Intervention de Edgar Morin

Réunion du mercredi 24 juin 2020 à 15h00
Commission des affaires étrangères

Edgar Morin :

Concernant la formule, je n'en ai pas mais je peux répéter deux formules que j'ai déjà formulées par le passé. La première est « Attends-toi à l'inattendu », cela reste valable, et la deuxième est « Le pire n'est pas sûr ». Je peux dire simplement que nous vivons une aventure incertaine et aléatoire, il faut accepter de vivre cette aventure en prenant le parti de tout ce qui nous unit et de tout ce qui peut nous faire fraterniser.

Une question m'a été posée sur la sécurité. Sommes-nous prêts à sacrifier notre liberté pour de la sécurité, à l'égard du moins d'un fléau comme le virus ? Personnellement, je pense que les mesures comme le confinement n'ont de sens que si elles sont provisoires, il se peut très bien qu'il y ait une nouvelle poussée de confinement comme c'est le cas en Allemagne, mais je ne crois pas que cela puisse durer. Il est aussi possible que nous prenions l'habitude des mesures d'urgence dans des cas plus divers. Ce qui m'inquiète, ce ne sont pas les mesures sur le moment qui ont été prises et qui sont provisoires, c'est la marche de l'histoire. Nous assistons à une régression de plus en plus grande des démocraties dans le monde, y compris en Europe. On peut citer la Russie, la Turquie, la Hongrie… Ce qui nous menace, c'est donc beaucoup plus un processus dont nous risquons de faire partie d'une façon ou d'une autre, plutôt que telle ou telle mesure. Pour moi, le confinement, ce n'est pas le camp de concentration, et quand sous l'Occupation, on nous disait d'aller aux abris, nous ne le voyions pas de cette manière. Il est vrai que le problème d'une apparente sécurité serait de supprimer les libertés, là c'est un problème de conscience citoyenne qu'il faut ici aussi régénérer.

Je suis depuis très longtemps préoccupé par cette tragédie israélo-palestinienne, parce que, bien entendu, si je suis très sensible au fait que les Palestiniens soient occupés, vaincus et dominés, je sais aussi qu'il y a le souvenir des persécutions séculaires qu'ont subies les Juifs dans l'Histoire. Je sais très bien que cette sorte d'implantation artificielle dans un monde arabo-islamique énorme peut porter des grands dangers dans le futur, mais je pense que ce n'est pas une perspective de force permanente qui va résoudre ce problème. Aujourd'hui, le peuple palestinien est en train de vivre une tragédie du fait de la domination israélienne, mais les Juifs ont aussi subi des tragédies et risquent aussi d'en subir.

Concernant la situation actuelle, ce n'est pas la première fois qu'Israël enfreint les accords internationaux et les décisions de l'ONU. Cependant, ce qui s'est créé là-bas est un pouvoir qui correspond de plus en plus à ce qu'est l'extrême-droite ici. Avec, de plus en plus, une dissolution de tout le parti de la paix israélien, pour de nombreuses raisons historiques qui se comprennent, mais qui rendent la chose difficile. D'autre part, les Palestiniens avaient jusqu'à présent le soutien, au moins verbal, des pays arabes, mais à l'heure actuelle nous voyons que l'Arabie saoudite, par haine de l'Iran et des chiites, préfère s'accorder avec les États-Unis et Israël. Nous voyons aussi que l'Égypte a beaucoup plus peur du Hamas que d'Israël.

Le peuple palestinien est donc complétement isolé. Je me souviens qu'en France, lorsqu'il y avait une atteinte à leurs droits, il y avait de grandes manifestations. Il n'y a aujourd'hui plus personne. Ce constat fait, je reste toujours solidaire avec les vaincus, cela fait partie de ma propre éthique. Plus ils seront vaincus, plus je serai avec eux. Bien entendu, je ne souhaite pas qu'ils soient de plus en plus vaincus, mais c'est la tendance de la conjoncture internationale. Vous avez raison de dire qu'il faut demander aux pays européens et aux nations d'intervenir, mais je sais d'avance que cette intervention sera d'une mollesse extrême. Il faut maintenir, au moins mentalement, le refus de cette situation, mais quand je vois des textes de protestation qui trouvent cela intolérable, je me dis « Mon dieu, on tolère sans arrêt l'intolérable, on passe notre temps à tolérer l'intolérable », cela n'a plus de sens.

Maintenons notre solidarité par tous les moyens possibles avec ce malheureux peuple, qui est le dernier peuple colonisé dans le monde après une décolonisation générale, et qui subit un sort que l'on ne peut même pas nommer. Parce que si on utilise le terme d' apartheid, on dira « vous êtes antisémite ». Je le dis d'autant plus que, vous savez, je suis d'origine juive, donc je peux très bien le dire. On ne peut pas même pas dire apartheid, il ne faut pas. On ne peut pas non plus dire colonisation pour parler des colonies. Même le vocabulaire est un vocabulaire qui est mal pavé, sur lequel on ne peut pas jouer, on ne peut même pas dire les mots qui sont les bons. Vous savez, quand on était résistant au départ, il n'y avait pas beaucoup d'espoir, puis l'espoir est venu, voyons un peu ce qu'il va se passer en maintenant cette conscience.

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