différentes espèces vivantes, animales, végétales, en fonction du climat, de la géologie et comment donc tout est lié et tout s'organise. Il faut comprendre la nature à la fois avec Darwin et Kropotkine, Darwin insistant sur la compétition et Kropotkine sur la coopération. Je reviens à ce que disait le vieux philosophe Héraclite, qui vivait six siècles avant notre ère. Il disait : « Concorde et discorde sont père et mère de toute chose », nous ne pouvons pas échapper à la compétition, à la discorde, à la mort, mais nous pouvons lutter contre cela par la coopération, par la concorde, par l'union. Cette science écologique est donc très importante et devrait faire partie de nos programmes.
Sur le plan international, prenez l'Organisation des Nations unies (ONU). C'est un désastre. Le blocage au Conseil de sécurité empêche toute chose, est arrivé aujourd'hui à un point extrêmement négatif. Prenez l'exemple de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), elle subit des influences d'une grande puissance, notamment de la Chine semble-t-il. Je suis personnellement favorable à tous les organismes internationaux dans lesquels il y aurait des personnalités intègres. Les organismes internationaux ne sont pas encore à la mesure des grands défis qui se posent. Avec quelques amis, nous avons pensé à ce que se constitue un « conseil des consciences ». Il y aurait par exemple ce pape François qui a une vision du monde tout à fait juste, il y aurait des religieux, des laïcs, des philosophes européens, asiatiques, africains. Des gens qui pensent au destin de l'humanité, pour lesquels c'est une question importante. Même s'ils ne sont pas d'accord, il faut que l'on crée de nouveaux organismes internationaux qui soient capables d'assumer le destin de la planète. Même s'ils n'en ont pas le pouvoir, ils essaieront d'avoir un peu plus d'influence.
Monsieur Edgar Morin, pour des gens comme moi qui étaient étudiants en 1968, vous êtes une référence, nous vous suivons depuis des années et vous félicitons pour vos analyses et votre jeunesse d'esprit. Je ne sais plus qui a dit « Il faut longtemps pour devenir jeune », vous en êtes une illustration. Vous êtes connus pour vos formules qui résument bien les choses, parfois il vaut mieux un bon dessin qu'un long discours. Je me souviens qu'à la fin de 1968, vous aviez eu cette formule qui m'avait marquée : « La vacance des grandes valeurs fait la valeur des grandes vacances », alors que tout le monde partait pour les plages après la fin de mai 68 et le mois de juin. Est-ce qu'aujourd'hui, vous pourriez résumer la crise que nous venons de connaître et les défis qui nous sont lancés par une formule aussi lapidaire et aussi juste ?
Vous avez déclaré que nous vivions une crise multidimensionnelle et vous avez ajouté qu'il y avait aussi une crise régressive de la démocratie. Aujourd'hui, nous sommes dans une situation où l'insécurité, quelle qu'elle soit – publique ou sanitaire –, amène nos citoyens à en appeler à toujours plus de sécurité. Les gouvernements se sont saisis de cette réalité pour parfois inscrire dans le droit commun des mesures qui étaient hier réservées à des situations d'urgence, alors même que, selon moi, rien ne le justifiait. Comment justifiez-vous que nous arrivions à ce paradoxe selon lequel les Français, au nom de cette exigence de sécurité et de protection, acceptent consciemment, ou non, de renoncer à un certain nombre de leurs libertés. Alors même que notre peuple se veut le chantre de ces libertés et qu'il manifeste rapidement pour leur défense. D'un côté, il défend les libertés et, de l'autre, il accepte de les voir se réduire au nom d'une protection qui dépasserait leur simple situation individuelle.
Ma question n'est pas directement liée à la crise du coronavirus mais porte sur une actualité qui, hélas, se prolonge depuis des décennies et sur laquelle vous vous êtes exprimé avec force et sans ambiguïté à plusieurs reprises dans le passé. Elle porte sur le conflit israélo-palestinien qui s'apprête à connaître une prochaine séquence lors de la mise en place du nouveau gouvernement israélien, avec la possible mise en œuvre du projet d'annexion de nouveaux territoires palestiniens. Cette perspective a donné lieu, ces dernières semaines, à de nombreuses prises de positions, considérant qu'il y avait là un risque majeur pour une solution de paix dans cette région et que ce projet contraire au droit international conduirait à l'évidence à une nouvelle escalade de violences et d'incompréhensions, inspirées par ce sentiment d'injustice et d'humiliation vécu si fortement par le peuple palestinien.
Quelles initiatives de la France, de l'Europe et de la communauté internationale pensez-vous qu'il convienne de porter pour s'opposer à ce projet d'annexion avec quelque chance qu'elles aboutissent à une sensibilisation générale susceptible de faire revenir le gouvernement israélien sur ces dispositions à la fois illégales et dangereuses ? Il me semble sur ce sujet, comme sur beaucoup d'autres, que la responsabilité et la solidarité doivent nous inspirer si nous voulons être dignes de cet humanisme régénéré, auquel vous avez bien fait de nous appeler dans vos propos.
Concernant la formule, je n'en ai pas mais je peux répéter deux formules que j'ai déjà formulées par le passé. La première est « Attends-toi à l'inattendu », cela reste valable, et la deuxième est « Le pire n'est pas sûr ». Je peux dire simplement que nous vivons une aventure incertaine et aléatoire, il faut accepter de vivre cette aventure en prenant le parti de tout ce qui nous unit et de tout ce qui peut nous faire fraterniser.
Une question m'a été posée sur la sécurité. Sommes-nous prêts à sacrifier notre liberté pour de la sécurité, à l'égard du moins d'un fléau comme le virus ? Personnellement, je pense que les mesures comme le confinement n'ont de sens que si elles sont provisoires, il se peut très bien qu'il y ait une nouvelle poussée de confinement comme c'est le cas en Allemagne, mais je ne crois pas que cela puisse durer. Il est aussi possible que nous prenions l'habitude des mesures d'urgence dans des cas plus divers. Ce qui m'inquiète, ce ne sont pas les mesures sur le moment qui ont été prises et qui sont provisoires, c'est la marche de l'histoire. Nous assistons à une régression de plus en plus grande des démocraties dans le monde, y compris en Europe. On peut citer la Russie, la Turquie, la Hongrie… Ce qui nous menace, c'est donc beaucoup plus un processus dont nous risquons de faire partie d'une façon ou d'une autre, plutôt que telle ou telle mesure. Pour moi, le confinement, ce n'est pas le camp de concentration, et quand sous l'Occupation, on nous disait d'aller aux abris, nous ne le voyions pas de cette manière. Il est vrai que le problème d'une apparente sécurité serait de supprimer les libertés, là c'est un problème de conscience citoyenne qu'il faut ici aussi régénérer.
Je suis depuis très longtemps préoccupé par cette tragédie israélo-palestinienne, parce que, bien entendu, si je suis très sensible au fait que les Palestiniens soient occupés, vaincus et dominés, je sais aussi qu'il y a le souvenir des persécutions séculaires qu'ont subies les Juifs dans l'Histoire. Je sais très bien que cette sorte d'implantation artificielle dans un monde arabo-islamique énorme peut porter des grands dangers dans le futur, mais je pense que ce n'est pas une perspective de force permanente qui va résoudre ce problème. Aujourd'hui, le peuple palestinien est en train de vivre une tragédie du fait de la domination israélienne, mais les Juifs ont aussi subi des tragédies et risquent aussi d'en subir.
Concernant la situation actuelle, ce n'est pas la première fois qu'Israël enfreint les accords internationaux et les décisions de l'ONU. Cependant, ce qui s'est créé là-bas est un pouvoir qui correspond de plus en plus à ce qu'est l'extrême-droite ici. Avec, de plus en plus, une dissolution de tout le parti de la paix israélien, pour de nombreuses raisons historiques qui se comprennent, mais qui rendent la chose difficile. D'autre part, les Palestiniens avaient jusqu'à présent le soutien, au moins verbal, des pays arabes, mais à l'heure actuelle nous voyons que l'Arabie saoudite, par haine de l'Iran et des chiites, préfère s'accorder avec les États-Unis et Israël. Nous voyons aussi que l'Égypte a beaucoup plus peur du Hamas que d'Israël.
Le peuple palestinien est donc complétement isolé. Je me souviens qu'en France, lorsqu'il y avait une atteinte à leurs droits, il y avait de grandes manifestations. Il n'y a aujourd'hui plus personne. Ce constat fait, je reste toujours solidaire avec les vaincus, cela fait partie de ma propre éthique. Plus ils seront vaincus, plus je serai avec eux. Bien entendu, je ne souhaite pas qu'ils soient de plus en plus vaincus, mais c'est la tendance de la conjoncture internationale. Vous avez raison de dire qu'il faut demander aux pays européens et aux nations d'intervenir, mais je sais d'avance que cette intervention sera d'une mollesse extrême. Il faut maintenir, au moins mentalement, le refus de cette situation, mais quand je vois des textes de protestation qui trouvent cela intolérable, je me dis « Mon dieu, on tolère sans arrêt l'intolérable, on passe notre temps à tolérer l'intolérable », cela n'a plus de sens.
Maintenons notre solidarité par tous les moyens possibles avec ce malheureux peuple, qui est le dernier peuple colonisé dans le monde après une décolonisation générale, et qui subit un sort que l'on ne peut même pas nommer. Parce que si on utilise le terme d' apartheid, on dira « vous êtes antisémite ». Je le dis d'autant plus que, vous savez, je suis d'origine juive, donc je peux très bien le dire. On ne peut pas même pas dire apartheid, il ne faut pas. On ne peut pas non plus dire colonisation pour parler des colonies. Même le vocabulaire est un vocabulaire qui est mal pavé, sur lequel on ne peut pas jouer, on ne peut même pas dire les mots qui sont les bons. Vous savez, quand on était résistant au départ, il n'y avait pas beaucoup d'espoir, puis l'espoir est venu, voyons un peu ce qu'il va se passer en maintenant cette conscience.
J'aime beaucoup vos formules, et vous disiez en 2011 ou en 2012 que « la mondialisation est propulsée par trois moteurs : la science, la technique et l'économie, et il n'y a pas de pilote », j'ai toujours trouvé cette phrase très intéressante. Ce qui me marque, et je ne sais pas si vous pensez que c'est toujours le cas, c'est que vous ne mettez nulle part la politique dans le processus de mondialisation. Je sais qu'il est parfois dit que la mondialisation est un processus en dehors de toute action politique, mais force est de constater que ce n'est pas toujours le cas. On le voit bien d'ailleurs avec Donald Trump et avec un certain nombre d'autres dirigeants populistes, c'est aussi la politique et notamment la politique populiste qui change un peu le cours de la mondialisation, ou en tout cas qui a un impact sur les accords commerciaux, l'accord de Paris, etc. Est-ce que vous revoyez un peu cette sentence ? Est-ce que pour vous dans la mondialisation il n'y a pas de moteur, ou même de pot d'échappement ou de phare, lié à la politique ?
. Monsieur Morin, ou monsieur Nahoum devrais-je dire, je suis désolé mais je serai un peu moins dithyrambique que mes collègues. Bruno Joncour a mis les pieds dans le plat, je vais continuer. Vous revendiquez, depuis des années, être un ennemi juré du sionisme. Vous n'hésitez pas, pour servir cette cause – qui est selon moi une cause douteuse – à utiliser de multiples sophismes. Vous avez prétendu ainsi que l'existence de l'État d'Israël découlerait de la culpabilité de l'Occident après la Shoah, ce qui est une honteuse contre-vérité. Une autre contre-vérité : vous avez soutenu qu'en revenant en Terre sainte, les Juifs se rendaient coupables d'ingratitudes à l'égard des musulmans, qui les auraient toujours protégés. Inutile d'être un grand historien comme vous pour savoir qu'il y a eu des périodes de coexistence heureuse, c'est vrai, mais telle ne fut pas la règle. Israël n'est en aucune manière la cause première d'un antisémitisme arabo-musulman pluriséculaire. On a évidemment le droit de critiquer Israël, comme n'importe quel État, mais pour un intellectuel de votre trempe, un tel enchaînement d'idées fausses ne peut-être, pour moi en tous cas, que le fruit d'une malveillance viscérale à l'égard d'Israël et du peuple juif, une sorte de rejet de soi. Vous avez écrit : « Je romps avec le peuple élu mais je demeure dans le peuple maudit ». Je trouve cela très ingrat.
En somme, Edgar Morin, pour vous les juifs ne sont tolérables qu'à condition de se renier eux-mêmes. Persécutés, ils sont très sympathiques. Dès lors qu'ils s'assument et qu'ils s'organisent à l'instar des Israéliens, ils deviennent haïssables. Vous êtes allé jusqu'à dénoncer « un cancer israélo-palestinien ». Est-ce que c'est vraiment une formule digne d'un intellectuel qui dit servir la cause du progrès ou la cause de la paix ? Vous avez parlé avec la phraséologie nazie quand vous parlez de peuple juif, peuple élu qui agit comme la race suprême. Ça c'est la phraséologie nazie, excusez-moi monsieur Edgar Morin. Entre parenthèses, les nazis ont été vaincus. Est-ce que vous avez soutenu les nazis ? J'imagine que non. Est-ce que vous pensez que c'est le rôle d'un intellectuel plutôt que d'éclairer, de pacifier, de nuancer le débat et non de de diviser et d'inciter à la haine ?
Je veux simplement dire à Meyer Habib qu'il y a des propos qui ne doivent pas être tenus entre nous. Ces propos ne font pas avancer l'histoire. Ils la font régresser. Je pense que, dans notre commission, nous devons toujours parler de cette question – qui est évidemment une question importante – toujours en responsabilité et avec le ton et les termes appropriés. Vraiment, je vous le redis.
Comme tous mes collègues, je suis choqué par ce que je viens d'entendre. Nous allons laisser le grand Edgar Morin répondre à cela. Vous êtes, pour moi comme beaucoup, une inspiration. Je vais aller à l'essentiel pour vous laisser répondre.
Dans votre livre La voie en 2011, vous avanciez qu'il faut lier l'idée de développement à l'idée d'enveloppement. Concrètement, pour le développement, c'est un peu tout ce qu'apporte le monde occidental : les éléments positifs, comme la démocratie ou la place des femmes, mais également les aspects négatifs comme la destruction des solidarités traditionnelles, le développement des égoïsmes ou encore la domination des idées de profits. Dans ce mariage que vous voulez faire entre le monde occidental, le monde oriental et les civilisations africaines, vous parlez de « nouvelle politique d'intégration ». Je voudrais vous entendre sur cette impasse que nous rencontrons aujourd'hui dans notre société française. Nous le voyons, tout s'exacerbe. Il y a un conflit permanent et une sorte d'impasse sociétale qui mélange histoire, ethnie et culture. Je voulais vous entendre sur ce sujet.
Je voudrais vous entendre parler de l'intrusion de plus en plus forte du fait religieux dans nos sociétés. Je voudrais savoir si vous pensez que c'est lié à un besoin de spiritualité chez l'homme ou si vous pensez que c'est une réaction à des mouvements de radicalisation de certaines religions, ou encore si vous pensez que c'est une manipulation humaine que certains peuvent utiliser pour obtenir le pouvoir. Peut-être est-ce un ensemble de tout cela, mais j'aimerais entendre votre analyse. Même en France, dans un pays laïque, on ne peut que constater que le fait religieux est de plus en plus présent.
La crise de covid-19 n'a pas laissé d'autres choix que de fermer les frontières entre États afin de limiter la circulation des personnes. Si certains y voyaient une sorte d'entrave à notre liberté de circulation, pour d'autres il s'agissait d'une opportunité. Cette crise nous a également montré à quel point nous étions interdépendants et que, seuls, nous ne pouvions pas y arriver. J'aimerais avoir votre analyse sur la question de savoir comment lutter contre le repli nationaliste, que l'on voit monter dans le monde, notamment en Europe de l'Est ou en Amérique du Sud.
Je voudrais dire que ce qui nous gêne dans cette conversation, à part effectivement les interventions tout à fait déplacées d'un de nos collègues qui ne sont pas représentatives de notre Assemblée, c'est que nous sommes d'accord en profondeur avec ce qu'exprime Edgar Morin. Nous sentons bien les choses comme lui, en termes de valeurs, de besoins de local ou de frustrations par rapport au monde tel qu'il est. Cependant, on a énormément de mal, lorsque l'on est un décideur public, à savoir ce qu'il faut faire. Nous sommes dans un monde qui est caractérisé par une fragmentation considérable de l'esprit coopératif. Nos sociétés sont divisées. La montée de la violence et de l'irrespect est partout. Je voudrais poser une simple question très brève : par quoi faut-il commencer pour lutter contre cela ?
Pour Didier Quentin, c'est Pablo Picasso qui a dit « On met longtemps à devenir jeune ». Monsieur Morin, il y a dix ans nous déjeunions ensemble à Lyon lors des « Dialogues en humanités » auxquels vous étiez très fidèle. Vous étiez déjà devenu jeune et vous l'êtes resté. Vous avez dressé des pistes pour l'avenir, à la fois pour la France et pour l'Europe mais également pour le monde et le multilatéralisme. Je voulais vous poser une question : êtes-vous optimiste pour l'avenir ? Vous avez cité Jacques Attali et son « économie de la vie ». Il va falloir transformer nos modes de production et prioriser nos investissements sur cette économie de la vie, c'est-à-dire sur l'éducation, la santé, l'agriculture plutôt que sur des secteurs qui sont pourtant fournisseurs de beaucoup d'emplois. Cela implique beaucoup de courage politique et de transition. Est-ce que l'on en a les moyens ? Êtes-vous optimiste sur ce changement de paradigme ?
Tout d'abord, je voudrais répondre à la question qui m'a le plus affecté et qui est un tissu d'erreurs, pour ne pas dire de contre-vérités ou de calomnies. Premièrement, je n'ai jamais contesté l'existence de l'État d'Israël. Que l'on me cite une ligne de moi. Deuxièmement, sur le sionisme, je ne suis pas antisioniste mais je ne suis pas sioniste non plus. C'est quand Israël est devenu dominateur que j'ai eu de la commisération, comme du reste faisaient la plupart des Juifs pendant des siècles pour les noirs, pour les dominés et pour les colonisés. Je ne suis pas un islamo-gauchiste. Je sais que ces prises de position provoquent toute une série d'assertions calomnieuses, que j'ai souvent faites rectifier dans des journaux. Le cancer, c'est cette guerre entre deux peuples qui veulent le même territoire. C'est cela le cancer. J'ai aussi dit que les descendants des Juifs, qui ont été persécutés pendant des siècles, persécutaient les Palestiniens. Cela me semble évident. En tout cas, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Ne lisez pas ce que je n'ai pas écrit. Des gens responsables de ces organismes communautaires prétendent que je veux détruire Israël. C'est un pur mensonge. Je soutiens la cause de la liberté des Palestiniens. Je vous en prie. Citez-moi. J'ai subi beaucoup de calomnies dans ma vie. Chaque fois que je prenais une position juste et humaine, j'étais traité de salaud. À propos de la haine de soi, j'ai écrit un livre sur mon père et sur ma famille. Je n'ai pas honte de mes ascendants, mais je dis que je ne fais pas partie du peuple élu. C'est mon droit de le dire. Spinoza a été excommunié par la synagogue. Je suis spinoziste. Depuis des années, les mêmes calomnies reviennent, c'est un peu dur !
Je reviens à ma formule qui dit qu'il faut lier développement et enveloppement. Je veux dire que si l'on apporte le développement, c'est-à-dire l'occidentalisation, la technique, la science, dans les pays, on importe aussi un individualisme et une destruction des solidarités. Il a des côtés positifs. Par exemple, dans des sociétés dans lesquelles les jeunes devaient se marier par obligation et ne devaient pas choisir leur métier, l'occidentalisation apporte une liberté et des autonomies. Je ne dis pas que tout est négatif, mais je dis qu'il faut sauvegarder les communautés. L'individu ne peut s'épanouir qu'au sein d'une communauté fraternelle, familiale et amicale. L'enveloppement me semble donc nécessaire parce que la vision que l'on a du développement est purement techno-économique. D'ailleurs, j'ai vu qu'au Maroc, ils cherchent une formule qu'ils appellent « le développement humain ». On ajoute le mot « humain ».
J'avais dit que la mondialisation était animée par trois moteurs, – la science, la technique et l'économie – et qu'il n'y avait pas de pilote. Alors, vous me dites : « Mais non, il y a un politique ». Oui, incontestablement mais cette politique c'est la politique dite du « libéralisme économique » c'est-à-dire la domination de l'économie sur la politique et pas de n'importe quelle économie. Il s'agit de l'économie qui pense que les profits et la concurrence sont les solutions de tous les problèmes. C'est cette mondialisation qu'il faut effectivement améliorer. Si vous voulez, il y a une nouvelle politique à développer au niveau de la nation, au niveau de l'Europe et au niveau de la planète. Cela me semble absolument certain.
Concernant les relations entre les différentes cultures, Léopold Sédar Senghor rêvait d'un monde où chaque culture donnerait ce qu'elle a de meilleur et recevrait ce que l'autre a de meilleur. C'est un souhait, c'est mon souhait. Je sais qu'il est très difficile à réaliser, mais il faut aller dans ce sens.
À ce propos, quand on m'a posé la question de savoir si je suis optimiste ou pessimiste, je ne suis ni l'un ni l'autre. Je suis vigilant et je suis volontariste. L'avenir, je ne peux pas le prédire. Il y a ce que l'on appelle le probable. Qu'est-ce que le probable ? C'est lorsque l'on est dans un lieu donné avec les meilleures informations et que l'on voit les courants qui arrivent du passé, qui traversent le présent et qui vont vers l'avenir. Voilà ce qu'est le probable. En général, le probable s'est rarement réalisé dans l'histoire. La Première guerre mondiale était totalement improbable, la chute de l'Union soviétique était improbable, les attentats du 11 septembre étaient improbables, le virus était improbable. Il ne faut donc pas penser au probable. Il faut penser que l'improbable peut arriver. Je me fie au fait que, dans mon existence – en hiver 1941 – lorsque Moscou a résisté et que, le lendemain, les États-Unis entraient en guerre, j'ai vu que le probable qui était la domination durable de l'Allemagne nazie sur l'Europe devenait de moins en moins probable. L'improbable qui était notre libération commençait à être probable. Je refuse les idées d'optimisme ou de pessimisme. Je pense que l'avenir est ouvert. Il peut se fermer, nous pouvons passer par des époques terribles, nous pouvons aller vers une barbarie planétaire. Je ne l'exclus pas. Dans un monde explosif, il suffit qu'un fou – comme cela s'est passé à Sarajevo en 1914, ou lorsqu'Hitler revendiquait Dantzig – déclenche l'explosion générale. Nous vivons dans un monde dangereux et aléatoire. Mon idée fondamentale est que nous sommes dans une aventure qui nous dépasse, et qu'il faut essayer de modifier. Le grand problème est de savoir comment nous pouvons transformer la transformation que nous subissons tous les jours.
La question sur le fait religieux est une question très importante. L'Europe a vécu dans cette foi – que Condorcet avait posée – que l'Histoire allait toujours vers le meilleur : les progrès de la raison, de l'humanisme, de la démocratie. Nos grands-pères instituteurs du début du XXe siècle avaient cette foi. La foi dans le progrès d'un avenir meilleur est restée jusqu'en 1960, puisque l'Ouest produisait la meilleure société avec les Trente Glorieuses et que l'Est disait que le paradis soviétique viendrait. Le futur merveilleux s'est effondré. Le futur est devenu incertain et angoissant. Le XXe siècle a produit deux religions, une céleste et une terrestre. Le communisme a été une religion de salut terrestre qui promettait le paradis sur terre et pas au ciel. C'était sa faiblesse, car nous avons pu vérifier que cela n'était pas le cas, alors qu'au ciel nous sommes tranquilles puisqu'nous ne pouvons pas vérifier. Le nationalisme hystérique du nazisme a été aussi une religion. Le grand historien Arnold Toynbee a dit que la nation crée son culte et sa religion. Dans la nation, nous avons le culte de la nation sans que cela soit un culte fanatique. Le culte fanatique c'est le nationalisme fermé, le culte ouvert c'est l'amour de la patrie. Nous avons vu, avec l'Europe, la diminution de ce sentiment de lien avec la patrie, car ce sentiment se fortifie lorsqu'il y a un ennemi. Cela entraîne la chute des relations terrestres et le retour des religions célestes, pas tellement en Europe mais plutôt dans des pays qui ont subi beaucoup d'avanies. Le monde arabe est un monde dans lequel la démocratie n'a pas pu s'enraciner, un monde dans lequel l'économie n'a pas pu se développer et ou le socialisme n'a pas pu se réaliser. C'est un monde où il y a eu l'échec de toutes les tentatives que nous avons connu. Qu'est ce qui est arrivé ? Le retour du religieux. Chez beaucoup de gens, ce retour est très paisible et chez une minorité, vous avez les fanatiques. Une minorité de cette minorité sont plus que des fanatiques puisqu'ils deviennent des assassins. Plus la vie sur terre est inquiétante et religieuse, plus on sera angoissé. Marx disait que la religion est le soupir de la créature malheureuse.
Il y a le virus du nationalisme. Il faut opposer le nationalisme au patriotisme, ce que faisait très bien Jaurès. Il disait que le patriotisme est compatible avec l'Internationale. Aujourd'hui il n'y a plus d'Internationale mais, par contre, il y a une communauté de destins planétaires des humains et nous ne devons pas écarter cela de notre monde et de la politique.
Merci beaucoup cher Edgar Morin. Je veux revenir d'un mot sur ce qui s'est passé. J'en suis désolée. Les mots qui ont été utilisés n'auraient pas dû l'être. Dieu sait si je souhaite la paix et la sécurité pour Israël et pour les Palestiniens, mais la seule façon de ne pas y arriver c'est de se comporter de cette façon-là. Ceci est de nature à faire régresser la paix. Je crois que les Israéliens et les Palestiniens en ont vraiment besoin. Je regrette profondément ce qui a été dit. Je vous le dis au nom de notre commission toute entière.
Je suis attachée à la paix et à la sécurité d'Israël comme à celle des Territoires palestiniens.
Je voulais ajouter cela à ce que j'ai dit tout à l'heure. Je voulais vraiment remercier M. Edgar Morin.
Madame la Présidente, est-ce que je peux dire un mot s'il vous plaît ? Cela ne peut pas être à charge. J'ai écouté attentivement tout le monde.
Le débat est terminé, sauf si vous avez des excuses à faire. Cela, je le comprendrais très bien. Je veux remercier Edgar Morin d'être venu, pour sa liberté d'esprit et pour sa sagesse. Nous voyons bien à quel point nous avons besoin de cette sagesse. Je veux le remercier, car nous voyons qu'il a aussi en lui un optimisme pour l'humanité que je trouve extrêmement précieux, que nous vivons et que vivent tous nos concitoyens sur la planète. Pour cela je vous remercie. Je vous passe la parole pour le mot de la fin.
C'est moi-même qui vous remercie. J'ai eu l'occasion de m'exprimer. Je suis très content d'avoir pu répondre à vos questions. Il faut continuer le temps du débat.
La séance est levée à 17 heures.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Hervé Berville, M. Jean-Louis Bourlanges, M. Jean-Michel Clément, M. Alain David, Mme Frédérique Dumas, M. M'jid El Guerrab, M. Michel Fanget, Mme Olga Givernet, M. Meyer Habib, M. Alexandre Holroyd, M. Bruno Joncour, M. Hubert Julien-Laferrière, M. Rodrigue Kokouendo, Mme Marion Lenne, Mme Nicole Le Peih, Mme Brigitte Liso, M. Jacques Maire, M. Denis Masséglia, Mme Bérengère Poletti, M. Didier Quentin, Mme Marielle de Sarnez, Mme Liliana Tanguy, Mme Valérie Thomas
Excusés. – M. Éric Girardin, M. Frédéric Petit, Mme Isabelle Rauch, M. Jean-Luc Reitzer
Assistait également à la réunion. – M. Brahim Hammouche