Intervention de Jean-Yves le Drian

Réunion du mercredi 19 mai 2021 à 17h00
Commission des affaires étrangères

Jean-Yves le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères :

Mesdames et messieurs les députés, je suis ravi de vous retrouver. Je vous prie de bien vouloir excuser le report de cette audition, due à un changement de l'organisation du G7 des ministres des affaires étrangères à Londres, ainsi qu'à un déplacement au Liban.

Avant d'aborder la crise au Proche-Orient, j'aimerais vous faire part de ma conviction sur le moment que nous vivons. Au cours des dernières années, une forme d'accoutumance à l'idée que le conflit au Proche-Orient pourrait disparaître de lui-même s'était développée. Au sein de la communauté internationale, il était passé au second plan des préoccupations et chacun faisait semblant de croire que le temps allait le dissiper. Les accords d'Abraham semblaient y contribuer. J'observe d'ailleurs que nous avons rarement abordé ce sujet de front ensemble, car il ne faisait pas l'actualité. En réalité, on ne peut pas faire passer durablement au second plan cet enjeu : le temps n'a rien dissipé et l'histoire est revenue en force, avec violence.

Mais nous étions un certain nombre à penser que ce conflit n'était pas un « conflit gelé », comme on dit parfois, ce qui nous a permis de prendre l'initiative. Je vous ai fait part à plusieurs reprises de la création d'un creuset de réflexion avec mes homologues égyptien, jordanien et allemand. Nous avions commencé à travailler pour identifier les mesures de confiance à prendre afin d'engager un processus. Nous avions rencontré Gabi Ashkenazi, ministre israélien des affaires étrangères, Ryad Al-Maliki, ministre des affaires étrangères de l'Autorité palestinienne et plusieurs autres acteurs. Notre dernière réunion s'est tenue en mars.

Je suis convaincu, comme le président Bourlanges, qu'il faut absolument s'attaquer à la mise en œuvre d'une cessation des hostilités. Mais cela ne suffira pas. Il faudra se lancer dans un véritable processus de paix sur la base, de notre point de vue, des résolutions des Nations Unies et de l'existence de deux États – je ne reprends pas les références que vous connaissez tous – chacun dans sa sécurité et son indépendance, ayant Jérusalem pour capitale. Nous n'apportons aucune modification de fond à la position française. Celle de l'Union européenne, fondée sur la déclaration de Venise de 1980, n'a pas davantage changé.

La situation est dramatique, le nombre de morts insupportable. Je serai très clair : dans les violences en cours, l'analyse des responsabilités ne laisse aucune place au doute. Le Hamas a cherché à instrumentaliser la montée des tensions de ces dernières semaines, provoquées par les tentatives de remise en cause du statu quo de 1967 sur l'esplanade des Mosquées et par des menaces d'éviction de familles palestiniennes à Cheikh Jarrah. Le contexte était mûr pour une escalade. Cyniquement, Le Hamas a instrumentalisé cette situation par une campagne massive de tirs sur les grands centres de population israéliens. Son agenda était double : s'imposer au sein du leadership palestinien, dans un contexte de grande fragilité du président Mahmoud Abbas ; faire évoluer les règles du jeu avec Israël, en faisant la démonstration de capacités nouvelles, sur les plans quantitatif et qualitatif. Telle est ma lecture du scénario qui s'est produit.

Je condamne avec la plus grande fermeté les milliers de tirs de roquettes et de missiles qui se sont abattus sur Israël, de façon indiscriminée et aveugle, en violation du droit international. Dans une telle situation, tout pays a droit à la légitime défense. Mais cela suppose d'agir de façon proportionnée et de respecter le droit international. Je rappelle ici que la sécurité des journalistes et de ceux dont l'expression concourt à la libre information et au débat public est une responsabilité essentielle.

Faire durer davantage la campagne de frappes présente des risques considérables pour les populations. Les armes doivent se taire le plus rapidement possible. Mon homologue américain et moi-même avons eu des entretiens très réguliers avec de nombreux responsables politiques de la région, les ministres des affaires étrangères israélien et palestinien bien sûr, ceux de Jordanie et d'Égypte également. Nous nous parlons régulièrement, hier encore, peut-être ce soir, pour essayer de faire avancer les choses.

Le risque d'extension du conflit est réel et inquiétant, en Cisjordanie, où les heurts sont de plus en plus violents et de plus en plus meurtriers, à Jérusalem, même si les menaces d'éviction de familles palestiniennes ont été levées – je rappelle que la France est fermement opposée aux colonisations. La grande nouveauté, c'est qu'un front interne pourrait apparaître en Israël : les villes connaissent des situations conflictuelles, dans un contexte politique complexe, après quatre élections législatives en deux ans.

Par ailleurs, on peut craindre un élargissement régional du conflit. Des tirs de roquettes ont eu lieu depuis le Sud-Liban, par-delà la ligne bleue, et depuis la Syrie. La poursuite des affrontements porte atteinte à nos partenaires régionaux. La Jordanie est en position sensible car elle ne peut rester inactive face aux tentatives de remise en cause du statu quo historique régissant l'esplanade des Mosquées, dont elle est la garante. La dynamique positive amorcée par la normalisation des relations entre Israël et plusieurs pays arabes risque de s'enrayer. La situation est donc d'une grande gravité ; nous sommes tous très mobilisés.

Que pouvons-nous faire ? La prolongation des actions offensives ne sert personne. Il faut absolument éviter une offensive terrestre israélienne, qui ouvrirait une phase incontrôlable du conflit. Je rappelle que celui de l'été 2014 a duré cinquante jours et que son bilan est effroyable. La première action à mener, c'est la cessation des hostilités, le plus vite possible. Le Président de la République s'est entretenu avec le Premier ministre Benyamin Netanyahou. Il a rencontré lundi, à la veille du sommet de Paris sur l'Afrique après la crise du covid-19, le président Abdel Fattah al-Sissi et le roi Abdallah II. Avec l'Égypte et la Jordanie, nous travaillons à un apaisement des tensions à Jérusalem au sujet du statu quo sur l'esplanade des Mosquées et des colonisations. Nous apportons par ailleurs une assistance humanitaire d'urgence à Gaza.

Nous préparons un projet de résolution au Conseil de sécurité avec les Jordaniens, les Égyptiens et les Tunisiens – la Tunisie est l'État arabe qui siège au Conseil de sécurité actuellement – afin de dégager un consensus. Une fois la fin des hostilités acquise, il faudra enclencher un processus politique et reprendre pas à pas le fil d'un dialogue qui n'aurait jamais dû se rompre.

Les échanges que j'ai eus avec les uns et les autres m'incitent à penser que nous avons des chances d'aboutir. Bien entendu, nous sommes en relation avec Antony Blinken, qui dirige la diplomatie des États-Unis, dont la position est déterminante au Conseil de sécurité. Les Américains se sont tenus en retrait, s'inscrivant sans doute dans la logique que j'ai indiquée en introduction, qui veut que cette situation s'apaise progressivement et qu'elle n'est pas centrale dans la région, contrairement aux tensions avec l'Iran, largement évoquées ces derniers mois. Voilà ce que je peux dire publiquement à ce sujet.

J'en viens au Liban. Je me suis rendu à Beyrouth les 6 et 7 mai. Ma démarche avait pour objet de montrer le soutien sans réserve de la France, non aux autorités libanaises, mais au peuple libanais, après les explosions survenues il y a près d'un an dans le port de Beyrouth et dans la crise économique, financière, sociale, humanitaire et sanitaire que traverse le pays. Notre mobilisation a été exceptionnelle. En 2020, nous avons apporté plus de 85 millions d'euros, en cash, pour le financement de projets destinés à la population libanaise, qu'il s'agisse de l'accès à l'alimentation, de l'éducation ou du soutien médical et sanitaire.

J'ai pu constater que les promesses avaient été tenues, et dépassées. J'ai visité une école et un hôpital reconstruits grâce à l'aide de la France, ainsi que l'université Saint-Joseph, proche du lieu des explosions, qui a été remise en état. J'ai aussi rencontré des associations humanitaires et des associations de la société civile. Il s'agissait de montrer au peuple libanais que, même si ses dirigeants ne parviennent pas à une solution politique, la France est là.

J'ai rencontré, par respect, les trois dirigeants institutionnels : le Président de la République, Michel Aoun, le président de l'Assemblée nationale, Nabih Berri, et le Premier ministre désigné, Saad Hariri. J'ai dit à chacun la même chose : les engagements n'ont pas été tenus. Lorsque, le 1er septembre, Emmanuel Macron a demandé aux acteurs politiques – représentant l'ensemble des courants – leur accord, ainsi que la garantie qu'un gouvernement serait constitué sous quinze jours, chacun a pris la parole pour dire « oui ». Des réformes et un calendrier ont été arrêtés. Mais je le dis ici publiquement, et je sais combien la presse libanaise est attentive : rien ne s'est passé, sinon la désignation d'un Premier ministre qui ne parvient pas à constituer son gouvernement.

J'ai donc voulu montrer aux Libanais que, même si les dirigeants ne s'organisent pas, la France est présente. Cette démarche a été, je crois, appréciée des acteurs de la société civile, qui ont semblé faire preuve d'un peu plus de détermination collective, notamment pour faire en sorte que les législatives se tiennent bien en 2022. C'est essentiel car, par le passé, les élections ont sans cesse été repoussées.

Par ailleurs, nous avons décidé de prendre des mesures restrictives, en matière d'accès au territoire français, à l'encontre de personnalités responsables du blocage politique ou impliquées dans des affaires de corruption. Je l'ai dit aux trois dirigeants susmentionnés. Je ne nommerai pas publiquement les intéressés ; ils constateront eux-mêmes l'effet de ces mesures.

Nous ne nous arrêterons pas là. J'ai appelé l'attention de mes homologues européens et des mesures similaires seront prises à l'échelle européenne. Personne ne souhaite voir ce pays se disloquer, dans une forme de suicide collectif. Il s'agit d'amener les acteurs politiques à répondre à la question que lui pose le peuple depuis les manifestations de l'automne 2019 – bien avant la crise du covid-19 et les explosions du port de Beyrouth.

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