Je suis très heureux, mes chers collègues, d'accueillir au nom de la commission des affaires étrangères le ministre de l'Europe et des affaires étrangères M. Jean-Yves Le Drian. Je le suis encore plus que d'habitude car cela fait très longtemps que nous ne vous avons pas entendu, monsieur le ministre, sur autre chose que le projet de loi de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales : votre dernier tour d'horizon général de la situation diplomatique date du 25 novembre. Pour nous qui avons l'habitude de nos rendez-vous mensuels, c'est long ! N'y voyez pas le moindre reproche, les dernières semaines furent chargées.
L'adoption de ce projet de loi de programmation cet après-midi, sans aucun vote contre, constitue une grande satisfaction. Cette commission et le Gouvernement peuvent légitimement en être fiers, c'est précieux. Malgré nos différences de sensibilité, nos oppositions et nos critiques, les débats en commission et en séance plénière ont offert une bonne image de la représentation nationale. L'effort, porté principalement mais pas exclusivement par Hervé Berville, notre rapporteur, a été très important et cette conclusion est extrêmement satisfaisante.
Depuis ce dernier tour d'horizon donc, de l'eau a coulé sous les ponts. Le fait majeur de l'actualité internationale a été l'installation de l'administration Biden. Il serait prématuré d'en chercher toutes les implications, mais déjà beaucoup de signes ont été envoyés par cette nouvelle administration. Cela mérite que nous nous y arrêtions, pour envisager en retour l'action de la France et des pays européens. Mais comme le ministre participera au débat de demain sur les questions européennes, nous ne les aborderons pas directement aujourd'hui.
Le premier grand dossier à examiner aujourd'hui est l'ouverture de l'administration Biden sur les instances multilatérales. Après des années de quasi-boycott du multilatéralisme par l'administration Trump, les États-Unis font leur grand retour dans les instances de l'organisation mondiale du commerce (OMC), de l'organisation mondiale de la santé (OMS), de l'OTAN et de l'ONU – la liste est impressionnante. Mais tout n'est pas simple. Monsieur le ministre, nous attendons avec impatience votre analyse sur ce sujet où l'action de l'administration Biden tranche fortement avec celle de son prédécesseur.
Mais le multilatéralisme est une question de méthode. Il est un grand dossier, géopolitique lui, où l'action des États-Unis n'est qu'infléchie, c'est le rapport avec la Chine. Une relation de confrontation assez vive s'installe entre les deux pays, ce qui nous impose de définir notre place. Devons-nous considérer la Chine comme un adversaire idéologique et politique, avec lequel nous devons entretenir des relations extrêmement dures ? Devons-nous la considérer comme ce que les sociologues appellent un « associé rival », c'est-à-dire comme un partenaire avec lequel nous avons beaucoup à faire, et en même temps beaucoup de conflits potentiels ? Il s'agit de savoir comment accueillir le futur traité avec la Chine sur les investissements, dont la conclusion a été ébauchée. Est-il opportun, alors que la Chine dénonce pratiquement les accords conclus sur Hong-Kong et qu'elle engage au Xinjiang une politique inhumaine, de signer ce traité, qui certes comporte pour nous beaucoup d'avantages, sans considération pour les dispositions des signataires à appliquer les droits de la personne ?
Le troisième grand dossier est le couple Iran-Arabie saoudite. La position de l'administration américaine évolue là encore très fortement. Comment appréciez-vous ce mouvement, monsieur le ministre, sur le théâtre iranien et le théâtre saoudien ? Concernant le Moyen-Orient s'ajoute la question de la Turquie, avec laquelle nous avons connu des tensions extrêmement vives au cours des mois derniers. Les contacts semblent à nouveau plus sereins, mais nous serons évidemment très intéressés par votre analyse sur la dernière métamorphose de M. Erdogan, qui, d'abord pro-européen pour se détacher des États-Unis, puis anti-européen quand les Européens l'ont un peu trop gêné au sujet des droits de la personne et se rapprochant États-Unis, semble de nouveau ébaucher un mouvement vers l'Union européenne.
La démocratie connaît bien d'autres problèmes que la Turquie : en Russie, en Biélorussie, en Birmanie, en Chine les situations sont extrêmement dures. Quelle attitude adopter ? Comment procéder ? Nous semblons comme abonnés aux sanctions : j'ai été très frappé, lors du dernier Conseil, par l'avalanche de celles qui ont été prises. Mais, de même que la culture est ce qui reste quand on a tout oublié, les sanctions sont ce qui reste quand on ne sait pas très bien quoi faire d'autre.
L'ensemble des groupes signalent un autre problème auquel nous devons être sensibles : celui de l'extraterritorialité. Le multilatéralisme et la défense de la démocratie sont formidables, mais nous ne voudrions pas continuer à être associés à des mesures unilatérales que nous n'aurions pas prises ni cautionnées et que nous serions obligés d'avaler. Je suis de ceux qui pensent que la souveraineté n'exclut pas des liens très forts de caractère multilatéral, contraignants, mais qu'en revanche elle exclut totalement qu'un État indépendant soit soumis à une politique qui n'est pas définie par lui ou avec lui. Or il en va un peu ainsi. En mettant l'accent sur les sanctions et la lutte pour la démocratie, nous courons le risque de nous voir soumis à tout un ensemble de mesures définies unilatéralement à Washington.
Je n'insiste pas sur la situation de la Birmanie, qui est très préoccupante. Monsieur le ministre, vos positions sont très nettes, et vous avez marqué votre extrême préoccupation. La situation peut dégénérer en un bain de sang assez facilement. Et nous devrions aussi parler du Sahel… N'en jetez plus, la cour est pleine ! Monsieur, le ministre, je vous cède la parole.