Intervention de Jean-Yves le Drian

Réunion du mercredi 25 novembre 2020 à 15h00
Commission des affaires étrangères

Jean-Yves le Drian, ministre :

Monsieur Buon Tan, vous m'avez interrogé sur le RCEP. D'abord, je constate que l'offensive chinoise pour aboutir à un accord a été facilitée par le renoncement des États-Unis à leur propre projet de traité transpacifique. Par ailleurs, il existait déjà des accords de libre-échange entre la Chine et une bonne partie des pays signataires, de sorte que le RCEP ressemble à l'addition d'engagements antérieurs. Je réserve donc mon analyse, d'autant plus que, parallèlement à cette initiative économique, des initiatives d'ordre militaire ont été prises qui excluent la Chine ; je pense en particulier aux accords que passent entre eux l'Australie, le Japon et l'Inde, qui n'est pas partie au RCEP. La situation me paraît donc actuellement un peu confuse et j'attends qu'elle se clarifie.

Pour la France, vous l'avez indiqué, la bonne réponse consiste à développer une stratégie indopacifique qui lui soit propre, puisqu'elle est territorialement présente dans cet espace géographique, et qui lui permette d'avoir des relations avec ses partenaires majeurs. Ainsi le président Macron a marqué, en mai 2018, lors de son déplacement en Australie, les finalités prioritaires de cette stratégie indopacifique dont les grands enjeux sont la stabilité et la paix dans la zone, la lutte contre le terrorisme, la préservation du multilatéralisme, les enjeux climatiques et la promotion des biens communs mondiaux. C'est sur ce fondement que nous avons conclu des accords avec l'Australie, l'Inde et le Japon. J'ajoute que nous avons obtenu – c'est un combat que nous menions de longue date – le statut de partenaire de développement de l'Association des nations du Sud-Est asiatique (ASEAN), statut qui renforcera notre présence dans la zone et notre capacité à développer une stratégie indopacifique inclusive – elle n'exclut pas la Chine – sur les enjeux que nous avons affichés. C'est, me semble-t-il, la logique à privilégier, sachant que l'Union européenne veut se doter, elle aussi, d'une stratégie indopacifique dont nous pourrons être partenaires.

Monsieur Herbillon, j'ai déjà dressé à plusieurs reprises l'inventaire des difficultés que nous avons avec la Turquie ; je l'ai fait sans complaisance car elles induisent des déstabilisations majeures. En revanche, peut-être n'ai-je pas encore suffisamment souligné l'apparition d'une espèce de connivence conflictuelle, sur un certain nombre de théâtres – je pense au Haut-Karabakh ou à la Libye –, entre la Russie et la Turquie, chacun de ces pays s'efforçant de créer son domaine d'influence. Si mon propos est assez ferme, c'est parce que nos intérêts et les intérêts européens sont remis en cause.

Je ne dresserai pas devant vous la liste des actes que nous attendons, car cette audition est publique et je ne peux pas m'adresser à M. Erdogan par votre intermédiaire. La Turquie, je le répète, doit choisir entre la confrontation et la collaboration. Si elle fait le choix de la collaboration, nous sommes prêts au dialogue, mais elle doit nous démontrer par des actes qu'elle s'inscrit dans une logique différente de celle qui prévaut depuis plusieurs mois. Ces actes doivent être significatifs – nous avons quelques idées sur le sujet ; j'en ai cité un, mais il peut y en avoir d'autres. C'est aux Turcs de prendre la mesure de notre attente et de celle des Européens.

En fait, la situation a commencé à évoluer en 2016, avec le coup d'État raté : depuis cette date, nous observons une inflexion vers une sorte d'expansionnisme islamo-nationaliste et une politique de provocation et du fait accompli. Au fur et à mesure de cette évolution, nous percevons, de la part de nos partenaires européens, une prise de conscience que les choses ne peuvent pas continuer ainsi. Lors de sa réunion des 10 et 11 décembre, le Conseil européen sera donc amené à prendre les initiatives qui conviennent. Je ne vous en dirai pas plus, mais nous attendons, d'ici là, de la part de la Turquie, des actes qui nous permettront de savoir si nous sommes dans une stratégie de confrontation ou de collaboration. C'est de sa responsabilité. Le panel des initiatives que nous pouvons prendre à l'égard de ce pays est très large et très varié ; les Turcs peuvent très bien l'identifier. Nous en sommes là, à l'heure où je vous parle. Nous avons, avec les Allemands, qui assument actuellement la présidence du Conseil de l'Union européenne, des discussions très approfondies sur la situation.

La présidence allemande a été dominée, c'est évident, par la crise pandémique. Néanmoins, certains dossiers ont avancé. Je pense en particulier à la relation avec la Chine ; le sommet de septembre a permis de lui adresser des messages de fermeté, notamment sur le plan commercial et économique. Nous attendons, par ailleurs, d'ici à la fin de l'année, plusieurs résultats en faveur desquels les Allemands se mobilisent ; je pense à la fin de la négociation du Brexit, aux avancées sur le pacte asile et migration, aux progrès de la lutte contre le terrorisme – un paquet consacré à cette question doit être validé lors du prochain Conseil – et à un engagement clair sur le climat. Cela dit, la présidence allemande a été, me semble-t-il, de bonne qualité, en particulier pendant la traversée de la crise pandémique ; elle a également permis l'élaboration du plan de relance.

J'étais à Berlin avant-hier pour poursuivre la discussion avec l'Allemagne sur les sujets que je viens d'évoquer et faire en sorte que le prochain Conseil européen soit de grande qualité – mais vous mesurez l'ampleur des dossiers qui devront être discutés et, on l'espère, tranchés les 10 et 11 décembre. Succéderont à l'Allemagne, le Portugal et la Slovénie, où je me suis rendu pour préparer la suite, puis la France.

Monsieur Joncour, le multilatéralisme que nous souhaitons encourager est renouvelé en ce qu'il doit permettre d'obtenir des résultats – c'est ce que j'appelle le multilatéralisme par la preuve – et associer tous les acteurs pertinents, et non plus seulement les États, sur les sujets concernés. Les accords de Paris sur le climat en sont un bon exemple puisqu'ils sont le résultat du multilatéralisme dans le cadre d'une approche multi-acteurs. Sur l'ensemble des défis que la planète doit relever, c'est cette logique qu'il faut privilégier. Le forum de Paris sur la paix, dont le Président de la République a pris l'initiative en 2018, s'inscrit dans cette démarche, puisque les acteurs sont invités à défendre des mesures concrètes sur les thèmes de mobilisation du nouveau multilatéralisme. La troisième édition de ce forum a ainsi rassemblé, certes en ligne, 12 000 personnes, parmi lesquelles des représentants de la société civile, des organisations non gouvernementales, des États, des entreprises, des collectivités locales… C'est ainsi que nous pourrons faire avancer les dossiers de la santé, de l'environnement, du numérique, de la lutte contre les « infodémies », de l'égalité entre les hommes et les femmes. Telle est la nouvelle donne du multilatéralisme : inclusive et partagée. L'initiative que j'ai prise l'an dernier, à New York, avec Heiko Maas, mon homologue allemand, s'inscrit dans cette démarche et rencontre un véritable succès.

Je vous sais par ailleurs très préoccupé par la question de la pêche. En la matière, les enjeux majeurs sont l'accès à la bande des 6-12 milles britanniques et du respect de la stabilité relative, qui est au fondement de l'Europe bleue, c'est-à-dire le respect des droits historiques. Dès lors que les armements d'un pays donné pêchent dans une zone depuis longtemps, ils gardent une priorité historique. Nous avons eu par le passé, dans le domaine de la pêche, des situations très conflictuelles avec l'Espagne, dont j'ai eu à connaître lorsque j'étais ministre de la mer, et nous avons fini par trouver une voie d'entente en nous fondant sur les droits historiques. Il faut donc agir en respectant l'histoire et la souveraineté des États – je pense à la bande des 6-12 milles – tout en s'assurant que l'histoire de l'action économique des pêcheurs de tel ou tel pays soit respectée pour prendre en compte la nouvelle donne. Telle n'est pas, actuellement, la position des Britanniques ; c'est un des obstacles à la mise en œuvre des accords futurs, si tant est qu'ils puissent être mis en œuvre.

En tout état de cause, nous préparons des mesures d'accompagnement des pêcheurs qui consistent dans le renforcement, dans le cadre du retrait britannique et d'un éventuel no deal du Fonds maritime européen pour les affaires maritimes et la pêche, le fameux FEAMP, et dans la participation du « fonds Brexit » de 5 milliards d'euros, décidé par les chefs d'État, dont une partie importante pourrait revenir à la pêche afin d'éviter les désastres que pourrait provoquer une attitude intransigeante du Royaume-Uni.

Monsieur El Guerrab, nous avons en effet depuis longtemps avec l'Azerbaïdjan des relations de cordialité, mais cela ne nous empêche pas de défendre la position globale que nous avons adoptée sur le Haut-Karabakh. Le président Chirac, le président Sarkozy, le président Hollande se sont rendus à Bakou dans le cadre de voyages d'État. Notre relation avec ce pays a une histoire, dont témoigne notamment l'université franco-azerbaïdjanaise qui, j'ai pu le constater lorsque je me suis rendu à Bakou, se développe et fonctionne bien. Mais cela ne nous empêche pas de parler très clairement avec les Azéris, que nous incitons à s'engager dans un processus de discussion en vue de parvenir à une solution durable de ce conflit.

Le cessez-le-feu devait intervenir ; il faut désormais faire en sorte d'en éclairer les zones d'ombre. Notre mission est de rester coprésidents du groupe de Minsk : les autres parties et les Arméniens nous le demandent. Être coprésident, ce n'est pas être neutre ; c'est faire une analyse équilibrée. Si la France n'était pas, avec les États-Unis et la Russie, garante du processus, elle ne répondrait pas, je le répète, aux demandes notamment des Arméniens, qui souhaitent que nous restions partie prenante pour assurer un équilibre. Je le dis avec clarté car, aujourd'hui, se tient au Sénat un débat sur la reconnaissance du Haut-Karabakh. Mais, à ma connaissance, l'Arménie elle-même ne l'a pas reconnu ! Dès lors, si la France devait le reconnaître tout en étant coprésidente du groupe de Minsk, la situation serait pour le moins acrobatique.

Notre position est claire : nous souhaitons une clarification de l'accord de cessez-le-feu. Celui-ci a été conclu après trois tentatives infructueuses. La quatrième a abouti, sur l'initiative de la Russie, car il fallait éviter que Stepanakert ne soit prise par les forces azéries. La Russie a bloqué, et elle a eu raison de le faire. Il convient maintenant de traduire tout cela dans une démarche inclusive à laquelle nous nous efforcerons de contribuer le mieux possible.

Monsieur Hutin, si j'ai beaucoup parlé de l'Europe, c'est parce que le président m'a incité, dans son propos introductif, à évoquer en priorité les sujets européens. Par ailleurs, choisir l'Europe n'a jamais impliqué – en tout cas pour moi, je vous rejoins donc sur ce point – de renoncer à la nation. Au contraire, il me semble que la souveraineté de notre pays est renforcée par l'affirmation de la souveraineté européenne. Que ce soit dans le domaine climatique ou dans le domaine commercial, la France a, grâce à l'Europe, plus de poids pour défendre ses valeurs. Le véritable patriote n'est pas celui qui fait le choix du repli national ; c'est celui qui, au nom de ses valeurs nationales, fait le choix de l'engagement européen. Je ne suis pas certain que nous soyons en désaccord sur ce point, mais je prends acte de votre observation.

Monsieur Meyer Habib, je ne crois pas que le logiciel soit périmé. Je connais votre détermination et votre engagement, et vous connaissez les positions que je défends au nom du Gouvernement et qui sont partagées au niveau européen. Nous avons salué, je le rappelle, l'avancée que constitue l'engagement des Émirats arabes unis, du royaume de Bahreïn et du Soudan dans la normalisation de leurs relations avec Israël. J'ai publié un communiqué pour indiquer que nous étions favorables à cette reconnaissance. Toute initiative qui permet d'apaiser les tensions régionales est bonne. Nous considérons que l'esprit nouveau dont témoignent ces annonces doit être mis au service de la reprise du dialogue entre Israéliens et Palestiniens sur le fondement des paramètres agréés par les Nations unies, à savoir l'établissement de deux États dans le cadre du droit international. Sans doute ne nous accordons-nous pas sur ce point, et c'est pourquoi vous jugez le logiciel périmé. Moi, je ne pense pas qu'il le soit. Il faut désormais agir pour ouvrir, à partir de ces avancées, un dialogue positif.

En ce qui concerne l'Iran, vous faites une erreur d'optique : ce n'est pas ce pays qui s'est retiré du JCPOA (Joint comprehensive Plan of action) mais bien les États-Unis. Ensuite, l'Iran a commencé à détricoter les éléments de l'accord en justifiant ces ruptures d'engagement partielles et successives par le retrait américain et l'absence des retours économiques dont il pouvait bénéficier au titre de l'accord de Vienne. Nous avons souligné ses insuffisances et condamné la rupture de ses engagements. Voilà où nous en sommes. Je note avec intérêt que, dans une déclaration récente, le président élu Biden a annoncé vouloir reprendre les discussions afin de réintégrer le JCPOA, sous une forme qui reste à déterminer. Nous allons donc entrer dans une nouvelle logique, mais il faut attendre que la future administration américaine soit en place.

Nous avons toujours indiqué aux Iraniens qu'ils avaient une mauvaise réaction face à une mauvaise décision – celle des Américains de se retirer de l'accord. Il faut désormais tenter de restaurer la confiance et nous allons nous efforcer d'y contribuer.

Madame Dumas, j'ai des désaccords avec vous. La situation en Côte d'Ivoire n'est pas la même qu'en Guinée-Conakry. Il faut être très clair. En Guinée-Conakry, la Constitution a été révisée pour permettre au président Alpha Condé de se représenter pour un troisième mandat. L'élection a eu lieu et elle a été suivie de difficultés, après que le référendum constitutionnel eut lui-même été marqué par des violences. Nous considérons qu'il revient au président Alpha Condé de faire des gestes d'ouverture pour apaiser les tensions qui perdurent dans son pays.

En Côte d'Ivoire, le président Ouattara avait exprimé publiquement sa volonté de se retirer au terme de deux mandats. Il se trouve que le candidat de son parti, Amadou Gon Coulibaly, est décédé durant la campagne, un mois ou un mois et demi avant l'élection – je me suis rendu à ses obsèques. On ne peut donc pas suspecter M. Ouattara d'avoir organisé ces événements à son profit. Mais il a décidé, face à cette situation particulière, de se représenter. C'est son choix. Toujours est-il que le dispositif constitutionnel n'est pas du tout le même qu'en Guinée-Conakry. C'est la raison pour laquelle le président Macron a félicité M. Ouattara pour son élection et s'est, pour l'instant, abstenu de le faire pour M. Condé.

Nous souhaitons qu'en Côte d'Ivoire, des gestes d'ouverture susceptibles de ramener la sérénité soient faits. Des ouvertures ont été effectuées à l'égard du président Bédié et des annonces d'ouverture sont intervenues à l'égard de M. Gbagbo. Nous souhaitons que le président Ouattara poursuive dans cette logique, en espérant qu'elle aboutira à une situation plus sereine.

Quant au Niger, constatons ensemble, madame Dumas, que le processus électoral se déroule pour l'instant dans des conditions approuvées par la communauté internationale, qu'il s'agisse des cartes d'électeur ou de l'organisation des bureaux de vote. Le président Issoufou a annoncé qu'il ferait deux mandats et qu'il arrêterait. Pourquoi l'accuser ? J'avoue qu'il y a des choses que je ne comprends pas.

S'agissant des accords migratoires avec la Turquie, l'Europe remplit ses obligations, notamment dans le cadre de la facilité de l'Union européenne en faveur des réfugiés en Turquie, la FRIT. Nous sommes au rendez-vous financier. Je comprends que la Turquie, qui assume une lourde tâche en accueillant des réfugiés, en veuille toujours un peu plus. Mais il ne faut pas dire que les Français et les Européens ne remplissent pas leurs obligations en la matière.

Monsieur Lecoq, je connais votre préoccupation pour la situation au Sahara occidental. Cependant, j'ai eu le sentiment, en vous écoutant, que tout était la faute de la France : il ne faut tout de même pas exagérer ! Nous ne sommes pas les seuls membres du Conseil de sécurité, et ce serait de l'ingérence – je sais que vous y êtes opposé – si nous intervenions en tant qu'acteurs dans les relations compliquées entre le peuple sahraoui, le Maroc et l'Algérie. Il est temps que l'émissaire de l'ONU, M. Köhler, ancien président de la République fédérale d'Allemagne, qui a dû renoncer à sa mission pour des raisons de santé, soit remplacé pour que l'on entre dans un processus de paix, faute de quoi – je suis d'accord avec vous sur ce point – la situation deviendra conflictuelle.

Monsieur Anglade, je ne vois pas d'autre solution qu'un accord avec les Hongrois et les Polonais, qui doivent se rendre compte qu'ils sont en train de bloquer l'Union européenne. La voie d'une coopération renforcée au sens des traités européens, que vous avez évoquée en pointillé, nécessiterait un très long travail. Au demeurant, dès lors que la question ne concerne pas le budget européen, un accord intergouvernemental en dehors des traités serait nécessaire. Je ne crois donc pas que ce soit la bonne solution. Il nous faut donc user de persuasion – et nous nous y employons, de même que la présidence allemande et les chefs d'État et de gouvernement – afin de montrer à la Hongrie et à la Pologne qu'il existe un droit européen – nous nous sommes engagés sur des valeurs communes – et qu'il est dans leur intérêt de parvenir à un accord.

Monsieur M'Baye, je n'ai pas grand-chose à ajouter à vos propos. La France soutient entièrement les Africains, qui doivent gérer souverainement cette monnaie naissante. Nous sommes tout à fait favorables à des accompagnements parlementaires, mais c'est aux Africains d'en décider. Cette initiative au service de l'intégration monétaire régionale marque une avancée, même si elle a été freinée par la pandémie. En tout cas, il importe que nous accompagnions les Africains dans cette dynamique.

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