Intervention de Edgar Morin

Réunion du mercredi 24 juin 2020 à 15h00
Commission des affaires étrangères

Edgar Morin :

Tout d'abord, je voudrais répondre à la question qui m'a le plus affecté et qui est un tissu d'erreurs, pour ne pas dire de contre-vérités ou de calomnies. Premièrement, je n'ai jamais contesté l'existence de l'État d'Israël. Que l'on me cite une ligne de moi. Deuxièmement, sur le sionisme, je ne suis pas antisioniste mais je ne suis pas sioniste non plus. C'est quand Israël est devenu dominateur que j'ai eu de la commisération, comme du reste faisaient la plupart des Juifs pendant des siècles pour les noirs, pour les dominés et pour les colonisés. Je ne suis pas un islamo-gauchiste. Je sais que ces prises de position provoquent toute une série d'assertions calomnieuses, que j'ai souvent faites rectifier dans des journaux. Le cancer, c'est cette guerre entre deux peuples qui veulent le même territoire. C'est cela le cancer. J'ai aussi dit que les descendants des Juifs, qui ont été persécutés pendant des siècles, persécutaient les Palestiniens. Cela me semble évident. En tout cas, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Ne lisez pas ce que je n'ai pas écrit. Des gens responsables de ces organismes communautaires prétendent que je veux détruire Israël. C'est un pur mensonge. Je soutiens la cause de la liberté des Palestiniens. Je vous en prie. Citez-moi. J'ai subi beaucoup de calomnies dans ma vie. Chaque fois que je prenais une position juste et humaine, j'étais traité de salaud. À propos de la haine de soi, j'ai écrit un livre sur mon père et sur ma famille. Je n'ai pas honte de mes ascendants, mais je dis que je ne fais pas partie du peuple élu. C'est mon droit de le dire. Spinoza a été excommunié par la synagogue. Je suis spinoziste. Depuis des années, les mêmes calomnies reviennent, c'est un peu dur !

Je reviens à ma formule qui dit qu'il faut lier développement et enveloppement. Je veux dire que si l'on apporte le développement, c'est-à-dire l'occidentalisation, la technique, la science, dans les pays, on importe aussi un individualisme et une destruction des solidarités. Il a des côtés positifs. Par exemple, dans des sociétés dans lesquelles les jeunes devaient se marier par obligation et ne devaient pas choisir leur métier, l'occidentalisation apporte une liberté et des autonomies. Je ne dis pas que tout est négatif, mais je dis qu'il faut sauvegarder les communautés. L'individu ne peut s'épanouir qu'au sein d'une communauté fraternelle, familiale et amicale. L'enveloppement me semble donc nécessaire parce que la vision que l'on a du développement est purement techno-économique. D'ailleurs, j'ai vu qu'au Maroc, ils cherchent une formule qu'ils appellent « le développement humain ». On ajoute le mot « humain ».

J'avais dit que la mondialisation était animée par trois moteurs, – la science, la technique et l'économie – et qu'il n'y avait pas de pilote. Alors, vous me dites : « Mais non, il y a un politique ». Oui, incontestablement mais cette politique c'est la politique dite du « libéralisme économique » c'est-à-dire la domination de l'économie sur la politique et pas de n'importe quelle économie. Il s'agit de l'économie qui pense que les profits et la concurrence sont les solutions de tous les problèmes. C'est cette mondialisation qu'il faut effectivement améliorer. Si vous voulez, il y a une nouvelle politique à développer au niveau de la nation, au niveau de l'Europe et au niveau de la planète. Cela me semble absolument certain.

Concernant les relations entre les différentes cultures, Léopold Sédar Senghor rêvait d'un monde où chaque culture donnerait ce qu'elle a de meilleur et recevrait ce que l'autre a de meilleur. C'est un souhait, c'est mon souhait. Je sais qu'il est très difficile à réaliser, mais il faut aller dans ce sens.

À ce propos, quand on m'a posé la question de savoir si je suis optimiste ou pessimiste, je ne suis ni l'un ni l'autre. Je suis vigilant et je suis volontariste. L'avenir, je ne peux pas le prédire. Il y a ce que l'on appelle le probable. Qu'est-ce que le probable ? C'est lorsque l'on est dans un lieu donné avec les meilleures informations et que l'on voit les courants qui arrivent du passé, qui traversent le présent et qui vont vers l'avenir. Voilà ce qu'est le probable. En général, le probable s'est rarement réalisé dans l'histoire. La Première guerre mondiale était totalement improbable, la chute de l'Union soviétique était improbable, les attentats du 11 septembre étaient improbables, le virus était improbable. Il ne faut donc pas penser au probable. Il faut penser que l'improbable peut arriver. Je me fie au fait que, dans mon existence – en hiver 1941 – lorsque Moscou a résisté et que, le lendemain, les États-Unis entraient en guerre, j'ai vu que le probable qui était la domination durable de l'Allemagne nazie sur l'Europe devenait de moins en moins probable. L'improbable qui était notre libération commençait à être probable. Je refuse les idées d'optimisme ou de pessimisme. Je pense que l'avenir est ouvert. Il peut se fermer, nous pouvons passer par des époques terribles, nous pouvons aller vers une barbarie planétaire. Je ne l'exclus pas. Dans un monde explosif, il suffit qu'un fou – comme cela s'est passé à Sarajevo en 1914, ou lorsqu'Hitler revendiquait Dantzig – déclenche l'explosion générale. Nous vivons dans un monde dangereux et aléatoire. Mon idée fondamentale est que nous sommes dans une aventure qui nous dépasse, et qu'il faut essayer de modifier. Le grand problème est de savoir comment nous pouvons transformer la transformation que nous subissons tous les jours.

La question sur le fait religieux est une question très importante. L'Europe a vécu dans cette foi – que Condorcet avait posée – que l'Histoire allait toujours vers le meilleur : les progrès de la raison, de l'humanisme, de la démocratie. Nos grands-pères instituteurs du début du XXe siècle avaient cette foi. La foi dans le progrès d'un avenir meilleur est restée jusqu'en 1960, puisque l'Ouest produisait la meilleure société avec les Trente Glorieuses et que l'Est disait que le paradis soviétique viendrait. Le futur merveilleux s'est effondré. Le futur est devenu incertain et angoissant. Le XXe siècle a produit deux religions, une céleste et une terrestre. Le communisme a été une religion de salut terrestre qui promettait le paradis sur terre et pas au ciel. C'était sa faiblesse, car nous avons pu vérifier que cela n'était pas le cas, alors qu'au ciel nous sommes tranquilles puisqu'nous ne pouvons pas vérifier. Le nationalisme hystérique du nazisme a été aussi une religion. Le grand historien Arnold Toynbee a dit que la nation crée son culte et sa religion. Dans la nation, nous avons le culte de la nation sans que cela soit un culte fanatique. Le culte fanatique c'est le nationalisme fermé, le culte ouvert c'est l'amour de la patrie. Nous avons vu, avec l'Europe, la diminution de ce sentiment de lien avec la patrie, car ce sentiment se fortifie lorsqu'il y a un ennemi. Cela entraîne la chute des relations terrestres et le retour des religions célestes, pas tellement en Europe mais plutôt dans des pays qui ont subi beaucoup d'avanies. Le monde arabe est un monde dans lequel la démocratie n'a pas pu s'enraciner, un monde dans lequel l'économie n'a pas pu se développer et ou le socialisme n'a pas pu se réaliser. C'est un monde où il y a eu l'échec de toutes les tentatives que nous avons connu. Qu'est ce qui est arrivé ? Le retour du religieux. Chez beaucoup de gens, ce retour est très paisible et chez une minorité, vous avez les fanatiques. Une minorité de cette minorité sont plus que des fanatiques puisqu'ils deviennent des assassins. Plus la vie sur terre est inquiétante et religieuse, plus on sera angoissé. Marx disait que la religion est le soupir de la créature malheureuse.

Il y a le virus du nationalisme. Il faut opposer le nationalisme au patriotisme, ce que faisait très bien Jaurès. Il disait que le patriotisme est compatible avec l'Internationale. Aujourd'hui il n'y a plus d'Internationale mais, par contre, il y a une communauté de destins planétaires des humains et nous ne devons pas écarter cela de notre monde et de la politique.

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