Intervention de Jean-Yves le Drian

Réunion du mercredi 25 novembre 2020 à 15h00
Commission des affaires étrangères

Jean-Yves le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères :

J'ai toujours du temps pour vous – d'ailleurs, je viens tous les mois ou presque devant votre commission.

J'aimerais, tout d'abord, que vous transmettiez à la présidente de Sarnez tous mes vœux de rétablissement, que vous lui fassiez part de notre amitié et de notre soutien dans l'épreuve qu'elle traverse.

L'enjeu majeur qui apparaît dans un certain nombre des questions que vous m'avez adressées, c'est celui de la détermination des Européens à prendre leur avenir en main, en affirmant à la fois leurs intérêts, leurs valeurs et leur volonté d'agir et d'être présents sur la scène internationale. C'est ce qui est en jeu dans l'adoption du plan de relance européen, dans les négociations du Brexit, dans notre réponse aux défis des jeux de puissance qui sont à l'œuvre à nos frontières, dans le nouveau partenariat transatlantique que nous devrons construire avec la prochaine administration américaine et dans notre relation à nos partenaires en Afrique, que nous devons réinventer – le chantier monétaire sur lequel vous m'avez interrogé est un jalon important sur ce chemin.

Face à ces enjeux, une seule et même question se pose : les Européens peuvent-ils prendre leur avenir en main ? Je vois pour ma part quelques signes positifs depuis notre dernière rencontre, que je voudrais identifier devant vous, autour de deux événements qui sont au cœur de l'actualité et des préoccupations des Français : la crise sanitaire et la campagne de haine dont nous, Européens, sommes victimes – et qui, nous ne le savons que trop, fait le lit de la violence terroriste.

J'ai déjà eu l'occasion de vous parler de la crise sanitaire. Vous le savez, nous avons tout fait d'emblée pour pousser l'Europe à agir. Certes, la santé publique ne fait pas partie des compétences de l'Union européenne, mais la crise a montré de manière très claire que, sans une Europe de la santé, il n'y a pas d'Europe qui protège, et donc pas non plus d'Europe pleinement maîtresse de son destin. C'est d'autant plus vrai qu'à l'instar de notre pays, l'Europe tout entière est frappée de plein fouet par la deuxième vague. Il y a là une exigence que nous garderons à l'esprit dans la perspective de la présidence française, au premier semestre 2022. Cela dit, grâce aux efforts de tous, des progrès ont été accomplis au cours de ces derniers mois dans le domaine de la lutte contre la pandémie.

D'abord, grâce à notre mobilisation, les frontières européennes sont gérées de manière coordonnée. Je vous rappelle qu'au début de la pandémie, chacun agissait de son côté. Depuis la mi-mars, des engagements clairs ont été pris en commun. Les frontières extérieures de l'Union européenne sont toutes fermées – je le redis, car on a tendance à l'oublier. Quant aux frontières intérieures de l'espace européen, nous avons mis en place un dispositif de coordination qui nous permet de les laisser ouvertes, tout en maîtrisant les risques sanitaires. On n'entre donc pas en Europe, sauf les ressortissants européens qui veulent rentrer chez eux – nous avons eu l'occasion d'accompagner certains de nos compatriotes dans cette démarche. Cette coordination est une avancée significative par rapport à ce que nous avons connu.

Par ailleurs, nous avons élaboré une cartographie permettant un zonage de l'épidémie, ainsi qu'un accord portant sur les mesures sanitaires nécessaires, notamment les tests et les quarantaines. Nous travaillons actuellement à l'élaboration de règles communes concernant les tests eux-mêmes ; elles devraient être prêtes d'ici au Conseil européen de décembre. Nous travaillons aussi, en ce moment même, à l'harmonisation des politiques à l'égard des stations de ski, car certains espaces skiables sont communs à plusieurs pays européens.

En ce qui concerne les vaccins aussi, nous avons nettement progressé au cours des dernières semaines. Vous vous souvenez de la concurrence qui s'est fait jour, lors de la première vague, pour se procurer des masques et des blouses. Nous sommes désormais dans une logique de coordination, pour éviter que la concurrence entre nos États n'aboutisse à une sorte de nationalisme vaccinal qui n'apporterait pas de solution. C'est pourquoi nous avons décidé de mutualiser les achats.

Nous avons demandé à la Commission de négocier des contrats avec des laboratoires, de manière à réserver par avance des doses de vaccin pour l'ensemble des Européens, en veillant à diversifier notre bouquet, pour répondre aux besoins spécifiques de toutes les populations et disposer de toutes les technologies existantes. À ce jour, comme l'a annoncé Mme von der Leyen, cinq contrats ont été signés ; un sixième devait être conclu aujourd'hui et un septième est en cours de négociation. Cela représente au total 1,5 milliard de doses, qui permettront de répondre aux besoins de 853 millions de personnes. Il est acté que 40 % de la population sera vaccinée, quand la préconisation de l'OMS est de vacciner au moins 20 % des gens.

Nous sommes donc dans une logique positive, et ces orientations sont encourageantes, même s'il convient de rester prudent concernant les vaccins : il faut attendre les résultats définitifs. En outre, les autorisations de mise en marché n'ont pas encore été accordées. Il appartiendra à l'Agence européenne des médicaments de se prononcer – elle vient d'ailleurs d'indiquer qu'elle le fera avant la fin de l'année. Nous mettons donc tout en œuvre pour être prêts dès qu'un vaccin arrivera sur le marché et éviter les concurrences inutiles. C'est là la preuve d'une capacité d'anticipation manifeste.

Cela se traduit aussi sur le plan de la coopération internationale, car chacun a bien conscience qu'il n'est pas possible que l'humanité vive en bonne santé sur une planète malade, ni que le règlement de la crise pandémique se limite à un seul territoire ou un seul continent : nous devons avoir obligatoirement une réponse mondiale. C'est dans cet esprit qu'a été lancée, le 4 mai, l'initiative Access to COVID-19 Tools Accelerator (ACT-A) – dont vous avez déjà, je pense, entendu parler –, à l'instigation du Président de la République, avec le soutien de l'Union européenne. Elle vise à recueillir les fonds suffisants pour produire en quantité nécessaire les vaccins et les traitements et renforcer les systèmes de santé.

Nous avons également été à l'origine, dans la même dynamique, de ce que l'on appelle la facilité COVAX, un système de facilité financière qui devrait garantir aux pays en voie de développement d'avoir accès aux vaccins. Ce mécanisme a d'ores et déjà permis de réunir plus de 2 milliards d'euros, mais il faudra aller plus loin, car il est clair que la santé des uns passe par la santé de tous. Nous devons, là aussi, éviter l'écueil de ce que j'appelais tout à l'heure le nationalisme vaccinal.

Par ailleurs, depuis ma dernière audition devant votre commission, nous avons mis en œuvre un objectif dont je vous avais fait part : la création d'un conseil d'experts de haut niveau à l'échelon mondial, en appui de l'OMS et en articulation avec cette organisation. Il s'agit d'une sorte d'équivalent, dans le domaine de la santé, du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC). Intégrant la dimension animale, la dimension humaine et les désordres environnementaux, il aura pour mission de donner une visibilité accrue à l'ensemble des interrogations autour de la santé. Ce conseil d'experts de haut niveau aura pour responsabilité de se faire l'écho des alertes auprès des responsables publics, ainsi que d'informer le grand public des enjeux de politique sanitaire. Il s'agit là, on le voit bien, d'un enjeu tout à fait essentiel. Or, jusqu'à présent, il n'existait aucun organe dédié. Nous avons mis ce projet sur la table au mois de mars, avec nos amis allemands ; au bout de six mois, il a été acté par les organisations internationales, et il se concrétisera très bientôt. C'est la preuve que quand l'Europe se mobilise, elle sait impulser des réformes et mettre en œuvre un multilatéralisme plus efficace.

Le Forum de Paris sur la paix – ce rendez-vous que nous avons lancé il y a deux ans afin de renforcer la gouvernance globale en associant non seulement les États, mais aussi le secteur privé et les forces de la société civile – nous a permis d'obtenir des résultats positifs à l'égard de ces initiatives.

Enfin, la déclaration finale commune des chefs d'État et de gouvernement du G20, qui s'est réuni virtuellement le week-end dernier, a permis de conforter l'idée du vaccin conçu comme bien public mondial, ce dont nous pouvons tous nous réjouir. Cette notion pourra désormais être appliquée.

On voit bien, à travers tous ces éléments, l'évolution progressive qui a permis d'obtenir une réponse cohérente à la crise sanitaire.

Il y a aussi une autre question d'actualité que je voulais aborder : la campagne de haine qui a été menée à notre encontre.

Les partenaires européens ont été au rendez-vous ; ils ont fait bloc à nos côtés. C'était important pour notre pays, bien sûr, mais aussi pour l'Europe en tant que telle, car ce qui est visé à travers les campagnes de ce type, c'est bien le modèle de liberté qui nous rassemble. Chacun l'a bien compris. Comme vous l'aurez constaté, cette campagne se poursuit. Le week-end dernier, nous avons condamné avec la plus grande fermeté les propos haineux proférés par un membre du gouvernement pakistanais. Cette logique est toujours à l'œuvre, et les attentats récents – ceux qui sont survenus en France et en Autriche, mais aussi les attaques de Djeddah – ont montré à quel point on passe rapidement de la haine virtuelle aux pires violences physiques.

Nous ne saurions accepter cet engrenage de haine et de violence. Nous avons multiplié les contacts et les prises de parole publiques, avec un double message : un message de fermeté à destination de ceux qui instrumentalisent ces questions à des fins politiques et géopolitiques, et un message d'apaisement à destination des femmes et des hommes de bonne volonté du monde musulman. Nous le faisons en tant que Français, mais aussi en partageant ces initiatives avec nos partenaires européens.

Nous travaillons surtout, pour combattre ces errements, à la mise en place d'une réglementation européenne renforçant les obligations pesant sur les plateformes numériques s'agissant de la modération des contenus qu'elles hébergent. L'échelon européen est le bon niveau pour le faire. Deux textes sont en cours de discussion et de préparation. D'une part, le projet de règlement relatif à la prévention de la diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne (TCO) fait l'objet de négociations avec le Parlement européen. Il faut une réelle mobilisation pour faire en sorte qu'il soit adopté le plus rapidement possible. Ce texte permettra de faire retirer les contenus terroristes en ligne dans un délai d'une heure, même si la plateforme hébergeant le contenu se trouve dans un autre État membre. D'autre part, le projet Digital Services Act (DSA), qui doit être présenté par la Commission début décembre, permettra d'agir plus largement sur les contenus haineux en ligne en instaurant un régime de responsabilité des plateformes pour ce qui est de modérer ces contenus et de les retirer. Ce sont deux initiatives très fortes que nous soutenons et en faveur desquelles nous mobilisons l'ensemble de nos partenaires.

Les éléments que je viens de vous présenter incitent plutôt à l'optimisme, dans un panorama général assez sombre. Cela montre qu'il est toujours possible de mobiliser l'optimisme européen. Je tenais à le souligner dans ce propos général.

J'en viens maintenant, comme vous m'y avez invité, aux enjeux du débat actuel sur le plan de relance, qui est lui aussi le résultat de notre mobilisation face à la crise sanitaire et à ses conséquences.

Le 10 novembre, les négociations avec le Parlement européen sur le cadre financier pluriannuel et sur le plan de relance agréé en juillet par les chefs d'État et de gouvernement ont permis d'aboutir à un accord politique sur ce paquet budgétaire. Son niveau a été augmenté de 15 milliards d'euros par rapport à l'accord conclu en juillet pour les sept années à venir, en raison de l'intervention du Parlement sur les orientations budgétaires, en particulier pour renforcer des dispositifs comme Erasmus plus, le programme de l'Union européenne pour la santé ou encore le programme de recherche Horizon Europe. Une feuille de route vise également à introduire de nouvelles ressources propres – démarche que nous soutenons.

En outre, un accord a été trouvé avec le Parlement européen sur un mécanisme de conditionnalité financière liée à l'État de droit, qui donne au Conseil la possibilité de décider à la majorité qualifiée une suspension des versements de l'Union européenne dès lors des violations importantes des principes de l'État de droit seraient constatées ; sont visés, pour l'essentiel, les cas de corruption et de fraude, mais aussi le non-respect des valeurs fondamentales de l'Union.

Comme vous l'avez rappelé, la Pologne et la Hongrie, en raison de leur opposition à ce nouveau mécanisme, ont fait obstacle à l'adoption des textes du paquet budgétaire, y compris la décision relative aux ressources propres. Or celle-ci est essentielle, car elle autorise la Commission à emprunter sur les marchés de capitaux les 750 milliards d'euros nécessaires au plan de relance européen. Nous regrettons ce blocage qui va à l'encontre de l'impératif de solidarité européenne, dans une période pourtant extrêmement difficile. Il va aussi à l'encontre de nos valeurs, comme si celles-ci n'étaient pas le cœur même de notre modèle – car l'Europe ne sera vraiment l'Europe que si elle n'est pas uniquement un grand marché.

Vous m'interrogez sur les chances de réussite. Je pense qu'il faut surmonter cet obstacle en travaillant avec la présidence allemande et la Commission, mais aussi avec la Pologne et la Hongrie, dans une démarche de conviction, pour leur montrer que leur intérêt est aussi celui-là. Pour mémoire, la Pologne pourrait se voir dotée de 124 milliards d'euros au titre du nouveau cadre financier pluriannuel et du fonds de relance ; ce n'est pas rien. La Hongrie, elle aussi, sera largement bénéficiaire nette du budget de l'Union européenne. On peut espérer que ces arguments, joints à la force de conviction que nous déploierons, permettront d'aboutir à un accord au moment du Conseil européen des 10 et 11 décembre.

La manifestation de l'unité de l'Europe est aussi une valeur cardinale dans la dernière ligne droite des négociations sur le Brexit. L'issue de ces négociations reste, à ce moment, très incertaine – comme depuis le début. Les ouvertures britanniques demeurent insuffisantes sur les sujets les plus sensibles.

Vous avez cité la question de la pêche. Je le répète avec force : elle ne sera pas la variable d'ajustement de cette négociation. Je le dis pour que l'on m'entende, y compris de l'autre côté de la Manche. Les positions des uns et des autres concernant l'accès aux eaux et les quotas, ainsi que leur périodicité, restent extrêmement éloignées. Londres veut toujours récupérer la quasi-totalité du volume pêché par l'Union dans les eaux britanniques. Il en va de même s'agissant de l'ouverture de l'accès à la zone des 6-12 milles en Manche, qui fait pourtant partie des droits historiques. Ce point fait l'objet de discussions qui sont loin d'être convergentes. Il en va de même s'agissant des conditions de concurrence loyale. Les garanties envisagées restent minimes, et la partie britannique s'en tient à une posture défensive quant aux règles en matière d'aides d'État, à la règle d'origine et aux normes environnementales et sociales.

Le principe est simple : si l'on veut bénéficier du marché intérieur que représente l'Union européenne, il faut en accepter les règles. Quand on joue au football, même sur un terrain extérieur, il faut en accepter les règles, sinon on ne vient pas jouer, ou alors c'est un autre sport – on ne peut pas venir jouer au cricket sur un terrain de football. Si les Britanniques veulent venir sur notre marché, il faut qu'ils en respectent les règles.

Des problèmes subsistent également s'agissant de la gouvernance. Nous avons besoin d'un cadre institutionnel prévoyant un mécanisme de règlement des différends couvrant tous les sujets : il faut des mécanismes de protection et des mesures croisées pour s'assurer que chacun respecte ses engagements.

À l'heure actuelle, le Royaume-Uni continue de faire traîner les discussions sur des sujets secondaires et joue avec le calendrier, profitant du fait que ses procédures de ratification sont moins contraignantes et moins longues que celles de l'Union européenne. Toutefois, je constate avec intérêt que l'Union reste unie.

Même si nous sommes en train d'étudier des procédures pour permettre à un éventuel accord d'entrer en application, même de manière provisoire, dès le 1er janvier, que l'on ne s'y trompe pas : nous ne ferons pas primer le calendrier sur le contenu. Je le dis aussi à nos amis britanniques. L'Union est certes déterminée à aboutir à un partenariat aussi étroit que possible avec le Royaume-Uni, mais il revient aux Britanniques de sortir des postures tactiques et de faire les gestes nécessaires.

Par ailleurs, nous serons intransigeants s'agissant de la pleine et entière application de l'accord de retrait. Cet aspect a fait l'objet de nombreuses discussions ces derniers temps, mais il y va du respect des engagements pris et de la parole donnée par le Royaume-Uni, pour préserver à la fois l'intégrité du marché intérieur et la paix – je pense en particulier au respect des accords du Vendredi saint sur l'île d'Irlande.

Nous sommes prêts à tous les scénarios, au niveau européen comme au niveau national. Nous avons pris par anticipation, il y a un certain temps déjà, les mesures nécessaires en matière de contrôles aux frontières, d'infrastructures, de droits des citoyens et de vérification des normes. Nous en avions d'ailleurs parlé ici même. Ces mesures seront appliquées si nous sommes dans la nécessité d'aboutir à un no deal. Parfois, il vaut mieux une absence d'accord qu'un mauvais accord. En l'occurrence, nous en espérons un, tout en constatant que, vu l'état des négociations, nous ne sommes pas susceptibles de l'obtenir. Quoi qu'il en soit, nous ne nous laisserons pas piéger par des jeux de calendrier : cela risquerait de remettre en cause des enjeux beaucoup plus importants.

Nous avons aussi besoin d'unité européenne face à la Turquie. Vous connaissez l'ampleur des désaccords que nous avons avec ce pays – j'ai déjà eu l'occasion d'en parler à plusieurs reprises. Quand je dis « nous », je parle de l'Europe. L'expansionnisme turc en Méditerranée orientale touche la souveraineté et l'intégrité territoriale de Chypre et de la Grèce, donc de l'Europe tout entière ; l'instrumentalisation de la question migratoire par le président Erdogan touche l'Europe tout entière ; la politique de déstabilisation menée par la Turquie en Libye, en Syrie, en Irak ou dans le Haut-Karabakh touche l'Europe tout entière et constitue une menace pour notre sécurité.

Le moment est venu pour la Turquie de clarifier sa position – je l'ai dit sans ambiguïté depuis déjà plusieurs semaines –, car le Conseil européen des 10 et 11 décembre doit prendre les décisions nécessaires. La Turquie doit choisir entre la voie de la coopération, qui est la condition d'une relation constructive, et la voie de la confrontation. Force est de constater qu'elle n'a pas saisi la première possibilité, comme le montre le petit pique-nique du président Erdogan sur la plage de Varosha, à Chypre, dont vous mesurez bien la dimension symbolique, et qui marque une rupture avec les accords passés dans le cadre des Nations unies.

Il y a quelques jours, j'ai noté une certaine inflexion dans la tonalité des déclarations émanant des autorités turques : les mots employés tranchaient, mais c'était vraiment la moindre des choses, avec les discours inacceptables des jours précédents. Toutefois, des inflexions dans le discours ne suffisent pas : ce qu'il faut, ce sont des actes et des preuves tangibles d'un vrai changement de politique.

Rendez-vous est pris : lors du Conseil européen du mois de décembre, les chefs d'État et de gouvernement devront tirer collectivement les conséquences de la situation actuelle et de l'attitude turque.

Pour parler très concrètement, l'un des actes que nous attendons de la Turquie, c'est le retrait des mercenaires syriens déployés à ses frais et à son instigation dans le Haut-Karabakh. À cet égard, monsieur le président, et puisque vous m'avez interrogé sur ce conflit, je ferai quelques remarques.

L'arrêt des combats était indispensable, mais il n'a pas résolu la crise de manière durable. Il n'apporte pas non plus de réponse à la crise humanitaire qui touche l'Arménie. Il y a donc trois priorités d'action pour la France.

D'abord, nous devons jouer notre rôle de coprésidents du groupe de Minsk, formé en 1992 et dont la coprésidence a été établie en 1994 après un premier conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, et qui associe la Russie, les États-Unis et la France : ces trois pays ont la responsabilité d'encadrer les négociations et d'assurer le respect du cessez-le-feu de l'époque. Dans ce cadre, nous devons faire en sorte que les paramètres de l'accord soient clarifiés et qu'un processus de discussion soit engagé. Il y a des angles morts dans l'accord : un certain nombre de points appellent des garanties. Je pense notamment au départ des combattants étrangers, au retour des personnes déplacées – pour l'essentiel, des Arméniens qui doivent pouvoir revenir au Haut-Karabakh – et à la protection du patrimoine historique et culturel. Nous allons poursuivre les discussions avec l'ensemble des parties pour faire en sorte de clarifier tous ces aspects. Je m'entretiens très régulièrement avec mon collègue Lavrov à ce propos, ainsi qu'avec la présidence sortante des États-Unis : la question a été abordée lors des entretiens que j'ai eus avec M. Pompeo la semaine dernière, quand il est passé à Paris.

Ensuite, il est nécessaire de renforcer notre solidarité humanitaire avec l'Arménie. C'est là une action tout à fait déterminante. Nous avons engagé une première livraison dimanche dernier : un avion gros porteur a été affrété, contenant plusieurs dizaines de tonnes de matériel à destination d'Erevan. Un autre vol partira après-demain pour apporter une aide de l'État français, ainsi que d'organisations non gouvernementales (ONG), d'associations de la communauté arménienne de France et de collectivités locales – nous coordonnons ces initiatives au sein d'un comité de pilotage. Il importe non seulement de soutenir le secteur de santé et les hôpitaux arméniens, mais aussi d'aider au retour des déplacés sur leur lieu de vie.

Enfin, il faut passer d'un cessez-le-feu militaire à un cessez-le-feu culturel, en mettant en place rapidement les conditions de préservation du patrimoine. C'est ce que nous faisons en mobilisant une institution créée il y a quatre ou cinq ans, l'Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones en conflit (ALIPH), présidée par Tom Kaplan. Ce partenariat important, qui rassemble la France, les Émirats arabes unis et quelques autres pays, a pour objectif d'expertiser l'état du patrimoine et d'engager les réhabilitations nécessaires. C'est particulièrement important dans cette région qui possède un patrimoine culturel et religieux considérable.

Telles sont les bases sur lesquelles nous travaillons. Nous sommes en relation permanente avec les autorités arméniennes. Je recevrai mon nouveau collègue arménien – car le pays a connu quelques difficultés politiques – dans les prochaines semaines pour aboutir à la mise en œuvre de l'ensemble de ces paramètres. Le trio des coprésidents est tout à fait en phase pour aller dans cette direction. Des précautions s'imposent, mais je pense que nous avançons de manière positive.

Voilà, monsieur le président, pour quelques-unes des urgences du moment. Vous m'avez interrogé également sur les relations nouvelles que nous pourrions avoir avec la prochaine administration américaine. J'observe, pour commencer, que le président sortant, Donald Trump, a autorisé l'établissement de relations directes avec l'équipe du président entrant. C'est une bonne chose.

Je me réjouis tout particulièrement de la désignation par le président élu de M. Antony Blinken – même si elle doit encore être validée par le Congrès –, et cela d'autant plus que j'ai déjà eu l'occasion de travailler avec lui, dans une vie antérieure, sur un certain nombre de sujets liés à la défense. Sa nomination permettra d'éclairer une relation transatlantique qui en avait besoin, dans le respect à la fois de l'autonomie de chacun et du multilatéralisme, méthode qu'il a su illustrer, en particulier sur des questions cruciales.

Il y a des sujets sur lesquels nous allons avancer assez vite. Le fait que le président élu ait annoncé que les États-Unis reviendraient dans les accords de Paris sur le climat va nous permettre de préparer de manière active la COP26 de Glasgow, prévue à la fin de l'année prochaine, dans une nouvelle configuration ; nous pourrons l'aborder avec un certain nombre d'exigences, ce qui est indispensable. Il en va de même pour les questions de santé : le président élu a annoncé que les États-Unis réintégreraient le dispositif de l'Organisation mondiale de la santé. S'agissant d'une autre question urgente, à savoir les accords de Vienne sur l'Iran, nous aurons également des possibilités d'agir assez rapidement.

Nous devrons en outre redéfinir la relation transatlantique. Il ne faut pas se leurrer : nous n'allons pas revenir au statu quo ante. Il s'est passé beaucoup de choses depuis quatre ans, du fait non seulement de la présidence Trump, mais aussi de l'évolution du monde. Les rapports de force se sont aggravés, des conflictualités se sont manifestées, des enjeux nouveaux sont apparus, liés à l'affirmation internationale de la Chine et à la brutalité des rapports internationaux. Bref, nous ne sommes plus dans le même monde.

Il va donc falloir refonder un équilibre, parce que, dans le même temps, l'Europe s'est affirmée ; elle est en partie sortie de la naïveté – mais pas totalement encore. L'agenda de la souveraineté de l'Europe et celui de la refondation de la relation transatlantique ont vocation à former un cercle vertueux. Il n'y a aucune raison de les opposer, mais il n'y en a pas non plus d'être timides s'agissant de nos exigences. C'est dans cet état d'esprit que nous allons aborder la relation avec la nouvelle équipe américaine. Parmi les questions à traiter, il y aura la consolidation de l'Alliance atlantique, qui a été quelque peu ébranlée par certaines actions et déclarations. Le Président de la République a eu l'occasion de le dire avec force : il faut réfléchir aux enjeux stratégiques de l'OTAN. À la suite de sa déclaration, un groupe de travail sur l'avenir de cette organisation a été créé, qui rendra ses conclusions la semaine prochaine, à l'occasion de la réunion des ministres des affaires étrangères des pays membres de l'OTAN. Cela nous permettra de disposer d'éléments pour envisager une relation plus équilibrée, dans ce cadre aussi, avec les États-Unis d'Amérique.

Je crois qu'il est de l'intérêt des États-Unis que l'Europe soit forte, car il vaut mieux avoir un allié fort qu'un partenaire faible et aux ordres. C'est dans cette logique-là que nous allons travailler dès que la nouvelle équipe sera installée – c'est-à-dire après le 20 janvier. Il nous faudra examiner aussi avec elle plusieurs sujets délicats que j'ai déjà eu l'occasion d'évoquer à plusieurs reprises, dont les questions turque, libyenne, irakienne et de Daech.

Un dernier mot concernant la réforme du franc CFA. Vous l'avez rappelé, monsieur le président, l'Assemblée nationale examinera le 10 décembre prochain le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord de coopération entre le gouvernement de la République française et les gouvernements des États membres de l'Union monétaire ouest-africaine. Cet accord, qui remplace celui de 1973, répond à une demande des pays concernés. Il s'agit d'une nouvelle étape dans la coopération monétaire entre la France et les pays de l'UMOA, qui marquera le changement de nom de la monnaie unique ouest-africaine – ce sera a priori l'eco, mais les discussions sont encore en cours –, la fin de la centralisation des réserves de change de la Banque centrale des États de l'Afrique de l'Ouest auprès du Trésor français et le retrait de la France des instances de gouvernance ; en revanche, le maintien d'une parité fixe avec l'euro a été décidé par les chefs d'État des pays membres de l'UMOA. Cette réforme est une étape importante, conforme aux orientations qu'avait données le Président de la République dans son discours de Ouagadougou ; elle intervient au moment où les Africains sont eux-mêmes en train de mettre en place une zone de libre-échange continentale africaine. Il est par conséquent tout à fait essentiel d'établir un véritable partenariat entre l'Europe et l'Afrique. La fin du franc CFA a évidemment une très forte valeur symbolique à cet égard.

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