Intervention de Jean-Yves le Drian

Réunion du mercredi 25 novembre 2020 à 15h00
Commission des affaires étrangères

Jean-Yves le Drian, ministre :

Monsieur Bourlanges, je ne trouve pas que nous ayons une attitude lénifiante vis-à-vis de la Turquie. Je crois avoir affirmé publiquement, non seulement devant votre commission, mais aussi en séance publique à l'Assemblée nationale et au Sénat, comme dans nombre de mes déclarations dans la presse, notre fermeté vis-à-vis de la Turquie. Et je défends la même position lorsque je m'entretiens avec mes collègues européens, y compris dans les réunions de l'OTAN. Nous faisons preuve d'une grande fermeté et attendons de la Turquie qu'elle clarifie sa position.

S'agissant de l'Arménie, le groupe de Minsk, qui a été mandaté par l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), est à l'œuvre et nous considérons que la France doit assumer ses responsabilités au sein de ce groupe. Sans doute avons-nous moins de force que les Russes dans cette région, mais nous avons un poids politique qui nous permet de tenir notre place. C'est ce que nous avons essayé de faire pendant toute cette période et c'est ce que nous allons continuer à faire.

C'est la Turquie qui fait ses choix, ce n'est pas nous. Si elle choisit la confrontation, nous en tirerons les conséquences. Vous avez évoqué la frégate française, récemment « illuminée » par une frégate turque. Pour nous, l'incident n'est pas bouclé. Nous avons transmis nos protestations à l'OTAN et le dossier est toujours en cours d'instruction. Nous avons introduit de nouvelles procédures pour éviter ce genre de situation. Je vous signale par ailleurs que dans l'opération IRINI, une frégate allemande s'est elle aussi trouvée en difficulté face à des bateaux turcs qu'elle devait inspecter. Nous nous montrons très fermes et attendons de voir comment la Turquie va se positionner. Nous devons faire preuve de solidarité au niveau européen et obtenir de la clarté sur les initiatives turques.

Monsieur Fuchs, vous m'avez interrogé, comme plusieurs de vos collègues, sur la Côte d'Ivoire. J'ai dit que notre posture était à l'apaisement. Cela suppose que le président Ouattara prenne des initiatives, dans le respect du droit constitutionnel et de l'État de droit. Le règlement des différends entre les autorités ivoiriennes et l'opposition doit se faire dans ce cadre. J'espère que le bon sens l'emportera.

S'agissant de la réforme constitutionnelle du Tchad, je rappellerai le principe de non-ingérence. Il faut respecter l'indépendance de ce pays : s'il souhaite changer sa Constitution, c'est son affaire et nous souhaitons qu'il le fasse le mieux possible.

Madame Genetet, je ne suis pas certain d'avoir bien compris ce que vous entendez par « diplomatie cultuelle ». La question religieuse entre évidemment en ligne de compte dans l'appréciation que nous faisons de notre relation avec les différents pays : nous avons, au Quai d'Orsay, un poste de conseiller des affaires religieuses, qui intervient en particulier dans nos relations avec le Vatican ; nous avons aussi, avec l'Arabie Saoudite, des discussions sur la régulation des pèlerinages et sur la formation des imams, mais il n'y a pas, au sens propre du terme, une problématique religieuse de nos relations diplomatiques. Il importe d'éviter toute confusion : la donne religieuse fait partie de la réalité de la vie du monde et de l'histoire des différents pays avec lesquels nous sommes en relation, mais il n'y a pas de logique religieuse dans notre diplomatie. S'agissant du rôle de la Turquie dans le développement d'un sentiment anti-français en Malaisie, en Indonésie et au Bangladesh, nous savons très bien le rôle que peuvent jouer certains réseaux turcs dans la région.

Plusieurs d'entre vous m'ont interrogé au sujet de la situation de M. Maurice Kamto. Notre position est très claire : nous voulons que la démocratie fonctionne au Cameroun. J'ai indiqué à plusieurs reprises que je ne serais pas allé au Cameroun si M. Kamto n'avait pas été libéré : j'ai attendu qu'il le soit pour m'y rendre. À l'époque où j'y suis allé, nous étions dans une phase d'accalmie et plusieurs libérations étaient intervenues, dont la sienne. Mais la situation s'est de nouveau tendue depuis le mois de septembre. Nous souhaitons que les autorités camerounaises fassent des gestes d'ouverture pour rétablir la confiance sur la scène politique intérieure et qu'elles libèrent les personnes arrêtées dans le cadre de manifestations à caractère politique. Le Président de la République l'a rappelé dans une interview à Jeune Afrique il y a quelques jours et c'est la logique qui nous guide. Nos messages sont très fermes vis-à-vis des autorités camerounaises.

S'agissant de l'accord avec le Mercorsur, je ne vais pas revenir sur toutes les raisons qui nous amènent à nous y opposer aujourd'hui. Je dirai simplement que ce projet ne permet pas d'écarter le risque de déforestation en Amérique du Sud et qu'il ne constitue pas un levier suffisant pour lutter contre le dérèglement climatique et pour protéger la biodiversité. Telle est notre position, et nous sommes loin d'être isolés sur ce sujet.

Monsieur Dumont, j'avoue ne pas avoir d'informations sur l'application de la directive européenne relative au duty free dans le secteur ferroviaire. Je vais regarder ce qu'il est possible de faire. S'agissant de la Turquie et de sa potentielle adhésion à l'Union européenne, tout est arrêté depuis 2016 et il n'y a pas lieu de relancer ce processus dans l'état actuel des choses.

Vous m'avez interrogé, enfin, au sujet de la décision que pourrait prendre la Suisse d'ouvrir ses stations de ski. Je me suis entretenu hier avec mon collègue suisse sur ce sujet ; il m'a indiqué que cette question relève, sur certains points, de la compétence des cantons et, sur d'autres, de celle du gouvernement fédéral. Puisque rien n'est encore décidé du côté suisse, je ne peux pas vous répondre sur la question de l'harmonisation des décisions entre nos deux pays. Vous avez également évoqué l'Autriche, qui envisage elle aussi d'ouvrir son domaine skiable : nous n'avons pas à nous mêler de son choix, mais vu la dynamique de la pandémie en Europe, je pense que la plus grande prudence s'impose. Je suis allé à Berlin avant-hier : le niveau de contamination y est plus important qu'à Paris. Nous sommes dans une phase d'explosion, dont il faut avoir conscience. Le Président de la République a bien rappelé hier que des mesures de précaution s'imposent. Nous essayons d'arriver à une harmonisation des domaines skiables au niveau européen : nous y travaillons avec l'Andorre et avec l'Espagne, pour la Catalogne et l'Aragon, et j'espère que nous aboutirons à une solution commune.

Madame Clapot, nous travaillons étroitement avec l'Égypte en matière de lutte contre le terrorisme, nous coopérons avec elle sur les grandes crises régionales – la situation libyenne et le processus de paix au Proche-Orient –, nous avons également une relation culturelle très forte avec ce pays, en particulier dans le domaine de l'archéologie. Mais cela n'implique pas un blanc-seing sur les droits de l'homme et nous sommes très vigilants sur ces questions. À chacune de nos rencontres, nous appelons l'attention des autorités égyptiennes, au plus haut niveau, sur la situation d'un certain nombre de détenus, dont M. Ramy Shaath, que je ne manque jamais de mentionner. Je crois d'ailleurs que sa situation s'est améliorée : il a pu s'entretenir au téléphone avec sa compagne, Mme Céline Lebrun, et nous militons pour qu'ils puissent se rencontrer, même si la pandémie complique évidemment les choses. Nous prêtons une grande attention à la décision qui a été prise à l'égard de l'ONG Initiative égyptienne pour les droits personnels : nous avons fait une déclaration publique et notre ambassadeur en poste au Caire a mené, avec ses collègues européens, une action pour signifier aux autorités égyptiennes que leur décision était préoccupante.

Monsieur Quentin, vous avez évoqué la déclaration de la ministre allemande de la défense au sujet du concept d'autonomie stratégique. Le Président de la République a rappelé la position de la France à ce sujet et je vous invite à lire la tribune que j'ai publiée avec mon collègue Heiko Maas, à la fois dans un grand journal du soir français et dans la presse allemande et américaine. Nous expliquons ensemble notre position, qui a été validée à la fois par la chancelière allemande et par le Président de la République française et réaffirmons notre autonomie stratégique, y compris sur le plan militaire. Cette déclaration n'est pas exactement sur la même ligne que la première déclaration de la ministre allemande de la défense.

Je crois par ailleurs vous avoir déjà dit que nous étions favorables à ce que Taiwan participe aux réunions de plusieurs organismes internationaux, dont l'OMS, car il est essentiel que tous les acteurs qui peuvent prendre part à la lutte contre les pandémies, notamment celle du covid-19, le fassent. Nous avons d'ailleurs regretté que Taiwan ne puisse pas participer aux travaux de la soixante-treizième assemblée mondiale de la santé, qui s'est tenue du 9 au 13 novembre, et nous continuerons d'appeler à un accord entre Pékin et Taipei en vue de la participation de Taiwan à la prochaine assemblée mondiale de la santé, comme ce fut le cas par le passé. Il ne doit pas y avoir de vide sanitaire dans la lutte contre la pandémie.

Vous avez rappelé l'importance de notre présence à Djibouti et l'accord de défense que nous avons avec ce pays. Vous avez également noté, à juste titre, que nous n'y sommes pas seuls. Les Chinois y sont présents, mais aussi les Japonais et les Américains. Djibouti est vraiment un lieu de plus en plus stratégique, où tout le monde veut être présent. Nous avons pour nous l'ancienneté, le nombre, et l'insertion dans la vie du pays : des militaires français sont basés à Djibouti, accompagnés de leur famille. Nous avons une longue histoire de présence et de confiance avec ce pays, qui est aussi partie prenante de la francophonie. Nous y avons un lycée, que fréquentent nombre de Djiboutiens, et qui sera rénové en 2021. Il faut sans doute que nous renforcions notre présence sur le plan économique, mais je ne suis pas inquiet quant à la qualité de notre relation avec Djibouti, même si c'est effectivement une zone de compétition importante. Je sais par ailleurs que de grands groupes français s'intéressent à des projets structurants pour l'avenir du pays. Nous sommes très soucieux de garantir la souveraineté de Djibouti et d'éviter qu'il ne la mette en péril par un recours excessif à l'endettement, stimulé par une intervention extérieure autre que la nôtre – si vous voyez ce que je veux dire.

Madame Lenne, j'ai déjà répondu à M. Dumont au sujet de l'harmonisation de l'ouverture des domaines skiables avec la Suisse. Vous m'avez également interrogé sur notre contribution au FIDA. Ce fonds est effectivement un outil important de notre action de lutte contre la pauvreté et la faim en milieu rural et, pour la période 2019-2021, notre contribution a atteint 46,6 millions, auxquels il faut ajouter des prêts d'un montant de 50 millions, accordés à des conditions très favorables par l'Agence française de développement (AFD), ce qui nous place parmi les six premiers contributeurs. Je précise que, dans les orientations de l'aide publique au développement, la France a consacré 869 millions à la sécurité alimentaire, soit 12 % de plus qu'en 2018. Cela représente près de 6 % de notre aide publique globale. C'est aussi une façon de rappeler que l'aide alimentaire ne passe pas seulement par le FIDA et que notre engagement, sur les questions alimentaires et de nutrition, est massif.

Monsieur Clément, nous avons pris des sanctions contre l'Iran à la suite de l'affaire de Villepinte, notamment au travers de nos services du renseignement. Nous avons été très fermes avec ce pays après cette tentative d'attentat et nous restons très attentifs à la situation de notre compatriote Fariba Abdelkhah, comme à celle de Mme Nasrin Sotoudeh, dont nous avons obtenu la libération, à force de pressions. Je rappelle qu'elle a reçu le prix franco-allemand des droits de l'homme l'année dernière.

Madame Tanguy, le parquet européen n'est en charge, pour l'heure, que de la protection des intérêts financiers de l'Union européenne, mais le Président de la République s'est dit favorable à l'extension de ses compétences à la lutte contre le terrorisme, et ce, dès son discours de La Sorbonne. Le développement du terrorisme en Europe et la volonté de la Commission européenne de se doter d'un nouveau programme européen de lutte contre le terrorisme, qui sera présenté le 9 décembre, devraient aboutir à l'élargissement des compétences du parquet. En tout cas, nous y sommes favorables.

Sur la pêche, je me suis déjà exprimé. Attendons la fin des discussions ; en l'absence d'accord, des mesures de conservation seront prises, ainsi que des mesures d'accompagnement, de préférence au niveau européen, avec des engagements financiers très importants.

Madame Le Peih, vous m'avez interrogé sur le mécanisme d'inclusion carbone. M. Franck Riester mène actuellement une discussion sur le sujet dans le cadre de la révision de la politique commerciale européenne, un travail lancé par la Commission au mois de juin. Cette révision intervient à un moment crucial, marqué par les conséquences de la crise sanitaire, mais aussi de la crise climatique. Nous entendons intégrer dans cette révision les enjeux commerciaux et environnementaux, afin que le mécanisme d'inclusion carbone soit mis en œuvre et atteigne ses objectifs.

Monsieur Nadaud, j'ai déjà évoqué Alpha Condé à deux reprises et je ne crois pas qu'il mérite que je parle de lui une troisième fois. C'est une façon de le punir.

S'agissant du Haut-Karabakh, monsieur Maire, nous devons entrer dans une logique de discussion – et nous aurions dû le faire il y a déjà un certain temps. S'il y a eu une situation de guerre, c'est en partie parce que les acteurs – et sans doute avons-nous aussi notre part de responsabilité dans tout cela, puisque nous sommes co-présidents du groupe qui était chargé de trouver une solution – ne se sont pas rencontrés pour discuter du statut de cet espace. À présent, il est nécessaire d'agir, mais on ne pourra le faire que quand les conditions sanitaires et humanitaires auront été rétablies. Or de nombreux Arméniens qui résident habituellement dans le Haut-Karabakh se sont réfugiés en Arménie. Il faut reconstituer la vie de ce territoire avant d'avoir une discussion sur son statut définitif. Sur le plan militaire, il paraît difficile d'intervenir. Du reste, qui interviendrait ? Les forces des Nations unies ? Puisque l'OSCE valide le processus en cours, il n'y a pas de raison de revenir là-dessus.

Monsieur Julien-Laferrière, je ne suis pas aussi pessimiste que vous s'agissant du G20. Certes, il n'a pas donné des résultats exceptionnels mais il faut saluer, dans le domaine de la santé, l'engagement pris par les chefs d'État et de gouvernement de garantir un accès équitable au remède contre la covid-19, de soutenir le dispositif pour accélérer l'accès aux outils de lutte contre la covid-19 (Accélérateur ACT) et sa facilité de diffusion des vaccins, le COVAX, et la reconnaissance de la vaccination comme un bien public mondial. Nous n'aurions pas pu parvenir à un tel accord antérieurement, en raison de l'affrontement sino-américain, sur l'OMS en particulier.

Sur le climat aussi, il y a eu des progrès par rapport au G20 d'Osaka, puisque tous les signataires se sont engagés à réviser à la hausse leurs contributions nationales, dans la perspective de la COP26. Et vous savez que la nouvelle administration américaine veut revenir dans les accords de Paris.

S'agissant de la dette, enfin, il faut souligner l'accord de prolongation de la suspension du service de la dette et la volonté d'instaurer un cadre commun entre le G20 et le Club de Paris pour définir des critères pour le traitement des dettes à venir. Tout cela est plutôt positif, même si nous ne sommes pas allés aussi loin que nous l'aurions souhaité sur d'autres questions. Il faut bien avouer qu'un G20 en visioconférence n'est pas idéal pour mener des négociations. Dans le contexte, le bilan n'est pas si mauvais.

Vous avez évoqué l'Arabie Saoudite. S'agissant de son attitude à l'égard du Yémen, on oublie parfois que les Houthis sont alimentés militairement par l'Iran. Quand on parle du Yémen, il faut parler de tout, et c'est ce que je m'efforce de faire. L'Arabie Saoudite cherche désormais une sortie de crise politique, alors que son territoire continue de faire l'objet de bombardements des Houthis, avec de l'armement iranien. S'agissant de la situation des femmes en Arabie Saoudite et de la situation particulière de Mme Loujain Al-Hathloul, il faut être très clair et très ferme sur notre position et le dire régulièrement aux autorités saoudiennes. C'est ce que nous faisons.

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