Intervention de Edgar Morin

Réunion du mercredi 24 juin 2020 à 15h00
Commission des affaires étrangères

Edgar Morin :

La première question concerne l'importance du local. J'adhère à ce qui a été dit, parce que je pense qu'effectivement, nous sommes dans une époque où nous vivons la désertification non seulement de nos campagnes, mais aussi du territoire au profit d'une urbanisation effrénée. Je pense qu'il faut se nourrir par le maraîchage local, la nourriture de proximité. Il faut utiliser les ressources locales dans tous les domaines, je pense que c'est extrêmement important. Là aussi, je suis frappé par le bouillonnement associatif en France pour la solidarité, l'écologie, dans tous les domaines, et je trouve que tout ce qui est local est absolument nécessaire.

Cela étant dit, ce qui est nécessaire n'est pas suffisant. Pourquoi ? Parce que, pour qu'il y ait un changement d'orientation ou de cap, il est nécessaire que ce changement soit nourri par les inspirations qui se font au niveau local, mais il faut aussi une pensée et une organisation. Je ne suis pas pour un parti, peut-être que la formule « parti » est un peu trop sclérosée aujourd'hui, je pense qu'un mouvement c'est trop vaste, il y a quelque chose à trouver. Quelque chose qui fonctionne comme une ligue, qui permette aux gens de se retrouver à condition d'avoir une vision et une pensée communes, les deux sont nécessaires. Dans l'histoire, si la démocratie n'avait pas eu la pensée de Montesquieu, de Tocqueville et de tant d'autres, elle ne serait pas née. Si le socialisme n'avait pas eu la pensée de Marx, il n'aurait pas été une idéologie qui, pour le bien comme pour le mal, a duré près d'un siècle. Il faut une pensée cohérente. Alors bien sûr, il y a des lacunes et des erreurs chez Marx, mais il a essayé de penser ce que nous sommes dans le monde, quelle est notre histoire, notre rapport avec la vie, l'économie, le futur… il faut donc créer une autre pensée aujourd'hui. J'ai fait mon petit boulot, il faut multiplier les contributions, mais il faut surtout une contribution commune. Il faut multiplier la vie locale, les décentralisations, l'initiative au niveau des mairies, la démocratie participative au niveau des communes, tout ce qui plaide pour le local. Il faut aussi, cependant, quelque chose à l'échelle nationale et à l'échelle humaine, n'oublions pas la planète dont nous faisons partie.

« Protéger la planète », cela veut aussi dire « protégeons nous nous-mêmes ». Les deux se rejoignent parce que si nous ne protégeons pas la planète, nous serons confrontés à une série de catastrophes. Justement, Nicole le Peih est intervenue sur la question des épidémies, mais ce n'est pas tout. Le réchauffement climatique, par exemple, va créer des mouvements de migration et ces mouvements vont créer des conflits. Nous vivons déjà dans un monde extrêmement conflictuel. Prenez l'exemple de l'eau, il peut y avoir des guerres pour la possession de l'eau qui se fait de plus en plus rare. De fait, les désastres écologiques vont entraîner des désastres humains. Cette histoire de pandémie, même si elle n'est pas directement liée à cette dégradation écologique de la planète, y est liée indirectement comme l'on dit de nombreux scientifiques et biologistes. Le vrai problème est le suivant : quand nous prenons en main la dégradation de la biosphère, nous nous rendons compte que, comme dans un tricot, nous touchons tous les problèmes sociaux et humains. Il faut les lier et non les séparer.

Je pense que le cadre national est un cadre dans lequel il y a beaucoup à faire. Si dans le cadre de l'Europe nous pouvions régénérer et agir, ce serait très bien. Je pense notamment que, pour assurer la relocalisation de nombreuses industries comme l'industrie pharmaceutique par exemple, nous pouvons très bien travailler avec des pays voisins, il faut le penser. Mais, là aussi, n'oublions pas le contexte planétaire. Le premier message du Rapport « Meadows » en 1972 disait que la dégradation globale était liée à une multiplication de dégradations locales : des rivières polluées, des océans devenus de plus en plus toxiques, des villes polluées. Le local et le global communiquent sans arrêt et il faut tous les deux les considérer.

Je suis très frappé du fait que les mouvements écologistes qui existent sur le plan politique n'aient jamais demandé à l'éducation nationale d'inscrire dans le programme la science écologique. La science écologique, ce n'est pas la politique écologique. C'est très important parce que c'est une science qui montre comment les écosystèmes se forment à travers les interactions entre les différentes espèces vivantes, animales, végétales, en fonction du climat, de la géologie et comment donc tout est lié et tout s'organise. Il faut comprendre la nature à la fois avec Darwin et Kropotkine, Darwin insistant sur la compétition et Kropotkine sur la coopération. Je reviens à ce que disait le vieux philosophe Héraclite, qui vivait six siècles avant notre ère. Il disait : « Concorde et discorde sont père et mère de toute chose », nous ne pouvons pas échapper à la compétition, à la discorde, à la mort, mais nous pouvons lutter contre cela par la coopération, par la concorde, par l'union. Cette science écologique est donc très importante et devrait faire partie de nos programmes.

Sur le plan international, prenez l'Organisation des Nations unies (ONU). C'est un désastre. Le blocage au Conseil de sécurité empêche toute chose, est arrivé aujourd'hui à un point extrêmement négatif. Prenez l'exemple de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), elle subit des influences d'une grande puissance, notamment de la Chine semble-t-il. Je suis personnellement favorable à tous les organismes internationaux dans lesquels il y aurait des personnalités intègres. Les organismes internationaux ne sont pas encore à la mesure des grands défis qui se posent. Avec quelques amis, nous avons pensé à ce que se constitue un « conseil des consciences ». Il y aurait par exemple ce pape François qui a une vision du monde tout à fait juste, il y aurait des religieux, des laïcs, des philosophes européens, asiatiques, africains. Des gens qui pensent au destin de l'humanité, pour lesquels c'est une question importante. Même s'ils ne sont pas d'accord, il faut que l'on crée de nouveaux organismes internationaux qui soient capables d'assumer le destin de la planète. Même s'ils n'en ont pas le pouvoir, ils essaieront d'avoir un peu plus d'influence.

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