Pour promouvoir nos intérêts face à la Chine, nous devons faire preuve de pragmatisme.
En effet, si nous avons un modèle à défendre, nous ne pouvons ignorer le poids des enjeux économiques soulevés par nos relations bilatérales avec la Chine. Pour des secteurs clef de l'économie française comme l'aéronautique, le luxe ou l'agroalimentaire, la Chine est un marché central. Les visites officielles permettent une accélération du traitement des dossiers et souvent leur déblocage. Elles sont aussi l'occasion de conclure des accords bilatéraux essentiels pour nos entreprises, comme celui de 2019 sécurisant les exportations françaises vers la Chine en cas de peste porcine africaine isolée ou encore celui actant l'ouverture du marché chinois à la filière bovine française.
Quand on voit que les échanges de biens entre la Chine et les États-Unis ont augmenté de 9 % en 2020 alors que les tensions politiques sino-américaines connaissaient un pic, nous sommes invités en tant qu'Européens à mieux articuler la promotion de nos intérêts économiques et de nos intérêts politiques.
La question se pose par exemple concernant l'accord global sur les investissements conclu fin 2020 (CAI) et qui a depuis été mis entre parenthèses du fait de l'adoption de sanctions européennes relatives au Xinjiang, puis de contre-sanctions chinoises visant notamment des eurodéputés. Cet accord a permis d'obtenir une série d'avancées pour l'Union européenne portant sur l'ouverture du marché chinois, la transparence renforcée sur les aides d'État dans les services ou encore la fin des obligations de transferts forcés de technologie ou de co-entreprise. C'est pourquoi nous devons trouver le moyen de conserver cet acquis sans renoncer à la défense de nos intérêts stratégiques.
Comme l'a souligné le récent rapport de Sylvie Bermann et Elvire Fabry de l'institut Jacques-Delors, une Chine isolée et autarcique serait plus dangereuse qu'une Chine ouverte sur le monde et c'est pourquoi il semble indispensable de maintenir des voies de dialogue ouvertes, y compris pour y aborder nos différends.
Nous devons aussi garder en tête que nous faisons face à une puissance stratège, dont le fonctionnement institutionnel diffère du nôtre et la favorise sur le long voire très long terme. Ce facteur temps est à intégrer à notre réflexion.
Sur le terrain économique, nous pouvons par ailleurs tirer de nombreux enseignements d'une meilleure analyse des outils et stratégies chinois. Les choix qui sont faits servent des objectifs à moyen ou long termes. C'est le cas par exemple des investissements opérés dans les années 2010 par Cosco et China Merchant Ports, qui détiennent aujourd'hui chacune des parts dans 7 ports européens. L'exemple le plus connu est celui du port du Pirée, que nous avons visité, COSCO étant entrée au capital en 2009 alors qu'aucune entreprise européenne ne s'y intéressait. En tant qu'Européens, il est difficile de déplorer ces acquisitions si nous ne mettons pas les moyens nécessaires pour les préserver dans notre giron.
De façon générale, nous avons en tant qu'Européens des marges de progression dans notre connaissance des enjeux soulevés par la guerre et l'intelligence économiques, face aux puissances chinoises et américaines qui se sont largement familiarisées avec ce répertoire d'action.
Autre exemple : la propriété intellectuelle. Si la Chine a longtemps été pointée du doigt dans ce domaine, la législation nationale a beaucoup évolué ces dernières années pour rattraper, voire dépasser nos systèmes en termes de rapidité et de sévérité des sanctions en cas de récidive. Les acteurs chinois se sont appropriés les outils de propriété intellectuelle en identifiant clairement l'atout économique qu'un brevet ou un certificat d'utilité peut représenter, alors que ces outils sont encore trop souvent perçus comme des coûts par les acteurs économiques européens et notamment français. Aujourd'hui, environ la moitié des demandes de brevets déposées dans le monde viennent de Chine.
Inversement, la coopération avec la Chine peut aussi être un moyen de valoriser et de monnayer notre expertise. C'est le cas par exemple dans le domaine muséal, où un projet interétatique permettrait de réunir sous la bannière du Louvre tous les musées français le souhaitant, et ouvrirait la porte aux savoir-faire de nos entreprises de la filière. Ce serait également un formidable outil de promotion de notre culture, sur le modèle de ce qui a été réalisé par l'Agence France Museum.
Nous proposons dans le rapport une série de recommandations relatives à la diplomatie culturelle et d'influence, domaine dans lequel la France est attendue et jouit d'une excellente image que nous pourrions mieux valoriser.
L'enseignement supérieur est un autre enjeu majeur. Malgré les 30 000 étudiants chinois inscrits en mobilité internationale à la rentrée 2020 - la Chine est notre 2ème pourvoyeur d'étudiants - nous sommes loin derrière les pays anglo-saxons et devons améliorer l'image de nos formations ainsi que leur attractivité en termes de débouchés. Nous avons encore des marges de progression dans l'accueil des étudiants et le maintien des liens avec les anciens élèves, qui représentent un levier d'influence majeur.
Dans le même temps, nous devons travailler pour rééquilibrer les flux et permettre à davantage d'étudiants français et européens d'effectuer une mobilité en Chine. Nous devons également développer l'enseignement bilingue, outil d'influence précieux qui peut idéalement servir la connaissance mutuelle.
La connaissance de la Chine est, comme je le rappelais en introduction, un préalable indispensable à l'élaboration de notre stratégie vis-à-vis de ce pays. Or, il ressort de nos auditions une convergence sur le manque de coordination et de moyens disponibles pour analyser la Chine contemporaine. Nous disposons en France de laboratoires de recherche de pointe tels que l'INALCO ou le Centre d'études français sur la Chine contemporaine (basé à Hong Kong), mais nous pourrions bénéficier d'une mise en réseau renforcée de ces connaissances et compétences, comme le fait l'Allemagne autour de la fondation MERICS, qui est aujourd'hui reconnue dans le monde entier comme une référence sur la Chine contemporaine. Nous souhaitions ainsi attirer votre attention sur l'Institut européen d'études sur la Chine, EURICS, créé en janvier 2020 sur une initiative française dans le but de renforcer les capacités autonomes européennes de recherche sur la Chine ainsi que les liens entre la recherche fondamentale et les prises de décision. EURICS a pu mettre en œuvre une série de projets prometteurs mais n'a bénéficié à ce stade que de financements français (750 000 € depuis 2019 à comparer aux 24 millions pour la recherche universitaire allemande sur la Chine sur la période 2017-2024) et connaît un avenir incertain. Il importe aujourd'hui, dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne, d'œuvrer pour qu'une véritable dynamique européenne s'engage autour de cet institut qui peut être un atout précieux sur le long terme.
La question des moyens disponibles en administration centrale et dans les postes se pose aussi. Si nous devons tenir compte du contexte général de rationalisation des effectifs du MEAE et de la nécessité pour notre réseau diplomatique de s'appuyer sur des priorités claires, la comparaison avec nos voisins allemand ou britannique, qui ont 15 et 47 rédacteurs spécialisés sur la Chine contre 4 en France, peut soulever des interrogations. Les moyens alloués ne sont pas à la hauteur des enjeux que représente la Chine d'aujourd'hui et qui n'a rien à voir avec celle d'il y a 40 ans.