Intervention de Jean-Yves le Drian

Réunion du mardi 11 janvier 2022 à 21h30
Commission des affaires étrangères

Jean-Yves le Drian, ministre :

En effet. Des reports sont intervenus à partir du mois de décembre, dont je n'étais pas maître, mais sachez que j'ai toujours grand plaisir à vous rencontrer.

L'actualité est très chargée. Je centrerai mon propos liminaire sur le calendrier de la présidence française de l'Union européenne. Je déclinerai notamment les différentes étapes de la présidence, à commencer par la réunion qui se tiendra jeudi 13 et vendredi 14 janvier à Brest, dite « Gymnich », en référence au lieu où s'est tenue la première rencontre dans ce format… informel. Les discussions, assez libres, ne déboucheront pas sur des prises de décision, lesquelles, si elles doivent avoir lieu, interviendront lors de la séance formelle des ministres des affaires étrangères qui se tiendra le 24 janvier, à Bruxelles.

Ces deux jours, qui seront d'ailleurs précédés d'une réunion informelle des ministres de la défense, seront l'occasion d'aborder nombre de sujets en présence du haut représentant de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrel, et de l'ensemble des ministres des affaires étrangères des Vingt-Sept.

Le dossier de nos relations avec la Russie et le dossier ukrainien seront au cœur de nos discussions. Comme je l'ai fait devant vous au cours de ces derniers mois, nous pouvons dresser trois constats sur les tensions que nous connaissons avec la Russie.

Premier constat : la dérive autoritaire russe se poursuit. Elle se manifeste sur le plan régional par des tensions renouvelées et graves autour de l'Ukraine en raison de l'accumulation des forces russes aux frontières de ce pays. Elle se manifeste aussi sur le plan intérieur à travers la liquidation, par la justice russe, de l'ONG Memorial International, institution centrale et historique de la défense des droits de l'homme en Russie.

Deuxième constat : nous poursuivons néanmoins avec ce grand pays un dialogue sérieux et exigeant pour tenter de définir les paramètres d'une relation de stabilité stratégique en Europe. Nous appelons à un tel dialogue, sans naïveté et avec exigence. Nous l'avons engagé à titre bilatéral depuis un certain temps déjà. J'observe d'ailleurs que le Président Macron, en août 2019, avait souhaité ouvrir des discussions et un dialogue nouveau avec la Russie ; il avait alors été critiqué par certains mais nous observons que ce mouvement a été utile, puisque d'autres pays reprennent cette initiative.

Troisième constat : l'importance, pour les Européens, d'être pleinement acteurs de leur sécurité. Ils le sont déjà dans le cadre des discussions en Format Normandie, qui se poursuivent à Moscou et à Kiev, dans celui des discussions à l'OTAN qui auront lieu demain dans le cadre de la réunion Russie-OTAN, et au cours de celles qui se tiendront après-demain à l'OSCE, l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. Nous sommes dans une phase d'intense activité diplomatique. Les discussions russo-américaines, qui ont commencé dimanche, ont été préparées avec nous – j'y ai moi-même contribué, avec Antony Blinken. Nous connaissons donc les propos que les Américains tiendront aux Russes. Quoi qu'il en soit, dans toutes ces enceintes, nous veillons à mettre sur la table nos propositions.

Ces trois constats sont largement partagés par les Vingt-Sept et il convient maintenant de les décliner concrètement pour répondre aux propositions de garantie de sécurité que la Russie a fait valoir en décembre dernier sous la forme de deux projets de traité, l'un, entre la Russie et les États-Unis, l'autre, entre la Russie et l'OTAN. Nous ne devons ni refuser cette discussion ni en être inquiets car elle peut contribuer à renforcer notre sécurité dès lors qu'elle intervient sur la base de paramètres que nous jugeons conformes à nos intérêts collectifs de sécurité et qu'elle est conduite en toute transparence et en union avec nos alliés et partenaires.

Dans ce cadre, nous devons donc pointer ce qui, dans les propositions russes, n'est pas acceptable parce qu'incompatible avec les principes fondamentaux de la sécurité et de la stabilité européennes, tels que prévus avec la Russie, entre autres dans l'acte final d'Helsinki, signé en 1975 par l'URSS, comme d'ailleurs dans la Charte de Paris pour une nouvelle Europe, signée en 1990, qui en réaffirme les dix principes fondamentaux. Le « décalogue » reprend les principes sur lesquels les acteurs européens, y compris la Russie, se sont engagés en Finlande dont le droit de tout État souverain à appartenir ou non à des organisations multilatérales de son choix ou l'intangibilité des frontières. Disons-le, des propositions russes reviennent purement et simplement à supprimer des décennies de construction européenne pour revenir à une logique de bloc. D'aucuns ont même parlé de Yalta II.

Nous devons engager une discussion substantielle sur les enjeux de maîtrise des armements et de stabilité stratégique dans le contexte de disparition progressive de tous les instruments existants. Ce débat peut se tenir dans des formats différents entre États-Unis et Russie sur les armements nucléaires stratégiques, sur la poursuite et l'approfondissement de New Start, qui a été repoussé à cinq ans mais qui n'en pose pas moins la question de l'avenir, sur les enjeux des armements conventionnels, sur la suite à donner à la maîtrise des forces nucléaires intermédiaires ou encore, à l'OSCE, sur les enjeux de transparence et de prévisibilité des activités militaires et sur les principes sur lesquels se fonde la sécurité européenne.

Je le répète, les Européens mettent sur la table leurs positions et leurs propositions dans l'ensemble des formats de discussion. Nous n'avons pas attendu la séquence en cours pour ce faire, car voilà plus de quatre ans que le Président de la République et moi-même faisons de ce dialogue avec la Russie sur la sécurité et la stabilité stratégiques une priorité.

J'ajoute que le dialogue avec la Russie ne suppose en rien une évolution de notre position, très claire et très ferme, sur le dossier ukrainien. Nous l'avons dit sans ambiguïté à l'occasion du Conseil européen de décembre : soutien indéfectible à l'intégrité territoriale de l'Ukraine et réengagement des discussions au Format Normandie pour parvenir à la pleine application des accords de Minsk.

Des échanges ont eu lieu ces derniers jours à Moscou et, lundi dernier, à Kiev. Nous nous orientons vers une nouvelle réunion au format Normandie, qui se tiendra dans les jours qui viennent. Vous avez pu observer à midi que le Président Zelensky a appelé à une réunion au plus haut niveau dans le cadre de ce Format. Nous avons également indiqué à la Russie que toute nouvelle atteinte à l'intégrité territoriale de l'Ukraine emporterait des conséquences stratégiques et massives. Avec nos partenaires, nous évaluons des options de sanctions économiques fortes à l'encontre de la Russie afin d'augmenter le coût d'une éventuelle intervention militaire. Nous en sommes là à l'heure où je vous parle. Ce n'est pas confidentiel ; tout cela est public.

Nous nous entretiendrons aussi avec nos collègues de l'Union européenne sur le retour de l'Iran et des États-Unis dans les négociations du JCPoA. Elles ont repris à Vienne le 29 décembre dernier après avoir été interrompues pendant plus de cinq mois à la demande de l'Iran suite à de nouvelles élections. L'urgence est vitale en raison des actions mêmes de l'Iran et de la trajectoire de son programme nucléaire. Selon l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), l'Iran a pris des mesures lui permettant de doubler sa production d'uranium enrichi à 20 % sur le site profondément enterré de Fordo et de poursuivre l'enrichissement à 60 % ainsi que ses activités de production d'uranium métal – je rappelle que la teneur d'enrichissement nécessaire à la production d'une arme nucléaire est de 90 %. La situation actuelle est donc grave, l'Iran ayant progressé jusqu'à l'avant-dernière étape précédant ce stade ultime.

Les discussions sont en cours mais elles sont trop lentes ; l'écart, sans cesse grandissant, compromet la possibilité de trouver une solution respectueuse des intérêts de chacun dans un calendrier réaliste. Des progrès ont été accomplis fin décembre mais nous sommes loin de conclure la négociation. Afin de ne pas compromettre la possibilité d'un retour au JCPoA, il est indispensable que l'Iran poursuive par ailleurs une coopération pleine et entière avec l'AIEA, comme il s'y était engagé à la fin de l'année dernière.

Au-delà du retour aux normes de base du JCPoA, nous continuons à nous mobiliser pour que l'Iran discute des questions liées à la sécurité régionale. À la fin du mois d'août, à Bagdad, nous avons bâti un cadre susceptible de contribuer à une réflexion commune sur la sécurité dans la zone, la dynamique nucléaire ne pouvant être dissociée de la dynamique régionale : s'approchant d'une capacité nucléaire militaire, l'Iran menace de créer non seulement une grave crise de prolifération mais une crise régionale.

Les tensions régionales restent fortes. À l'occasion de ses déplacements aux Émirats arabes unis, au Qatar et en Arabie saoudite, en décembre, le Président de la République a rappelé la volonté de la France d'engager une dynamique de dialogue plus large, associant les pays de la région et impliquant l'ensemble du P5, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU, afin de contribuer à renforcer la stabilité et la sécurité régionales.

Au cours de notre réunion à Brest, nous évoquerons la situation au Sahel. Vous avez évoqué une accumulation de menaces, que je constate avec vous. Le Sahel est la frontière sud de l'Europe, une réalité dont nos partenaires européens sont désormais bien conscients.

Comme ce fut dit par la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) à l'occasion d'un sommet des chefs d'État qui s'est tenu le dimanche 9 janvier, ce qui se passe au Mali constitue une véritable fuite en avant de la junte au pouvoir qui, au mépris de ses engagements, veut confisquer le pouvoir et priver le peuple malien de ses choix démocratiques. Il est frappant que les pays d'Afrique de l'Ouest aient critiqué l'absence de volonté politique de la junte malienne pour préparer les élections. Une telle fuite en avant a été fermement et unanimement condamnée par les pays de la CEDEAO, qui ont pris des mesures très fortes face à cette situation inacceptable. Initialement, la junte avait fait part de sa volonté d'organiser des élections au mois de février de cette année, puis elle a proposé à ses voisins de la CEDEAO qu'elles soient reportées en décembre 2026 avant d'engager une petite marche arrière et de proposer leur organisation en décembre 2025. Comme l'a relevé le porte-parole de la CEDEAO, cette junte illégale compte tenir en otage la population malienne jusqu'à cette date.

Les pays de la CEDEAO ont donc pris des dispositions exceptionnelles : fermeture des frontières avec le Mali, suspension des échanges commerciaux – à l'exception des produits de première nécessité –, gel des avoirs du Mali à l'extérieur, rappel des ambassadeurs… une panoplie de mesures strictes et très spectaculaires qui sont, déjà pour partie, appliquées par l'ensemble des pays de l'Afrique de l'Ouest. Nous soutenons pleinement leur action et nous nous concerterons avec nos partenaires européens à Brest pour appuyer les efforts de la CEDEAO en faveur d'un retour rapide de l'ordre constitutionnel.

Dans ce contexte, le déploiement, désormais avéré, des mercenaires du groupe Wagner est symptomatique de cette fuite en avant. Il n'est pas au Sahel parce que la communauté internationale se retirerait mais parce que la junte veut se maintenir au pouvoir à tout prix. Ce déploiement fait peser un risque important sur la stabilité du Mali et de la région. Avec l'ensemble des partenaires européens engagés dans la stabilisation et la sécurité du Mali, nous avons condamné ce choix de la junte de recourir à des mercenaires. J'observe que les pays africains engagés dans la mission de maintien de la paix des Nations unies le condamnent également.

Par ailleurs, dès lors que nous appartenons à une coalition internationale, nous poursuivrons la concertation avec nos partenaires. Soixante acteurs – États, organisations internationales – sont ainsi engagés dans la lutte contre le terrorisme et pour le développement de la région. Nous verrons dans les jours qui viennent les évolutions consécutives à cette initiative forte qu'a prise la CEDEAO.

Je rappelle également le risque d'extension de la menace terroriste aux pays côtiers du Golfe de Guinée, comme l'ont montré de récentes attaques terroristes perpétrées au Bénin le mois dernier. Les pays de la région ont instauré en 2017 l'initiative d'Accra de coopération régionale de sécurité réunissant les pays du Sahel et les pays côtiers pour renforcer la coopération – partage de renseignements, conduite d'opérations conjointes contre le terrorisme –, démarche que nous soutenons.

Dans le cadre de la présidence française, nous souhaitons renforcer le soutien européen aux initiatives régionales dans une logique euro-africaine d'appui des capacités de renforcement de l'architecture de sécurité africaine, qui est également l'un des objectifs du prochain sommet de l'Union européenne et de l'Union africaine (UE-UA) qui se tiendra à Bruxelles les 17 et 18 février prochains. Sa préparation est inscrite à l'ordre du jour des deux journées de travail à Brest. Nous y travaillerons avec Moussa Faki Mahamat, le président de la Commission de l'Union africaine, et avec Aïssata Tall Sall, la ministre sénégalaise des affaires étrangères, le Sénégal assurant dans quelques jours la présidence de l'Union africaine.

Il importera de profiter de la dynamique lancée lors du sommet UE-UA sur le financement des économies africaines pour mettre en place un New deal pour l'Afrique au service de la souveraineté de chacun de nos deux continents visant à refonder le partenariat euro-africain autour du triptyque prospérité, sécurité, mobilité. Tels sont les trois thèmes du sommet UE-UA, qui devrait être préparé vendredi à Brest avec les partenaires que j'ai cités. Il s'agit de promouvoir une relance euro-africaine durable dans tous les domaines où se jouent notre prospérité et notre santé en soutenant les économies africaines, notamment à travers l'allocation de droits de tirage spéciaux au profit du continent sur la base d'un objectif de 100 milliards de dollars, par le renouvellement de nos partenariats en matière de commerce et d'investissement et par l'appui à l'entreprenariat et au développement d'infrastructures de qualité pour donner des perspectives et une stratégie à la jeunesse africaine en particulier.

Dans ce cadre, nous soutiendrons les transitions énergétique et numérique ainsi que la production locale de vaccins, sur laquelle je reviendrai. Je peux d'ores et déjà préciser que les Européens ont livré à ce jour 120 millions de doses à l'Afrique, la France en ayant fourni 19 millions. Il importe d'être présents aux côtés de nos partenaires africains pour qu'ils parviennent à développer des capacités de production autonome.

Dans le cadre de la préparation du sommet UE-UA, nous voulons aussi permettre aux Africains d'accroître leurs capacités sur le plan de la sécurité.

Nous essaierons de repenser la question des mobilités pour favoriser les échanges entre nos deux continents, notamment par l'amélioration du programme Erasmus+ pour l'Afrique et un renforcement des mobilités croisées de nos étudiants et de nos chercheurs.

Au cours de nos travaux, nous aurons l'occasion d'évoquer les relations UE-Chine face à l'attitude de plus en plus intransigeante de Pékin et, en particulier, les pressions économiques et commerciales unilatérales que la Chine impose à certains États membres – c'est particulièrement vrai pour la Lituanie, qui sait pouvoir compter sur notre solidarité. Je l'ai indiqué à Riga au mois de décembre : il est urgent de définir et de renforcer notre posture pour dissuader les actes de coercition, notamment économiques, contre des pays tiers. Un projet de règlement de l'Union européenne est sur la table et nous irons aussi loin que possible, sous la présidence française, pour le faire avancer.

Nos échanges, à Brest, permettront également de veiller à ce que l'approche multidimensionnelle de l'Union européenne – qui fait de la Chine, depuis 2019, à la fois un partenaire, un concurrent et un rival systémique – contribue à l'objectif de garantir une relation plus stable et plus prévisible.

Nous aborderons la réponse de l'Union européenne au jeu de plus en plus affirmé – pour ne pas dire offensif – de la Chine dans le système multilatéral, au moment où les Nations unies sont devenues pour la Chine un forum clé pour déployer sa vision du monde et promouvoir sa propre définition du multilatéralisme.

Toujours à Brest, nous évoquerons la préparation du Forum ministériel sur l'espace indopacifique que nous organiserons le 22 février à Paris avec mes homologues de l'Union européenne et de l'Indo-Pacifique pour échanger sur les questions de sécurité, les enjeux de connectivité du numérique et ces biens communs que sont notre santé et notre planète.

Dans le domaine de la sécurité maritime, de la régulation numérique, des mobilités étudiantes ou du renforcement de l'accessibilité au vaccin contre le covid, nous avons devant nous de nombreux projets très concrets à faire avancer ensemble. Si l'Europe veut devenir une puissance géopolitique, elle ne peut pas se détourner de cette région du monde qui représentera bientôt 60 % de la croissance mondiale et concentre déjà trois cinquièmes de la population de la planète.

Enfin, se réuniront à Brest les vingt-sept ministres des affaires étrangères et les vingt-sept ministres de la défense. Vous vous demandez pourquoi cela se passe à Brest ? Parce que c'est à Brest !

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