L'accord entre la France et le Qatar, contrairement au précédent, concerne exclusivement le statut des forces.
Je commencerai par un point sur le positionnement géopolitique actuel du Qatar, notamment à l'égard de ses voisins, ainsi que sur l'état de nos relations avec lui, en particulier dans le domaine de la sécurité et de la défense.
Ce qui caractérise avant tout la politique extérieure qatarienne, et ce depuis plusieurs années, c'est une volonté assumée d'indépendance, notamment par rapport aux autres monarchies du Golfe. Ce désir d'autonomie, qui s'est traduit, par exemple, par la création de la chaîne Al Jazeera et par le soutien aux mouvements issus de l'islam politique durant les printemps arabes, a provoqué une grave crise régionale de juin 2017 à janvier 2021. L'Arabie saoudite, Bahreïn, les Émirats arabes unis et l'Égypte ont, en effet, rompu leurs relations diplomatiques avec le Qatar et organisé le blocus du pays. Pendant cette crise, le Qatar a pu compter sur le soutien de la Turquie, mais aussi de l'Iran, pays avec lesquels il continue aujourd'hui d'entretenir des relations de bon voisinage.
Cette crise régionale est désormais en voie d'apaisement : l'embargo a été levé à la suite du sommet des chefs d'État du Conseil de coopération des États arabes du Golfe, organisé à Al‑Ula, en janvier 2021 ; les frontières ont été rouvertes ; les relations se sont nettement améliorées avec Riyad et Le Caire mais elles demeurent compliquées avec Bahreïn et les Émirats arabes unis. Le Qatar sort incontestablement vainqueur de cette période de tensions, puisqu'il n'a pas cédé face aux exigences qui avaient été posées par ses voisins.
Le Qatar continue à tracer sa voie propre. Il se pose en médiateur avec les Talibans dont il accueille, avec l'autorisation des États-Unis, une représentation à Doha depuis 2014. Il a noué des partenariats militaires avec la Turquie et l'Italie. Il a aussi, bien sûr, une relation de défense très étroite avec les États-Unis. La plus grande base militaire américaine au monde se trouve, en effet, au Qatar, à Al-Udeid.
Qu'en est-il de la France ? Nos deux pays entretiennent des relations, depuis la déclaration d'indépendance du Qatar en 1971 et l'ouverture croisée de représentations diplomatiques en 1972. Notre coopération bilatérale s'est renforcée au cours des dernières années, tant sur le plan économique que culturel et même sportif. On pourrait citer ici de nombreux exemples : le contrat de maintenance et d'exploitation du métro de Doha, remporté notamment par deux opérateurs français, l'accompagnement lors des quinzièmes Jeux asiatiques organisés à Doha en 2006, l'année culturelle France-Qatar de 2020, etc.
Dans le domaine de la défense, le Qatar est l'un des principaux importateurs d'armement français. Il s'est porté acquéreur de trente-six avions Rafale et de vingt-huit hélicoptères NH-90, dont plus de la moitié sont fabriqués en France par Airbus Helicopters. Des négociations sont en cours pour l'achat de satellites d'observation et de radars. Au total, entre 2010 et 2019, le montant cumulé des prises de commandes auprès des industriels français de la défense s'est élevé à 11,05 milliards d'euros, faisant du Qatar le deuxième client de la France sur cette période. Ces achats d'équipement s'accompagnent d'activités de formation, en particulier pour le Rafale.
La coopération militaire entre la France et le Qatar se traduit par la présence de quatre officiers français au sein des états-majors qatariens, ainsi que par des exercices conjoints, tels que l'exercice quadriennal interarmées Gulf Falcon. Le Qatar participe, en outre, à des opérations communes avec la France, notamment sur le théâtre sahélo-saharien dans le cadre de l'opération Barkhane. Au titre de la coalition contre Daech en Irak et en Syrie, vingt-cinq militaires français sont, par ailleurs, déployés sur la base américaine d'Al-Udeid.
Quel est, dans ce contexte, l'intérêt de l'accord qui nous est soumis aujourd'hui ? Conclu pour une durée de dix ans et renouvelable par tacite reconduction, il apporte surtout une sécurité juridique pour l'envoi de personnel militaire par la France au Qatar, et inversement.
Deux obligations fondamentales sont posées par l'accord. Tout d'abord, la partie d'accueil ne peut pas faire participer un membre du personnel de la partie d'envoi à une activité ayant lieu en dehors du territoire de la partie d'accueil, sauf accord préalable de la partie d'envoi. Ensuite, les membres du personnel, ainsi que les personnes à leur charge, sont tenus au respect de la législation de la partie d'accueil. L'accord apporte des précisions en matière d'entrée et de séjour, de port d'arme, de permis de conduire, d'accès aux services de santé ou de domiciliation fiscale. Il est stipulé que la compétence, en matière de discipline, revient exclusivement aux autorités de la partie d'envoi.
En matière pénale, il est prévu, comme pour l'accord avec Maurice, un partage de juridiction. Une infraction commise par un militaire français au Qatar relèvera, en principe, de la compétence des juridictions qatariennes. Cette compétence sera, toutefois, dévolue en priorité aux autorités françaises lorsque l'acte délictueux aura été accompli dans le cadre du service ou lorsqu'il aura été porté atteinte aux biens ou à la sécurité de la France ou du personnel français. En cas de poursuites devant les juridictions de la partie d'accueil, la personne concernée bénéficiera de toutes les garanties associées au droit à un procès équitable.
Je vous signale une spécificité par rapport à l'accord conclu avec Maurice. La peine de mort est toujours en vigueur au Qatar. Les exécutions font certes, en principe, l'objet d'un moratoire depuis 2003, mais celui-ci a connu une exception en mai 2020, avec l'exécution d'un ressortissant népalais, condamné pour meurtre. C'est pourquoi la France a tenu à l'insertion d'une clause de juridiction, rédigée en conformité avec nos exigences constitutionnelles, ainsi qu'avec celles qui découlent de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il était essentiel pour la France que l'accord écartât toute possibilité d'application de la peine de mort – d'autant plus après les déclarations du Président de la République à l'occasion du quarantième anniversaire de l'abolition de la peine de mort – ou d'un traitement inhumain ou dégradant, aussi bien pour un Français ayant commis une infraction au Qatar, que pour un Qatarien ayant commis une infraction en France et dont le Qatar demanderait la remise. L'accord prévoit donc que si, dans un État, une infraction est punie de la peine de mort ou d'une peine susceptible d'être qualifiée de traitement inhumain ou dégradant, ce dernier État ne remettra au premier une personne faisant l'objet de poursuites que contre l'assurance que ces peines ne seront ni requises, ni prononcées ou, si elles sont prononcées, qu'elles ne seront pas exécutées.
L'entrée en vigueur de l'accord assurera une pleine protection à nos forces, mais aussi aux militaires qatariens appelés à se rendre sur notre territoire. L'absence d'un tel accord, au contraire, serait une source de contentieux et d'insécurité juridique, les problèmes devant alors être résolus, au cas par cas, par le biais de consultations diplomatiques.
Au-delà du renforcement de la sécurité juridique pour les militaires des deux parties et leurs familles, l'accord offre un cadre juridique à la coopération de défense franco-qatarienne pour répondre aux défis communs auxquels les deux pays sont confrontés, notamment en matière de lutte contre le terrorisme. Le Qatar est, en effet, un partenaire stratégique, non seulement du fait de sa position géographique, mais aussi en raison de ses relations désormais plus apaisées avec ses voisins, de son rôle de médiateur avec les talibans ainsi que des partenariats qu'il a su nouer avec des acteurs aussi différents que les États-Unis, la Turquie et l'Iran.
Une consolidation apparaît, aujourd'hui, d'autant plus nécessaire que la coopération franco-qatarienne est appelée à trouver, au cours des prochains mois, un nouveau champ d'application, avec l'organisation par le Qatar de la Coupe du monde de football de 2022. La France a, en effet, accepté d'apporter son aide au Qatar pour contribuer à garantir la sécurité de l'événement. Rappelons que le Qatar est le premier pays du monde arabe à accueillir cette compétition. La France, de son côté, y voit l'occasion d'étoffer son expérience, dans la perspective de l'organisation de la Coupe du monde de rugby en 2023 et des Jeux olympiques d'été, en 2024. À ce stade, à l'exception d'actes terroristes isolés, par nature très difficiles à détecter, les menaces identifiées concernent la cybersécurité et l'intrusion d'aéronefs ou de drones dans l'espace aérien.
L'assistance de la France passera par la présence de personnels, en particulier un officier de liaison interarmées et une équipe de conseillers du commandement pour les opérations interarmées, ainsi que par le déploiement de matériels, notamment un système de lutte anti-drones et un avion radar AWACS, destinés à la protection des stades.
L'approbation de l'accord apparaît donc indispensable, non seulement pour approfondir la coopération franco-qatarienne à la sécurité du Qatar et à celle de la région, mais aussi pour assurer toute la sécurité juridique souhaitable, en particulier aux militaires français appelés à séjourner au Qatar.
Elle devra toutefois s'accompagner de la poursuite d'un dialogue politique exigeant avec le Qatar en ce qui concerne la situation des droits de l'homme. Non pas que celle-ci se dégrade, au contraire ; des avancées indéniables ont eu lieu au cours des années récentes. Le Qatar a été le premier pays de la région à abroger le système dit de la kafala, qui impose aux travailleurs étrangers de remettre temporairement leur passeport à leur employeur ; à instaurer un salaire minimum obligatoire ; à supprimer l'exigence d'un visa de sortie pour quitter le territoire ; à autoriser les travailleurs à changer d'emploi sans avoir à obtenir, au préalable, le consentement de leur employeur ; à offrir un suivi médical gratuit pour l'ensemble des salariés qui travaillent au Qatar. S'agissant des droits des femmes, le Qatar est le pays du Golfe, où le taux d'emploi féminin est le plus élevé. Les femmes occupent des postes de responsabilité dans de nombreux secteurs. À titre d'exemple, l'équipe en charge des évacuations d'Afghanistan ou encore la chaîne décisionnelle de réponse à la crise sanitaire sont presque entièrement féminines. Trois ministres dans un gouvernement qui compte une quarantaine de membres sont des femmes. Le Qatar a donc encore du chemin à parcourir pour atteindre les standards que la France défend en matière de droits de l'homme, notamment au regard de la liberté d'expression et d'opinion, de la liberté d'association, de la liberté de la presse, et bien sûr du droit pénal.
Les conditions de travail sur les chantiers de la Coupe du monde de football posent également question. L'Organisation internationale du travail (OIT) a publié, en novembre dernier, un rapport sur les décès et les blessures liés au travail au Qatar, rapport dont le champ dépasse la seule Coupe du monde. Selon l'OIT, 50 travailleurs ont perdu la vie au Qatar en 2020, un peu plus de 500 ont été gravement blessés et 37 600 ont subi des blessures légères à modérées dans le cadre de leur travail. La plupart des victimes sont des travailleurs migrants venus du Bangladesh, de l'Inde et du Népal. Les chutes de hauteur et les accidents de la route sont les principales causes de blessures graves, suivies des chutes d'objets sur les chantiers. L'OIT a travaillé en collaboration avec des institutions clés du Qatar pour collecter et analyser ces données. Le Qatar est, d'ailleurs, ouvert à la discussion et accueille sans difficulté des représentants d'ONG, comme Amnesty international.
La France a fait le choix – à juste titre, je le crois – de coopérer et de dialoguer avec le Qatar. C'est bien parce que la France et d'autres pays ont maintenu un dialogue étroit et régulier avec le Qatar que les progrès rappelés précédemment ont pu être accomplis. Le refus d'autoriser l'approbation de l'accord n'apporterait aucune plus-value en matière de droits de l'homme au Qatar, tout en fragilisant le statut juridique de nos personnels militaires sur place et en entravant les efforts de la France pour contribuer à la sécurité de la région.
C'est pourquoi je vous invite à adopter le projet de loi, ce qui n'implique en aucun cas de renoncer à un dialogue approfondi sur la situation des droits de l'homme, et en particulier sur le respect des droits des travailleurs et des migrants.
Le Président de la République doit se rendre aux Émirats arabes unis, au Qatar et en Arabie saoudite les 3 et 4 décembre. Je sais que le Président se déploie sur de multiples théâtres, extérieurs et intérieurs, mais je suis étonné que personne jusqu'à présent n'ait commenté ce voyage imminent.