Chers collègues, il me revient en effet de vous présenter mes travaux sur les crédits de la mission « Immigration, asile et intégration » du projet de loi de finances pour 2021.
Cette mission comporte deux programmes : le programme 303 « Immigration et asile » et le programme 104 « Intégration et accès à la nationalité française ». Pour la première année depuis cinq ans, ses crédits diminuent de 8,8 %, soit une baisse de 170 millions d'euros, en autorisations d'engagement (AE) par rapport à la loi de finances initiale (LFI) pour 2020, pour atteindre 1,75 milliard d'euros. Les crédits de paiement (CP) s'élèvent, quant à eux, à 1,84 milliard d'euros, soit une augmentation de 2 % seulement. Cette mission ne profite donc pas de l'effort consenti par le Gouvernement dans le cadre du plan de relance, ce qui est étonnant au regard du défi migratoire auquel la France est confrontée.
Malgré une tendance à la baisse des flux migratoires depuis le pic de 2015, tendance renforcée par la crise sanitaire, l'Union européenne reste en effet confrontée à une pression migratoire forte. En 2019, 139 000 entrées irrégulières ont été recensées et 743 0000 demandes d'asile enregistrées, soit presque 80 000 demandes de plus qu'en 2018. Or, la France est le deuxième pays européen en matière d'accueil des demandeurs d'asile, derrière l'Allemagne : en 2019, 151 000 demandes ont ainsi été enregistrées en France, au guichet unique pour demandeurs d'asile (GUDA). Par ailleurs, la même année, les forces de l'ordre ont procédé à 125 000 interpellations d'étrangers en situation irrégulière, soit le chiffre le plus élevé des cinq dernières années.
La France demeure donc une destination attractive. Elle est choisie notamment par les ressortissants des pays du Maghreb et d'Afrique de l'Ouest francophone, sans oublier ceux de l'Albanie, de la Géorgie et de la Roumanie. Mais elle est aussi un pays de second choix puisque, dans plus d'un tiers des cas, la demande d'asile qui y est déposée l'a été auparavant dans un autre État membre de l'Union européenne – c'est ce que l'on appelle un flux de rebond ou un flux secondaire. Par ailleurs, notre pays est un point d'étape pour des migrants en situation irrégulière désireux d'atteindre d'autres pays, comme le Royaume-Uni.
J'ai choisi de centrer mon rapport sur deux thématiques, la première étant la situation dans la Manche.
Depuis plusieurs années, le Calaisis est confronté à une situation extrêmement critique dont le dernier développement réside dans le phénomène dit des small boats, petites embarcations peu sécurisées utilisées par les migrants pour se rendre clandestinement au Royaume-Uni. Depuis le début de l'année 2020, 7 000 migrants ont ainsi réussi la traversée, soit environ quatre fois plus qu'en 2019 et vingt-cinq fois plus qu'en 2018. Ces traversées sont dangereuses, puisque quatre personnes ont perdu la vie en 2019, et au moins six en 2020. Parmi celles décédées cette année, j'inclus les quatre migrants, dont deux enfants, dont l'embarcation a chaviré en mer il y a deux jours et qui ont fait l'objet d'une grande opération de sauvetage au large de Loon-Plage, dans le département du Nord. Hier, un nourrisson de quelques mois était toujours porté disparu.
L'utilisation de ces small boats est favorisée par la topographie des plages du nord de la France : leurs dunes parsemées de blockhaus et leur végétation abondante permettent de se mettre à l'abri et de dissimuler bateaux et moteurs lorsque la météo est difficile, puis de revenir les chercher lorsqu'elle s'améliore. L'utilisation de ces embarcations est également encouragée par les passeurs, car les ports et les abords du tunnel sous la Manche ont été fortement sécurisés et les contrôles renforcés. Enfin, la crise sanitaire ayant eu pour conséquence de réduire le fret, les vols et les traversées en ferries, les small boats sont apparus comme une véritable solution de rechange pour se rendre au Royaume-Uni.
J'ai pu rencontrer des membres de la gendarmerie et de la police aux frontières (PAF) et je tiens à saluer leur travail, qui a permis, du 1er janvier au 12 octobre 2020, d'empêcher 45 % des tentatives de traversée avant même que les bateaux soient mis à l'eau. Mais ces forces de sécurité sont confrontées à de nombreuses difficultés, au premier rang desquelles figure le manque de moyens matériels et humains. Des renforts humains sont donc indispensables, qu'ils soient affectés directement dans les unités ou qu'ils consistent dans l'envoi de forces mobiles, voire de soldats, comme dans le cadre de l'opération Harpie, qui associe la gendarmerie et les armées en Guyane. Il faut également renforcer les effectifs des renseignements territoriaux afin de mieux lutter contre les passeurs.
En outre, la coordination entre acteurs doit être améliorée, notamment entre la gendarmerie et la PAF. C'est pourquoi je recommande la création d'un commandement unique pour l'action migratoire française dans la Manche. Ce commandement coordonnerait l'ensemble des actions de lutte contre l'immigration clandestine et le secours en mer et aurait sous son autorité l'ensemble des acteurs de cette lutte, à savoir l'armée, dont la gendarmerie, la police, dont la PAF, la préfecture, la préfecture maritime ainsi que les services municipaux.
L'efficacité des actions entreprises dépend également du nombre de mesures d'éloignement prononcées et de l'exécution de celles-ci. Or, en 2020, le taux d'exécution des obligations de quitter le territoire français (OQTF) ne s'élève qu'à 16 % dans le Pas-de-Calais. La situation, déjà critique en 2019, a été aggravée par la crise sanitaire, qui a provoqué la fermeture de nombreux consulats, des espaces aériens et, entre le 8 avril et le 15 juin 2020, du centre de rétention administrative de Coquelles en raison de plusieurs cas de contamination au covid-19.
Mais au-delà des problèmes conjoncturels, l'éloignement n'apparaît pas comme une priorité du Gouvernement. Je constate ainsi avec sidération que les crédits consacrés à l'éloignement des migrants en situation irrégulière ne s'élèvent qu'à 34,6 millions d'euros sur le programme 303, dont les crédits sont, au total, de 1,3 milliard d'euros en AE et de 1,4 milliard en CP ! La faible augmentation des frais liés à l'éloignement des personnes en situation irrégulière ne correspond en réalité qu'à celle des rotations de l'avion Beechcraft de la sécurité civile. Cela signifie que l'on ne compte renvoyer chez elles que les personnes originaires de pays dits sûrs, comme les pays des Carpates ou des Balkans, car la majeure partie des opérations de renvoi de migrants en situation irrégulière, dont les pays d'origine sont beaucoup plus éloignés, impliquerait des frais de billetterie.
Ces différents outils de lutte contre l'immigration clandestine sont indispensables pour aider le Calaisis à faire face à la crise migratoire. Dans mon rapport, j'ai souhaité rappeler la situation extrêmement difficile à laquelle ce territoire est confronté depuis la fin des années 1990 : la population, les entreprises et les collectivités y souffrent, et réclament depuis des années l'aide de l'État mais aussi celle du Royaume-Uni. La contribution britannique s'est pourtant toujours limitée à financer du personnel et des infrastructures dédiées à la sécurité, notamment des murs et des barbelés, sans jamais compenser les préjudices économiques et sociaux.
Qui plus est, la pression migratoire pourrait fortement augmenter dans les prochains mois. En effet, à partir du 1er janvier 2021, le règlement Dublin III, notamment la règle du pays de première entrée pour tout demandeur d'asile, ne s'appliquera plus au Royaume-Uni. Or, cette règle décourageait jusqu'à présent certains migrants de traverser la Manche lorsque leurs empreintes digitales avaient déjà été prises dans un autre pays européen, car ils risquaient d'y être renvoyés. Les flux de migrants à destination du Royaume-Uni devraient par conséquent augmenter.
Dans ce contexte, si la coopération bilatérale franco-britannique est indispensable, elle doit néanmoins être rééquilibrée en faveur de la France. Le Royaume-Uni doit en effet augmenter sa contribution financière pour compenser, enfin, tous les coûts induits pour les collectivités, les entreprises et les particuliers. Cette coopération ne sera cependant pas suffisante. Un nouvel accord entre l'Union européenne et le Royaume-Uni en matière d'asile et de migration est nécessaire.
Ce dernier point me permet de faire le lien avec la dernière partie du rapport, qui porte sur la réforme de la politique migratoire européenne. J'incite la commission des affaires étrangères à se saisir des aspects européens de la politique migratoire française qui, bien qu'ils ne soient pas retracés dans le budget de la mission examinée, ne sont certainement pas neutres sur le plan financier.
Le « système Dublin », qui a pour objectif d'identifier l'État responsable du traitement de la demande d'asile d'un individu en situation irrégulière, est à bout de souffle. Le critère du pays de première entrée fait reposer en grande partie la pression migratoire sur les pays dits d'entrée, c'est-à-dire la Grèce, Chypre, l'Italie, l'Espagne et Malte. Or, depuis 2015, ils ne parviennent plus à gérer l'afflux de migrants, dont les empreintes ne sont pas toujours prises. Quant aux procédures d'asile, elles ne sont pas toujours enclenchées, ou durent extrêmement longtemps.
Face à ces dysfonctionnements, la Commission européenne a proposé, le 23 septembre dernier, un nouveau pacte sur la migration et l'asile, que je présente dans le rapport. Il comprend notamment un nouveau mécanisme de solidarité en cas de pression migratoire, de situation de crise ou de force majeure. La proposition de la Commission est toutefois incomplète puisqu'elle n'a, par exemple, pas souhaité imposer un délai de rétention obligatoire une fois la procédure d'asile enclenchée. Une telle mesure est pourtant essentielle pour limiter les mouvements secondaires. La réforme de l'espace Schengen n'a pas non plus été traitée. Or, les contrôles aux frontières doivent pouvoir être rétablis rapidement et systématiquement en cas de flux migratoires importants. J'appelle le ministère de l'Europe et des affaires étrangères à être particulièrement vigilant sur ces deux points.
En conclusion, compte tenu, d'une part, de la pression migratoire très forte à laquelle l'Europe et la France sont confrontés et, d'autre part, des moyens alloués à la gestion des flux, je vous appelle, mes chers collègues, à rejeter les crédits de la mission « Immigration, asile et intégration ». Envoyer un tel signal me paraît indispensable : nous devons nous doter d'un budget sincère et cohérent face à la réalité migratoire.