Intervention de Bérengère Poletti

Réunion du mercredi 9 février 2022 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaBérengère Poletti, rapporteure :

Avant d'aller plus loin dans la présentation du rapport, je souhaite à mon tour remercier mon collègue Buon Tan.

Nous avons auditionné 80 personnes. Ces auditions ont été très denses et très riches et ont permis d'entendre des spécialistes de la Chine et des avis qui n'ont pas toujours été les mêmes. Ces divergences ont pu se constater aussi entre Buon Tan et moi. Buon depuis longtemps souhaitait cette mission, pour ma part c'est en participant à l'IHEDN que j'ai pu entendre un chercheur spécialiste de la Chine nous faire part du manque de connaissances sur le problème chinois, la Chine, son histoire, sa culture, et qu'on ne pouvait pas, tant au niveau diplomatique qu'au niveau du Parlement, avoir des postures politiques sans avoir une très bonne connaissance de la Chine. Nos voisins Allemands par exemple connaissent très bien la Chine et se sont donné les moyens de bien maîtriser le chinois et de pouvoir maitriser un certain nombre de sujets relatifs à la Chine.

Nous nous sommes placés Buon et moi, malgré quelques différences notables, dans la volonté de vous présenter un rapport unique sur lequel nous avons eu des échanges et qui est ouvert à la discussion avec vous. Tout ce que vous avez dit Monsieur le président se trouve dans notre rapport, et nous y avons développé notamment les problèmes relatifs aux droits humains soulevés par la Chine. Tout a été écrit. Il ne faut s'arrêter ni aux propositions ni au résumé ni à l'introduction, on a eu le souci de décrire dans son entièreté toute la problématique des relations que l'Europe a avec la Chine. Nous nous sommes intéressés non pas à la politique de la France et de l'Europe, mais bien à la stratégie de l'Europe et de la France vis-à-vis de la Chine. Notre intention au départ était vraiment d'étudier les problèmes stratégiques, puisque la Chine est éminemment stratégique, tout ce que peuvent faire ou décider les Chinois est soumis au filtre de leur stratégie, parfois sur le très long terme : ce ne sont pas seulement leurs intérêts commerciaux qui les pilotent mais leur modèle politique. Si les travaux que nous avons menés nous ont permis de mieux comprendre la Chine et sa projection sur la scène internationale, ils nous ont aussi et surtout permis de réfléchir à l'évolution de nos relations bilatérales avec ce pays, avec une attention particulière pour l'articulation entre le niveau national et le niveau européen, qui peut être un atout mais n'est pas toujours aisée.

Depuis 2003 et 2004, les relations bilatérales Chine-UE et Chine-France ont été élevées au rang de partenariats stratégiques globaux et s'appuient sur une série de dialogues thématiques réguliers. Elles ne se limitent pas au niveau interétatique et bénéficient également d'échanges réguliers au niveau des acteurs économiques et de la société civile, on peut citer par exemple le Comité France-Chine, qui travaille en lien avec le Medef international, ou la France-China Foundation au niveau des sociétés civiles. Comme vous le savez, notre Assemblée compte en plus du groupe d'amitié France-Chine une Grande commission France-Chine, qui contribue à la diplomatie parlementaire.

Toute relation bilatérale repose sur des échanges et des dialogues, qui doivent évidemment être éclairés et exigeants. Il nous faut absolument avoir une meilleure connaissance de cette Chine qui devient hyperpuissante. Cela suppose aussi inévitablement des moments de négociation et chaque partie ne saurait perdre de vue la défense de ses intérêts et de ses valeurs. Or, les évolutions de la Chine semblent avoir sonné le glas d'une certaine naïveté de notre part. L'idée répandue au tournant du millénaire et qui pariait sur un changement du modèle politique chinois grâce à l'insertion de la Chine dans la mondialisation libérale a fait son temps. On a cru que parce qu'on allait commercer de manière intense avec la Chine et qu'on allait développer des partenariats, la Chine allait changer et devenir libérale comme nous. On s'est vraiment trompés, la Chine n'a pas changé de modèle. Elle cherche à se présenter comme la principale alternative à nos démocraties libérales.

L'une des idées qui est le plus souvent revenue en audition est celle d'une « prise de conscience » européenne face à la Chine et ses évolutions. Cette prise de conscience ne concerne pas uniquement la Chine mais également l'ensemble des partenariats que nous avons avec tous les pays sur la planète. J'ai d'ailleurs tenu à ce qu'une citation soit inscrite dans le rapport qui dit que pour défendre ses intérêts, l'Europe est seule. C'est-à-dire que c'est à nous de définir nos priorités, nos orientations, et notre propre stratégie. On va voir que ce n'est pas si facile que ça au niveau européen. La pandémie de covid-19, qui a jeté une lumière parfois crue sur nos fragilités et dépendances dans des secteurs stratégiques tels que le médicament, est venue accentuer cette prise de conscience, qui avait déjà un peu commencé avant la covid-19.

En mars 2019, l'Union européenne a ainsi présenté une stratégie européenne globale sur la Chine ayant vocation à servir de référentiel commun et définissant la Chine à la fois comme un partenaire de négociation, un concurrent économique et un rival systémique, qui promeut un modèle différent du nôtre à l'échelle internationale. C'est un triptyque qui peut facilement être transposé au niveau national, bien que la superposition entre intérêts nationaux et intérêts européens puisse nécessiter des efforts.

Ainsi, nous ne pouvons ignorer la Chine pour aborder certains enjeux mondiaux que Buon Tan a mentionnés, parmi lesquels on peut ajouter la gestion de la dette des pays en développement, sujet connexe mais qui est important puisque la Chine se sert de cette politique pour cheminer vers sa puissance. La Chine n'étant pas membre du Club de Paris mais détenant aujourd'hui plus de 62 % de la dette publique extérieure des pays d'Afrique subsaharienne, un dialogue sur ce sujet a été indispensable pour l'élaboration de l'Initiative de suspension de la dette face aux conséquences de la pandémie de covid-19, sans quoi les efforts engagés, auxquels la France a été étroitement associée, auraient pu être fragilisés par une dynamique inverse de ré-endettement. Il y a déjà eu des vagues de désendettements de pays africains décidés par le club de Paris, l'Europe, la France notamment, et dès que cela a été fait, les Chinois sont repartis vers ces pays pour leur proposer de s'endetter à nouveau. Aujourd'hui ces pays sont plus endettés qu'ils ne l'étaient à cette époque-là, donc il aurait été inutile d'annuler des dettes si on ne le faisait pas avec les Chinois. Comme cela a pu nous être indiqué, les négociations n'ont pas toujours été faciles, notamment sur des points comme la transparence dans la gestion de la dette, les Chinois n'ayant pas la même compréhension de la transparence que nous, mais la Chine a pu être intégrée dans le giron multilatéral. Dans le même temps, la Chine a annoncé au lendemain du Sommet sur les économies africaines, qui a eu lieu à Paris en mai 2021, une Initiative sur le partenariat pour le développement de l'Afrique. J'ai d'ailleurs interrogé l'ambassadeur de Chine en France à ce sujet lorsqu'il est venu rencontrer le bureau de notre commission : si cette initiative renvoie à des enjeux fondamentaux (dette, développement, questions sanitaires etc.), elle n'a fait l'objet d'aucune concertation préalable. On est encore loin du compte pour avoir des relations internationales avec la Chine comme les autres pays.

De façon générale, la vision chinoise du multilatéralisme prend souvent la forme d'un « multi-bilatéralisme » qui passe par des forums restreints comme le FOCAC avec les pays africains ou le 17+1, devenu depuis 16+1 et sur lequel je vais revenir, avec les pays d'Europe centrale et orientale et des Balkans.

Ainsi, y compris lorsque la Chine peut être un partenaire, nous devons garder en tête qu'il s'agit d'un pays qui ne perd jamais de vue la défense de ses intérêts stratégiques. Peut-être que nous avons eu le grand tort d'avoir souvent perdu de vue nos intérêts stratégiques, et même nos valeurs, comme on a pu le voir par le passé.

La Chine a aussi été définie comme un concurrent, notamment au plan économique. L'Union européenne et la Chine sont désormais le premier partenaire commercial l'une de l'autre, mais l'impératif pour l'Europe est désormais au rééquilibrage. La Chine est le premier déficit commercial de la France et ce déficit a atteint un nouveau record en 2020 à près de 39 milliards d'euros, s'il reflète pour partie l'effet de la crise pandémique notamment sur le secteur aéronautique, il est aussi structurel. Au niveau européen, le déficit commercial sur les biens s'élevait en 2020 à plus de 180 milliards d'euros vis-à-vis de la Chine. Cela s'explique par des facteurs de spécialisation, mais aussi dans certains cas par des conditions de concurrence inéquitables, tels que des octrois de subventions parfois massifs ou encore des conditions préférentielles accordées aux entreprises publiques, qui représentent encore plus d'un tiers du PIB chinois. Or, l'Union européenne s'est bâtie sur un système très différent, qui encadre strictement les aides d'Etat et qui ouvre largement l'accès aux marchés publics. Une série d'instruments de défense commerciale ont été adoptés ou sont en cours d'adoption et cela est une nécessité : on peut citer le règlement sur le filtrage des investissements, l'outil anti-distorsion causée par les subventions publiques étrangères ou encore l'instrument sur l'accès aux marchés publics internationaux, qui devrait être adopté très prochainement. A titre indicatif, rappelons que les entreprises chinoises ont obtenu pour environ 2 milliards d'euros de marchés publics européens en 2020, alors que nos entreprises sont presque totalement exclues de l'accès aux marchés publics chinois. En audition, des représentants de grands groupes français nous ont par ailleurs signalé constater une préférence croissante aux acteurs nationaux, qui limite leur accès au marché chinois.

La forte porosité entre public et privé qui caractérise la Chine doit faire l'objet évidemment de notre vigilance, c'est la logique qui a prévalu dans l'adoption du règlement sur le filtrage des investissements, après l'acquisition d'entreprises européennes innovantes et stratégiques par des acteurs chinois, comme on le voit aujourd'hui par exemple dans le secteur des semi-conducteurs. Nous pourrions aller plus loin en ce sens, par exemple en établissant au niveau européen une liste de technologies critiques pour la sécurité économique européenne, tout en renforçant notre politique industrielle. En effet, notre réponse face à la Chine ne doit pas être uniquement défensive, c'est pourquoi un sursaut européen est plus que jamais attendu en faveur de l'innovation dans des secteurs stratégiques comme le numérique.

Cela vaut aussi pour avancer sur un autre axe majeur : la réduction de notre dépendance vis-à-vis de la Chine, impératif dont la pandémie de covid-19 a rappelé l'urgence. Il ne s'agit pas de tout produire en Europe, mais de diversifier nos partenariats et de mieux mettre à profit le marché unique pour se prémunir de situations de crise et de pénurie. A titre d'exemple, on peut citer le magnésium et les terres rares, dont l'Union européenne s'approvisionne à hauteur de 97 pour l'un et de 95 % pour l'autre auprès de la Chine, alors qu'il s'agit de ressources critiques. Nous préconisons ainsi dans le rapport l'adoption d'une véritable stratégie européenne en la matière.

Rééquilibrage et réciprocité renforcée doivent être nos boussoles face à la Chine. L'exigence de réciprocité vaut dans de nombreux domaines, pas uniquement en matière d'économie. Par exemple, des conditions de réciprocité pourraient être introduites pour l'accès aux fonds de recherche publics, l'implantation des médias extérieurs ou encore sur l'apprentissage des langues.

Je m'interroge aussi sur notre approche en matière d'aide publique au développement. L'Agence française de développement nous a indiqués à l'occasion d'une audition de son directeur, agir essentiellement sous forme de prêts non bonifiés, et même gagner de l'argent grâce à son action en Chine, en se concentrant sur les enjeux environnementaux et le développement durable. Or, nous sommes aujourd'hui dans une situation où la Chine devrait bientôt devenir la première économie mondiale mais reste éligible à l'APD selon les critères de l'OCDE, du fait de son plus faible niveau de PIB par habitant. Je pense que cela mérite une réévaluation de notre stratégie, d'autant plus que la Chine est aujourd'hui à la fois bénéficiaire de l'APD et bailleur, à des conditions qui différent sensiblement des nôtres et de notre modèle d'action. De même, je pense que nous devons faire preuve de la plus grande prudence en matière de coopérations franco-chinoises ou sino-européennes en Afrique : un débat existe à ce sujet entre spécialistes, mais nous devons dans tous les cas faire de la défense de nos intérêts économiques et politiques notre curseur.

Enfin, nos relations bilatérales permettent aussi d'aborder les sujets les plus sensibles, parmi lesquels on trouve la protection des droits humains. Qu'il s'agisse de Hong Kong, du Tibet ou du sort réservé aux populations ouïgoures et à d'autres minorités musulmanes dans le Xinjiang, qui a fait l'objet d'une résolution adoptée par notre Assemblée - à laquelle j'adhérais à titre personnel - et d'une table-ronde au niveau de notre commission. La défense des droits humains fait partie intégrante de notre modèle politique et c'est pourquoi nous devons rester mobilisés et vigilants. C'est écrit dans notre rapport noir sur blanc. Cette question touche directement à la protection et à la promotion de valeurs, or, dans un contexte de rivalité mondiale entre démocraties et régimes autoritaires, cela revêt une importance capitale.

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