Intervention de Clément Beaune

Réunion du mardi 1er mars 2022 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Clément Beaune, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargées des affaires européennes :

Jean-Yves Le Drian est en effet retenu par un déplacement en Pologne dans le cadre de l'action diplomatique menée par la France pour résoudre cette crise – il faudrait plutôt parler de guerre, puisque c'est de cela qu'il s'agit, en réalité, sur le terrain.

La situation est très grave et mouvante. Nous avons observé hier quelques signaux ou quelques espoirs de discussion entre les parties russe et ukrainienne, tandis que se poursuivait la nécessaire activité diplomatique française et européenne – après avoir reparlé au président Zelensky, le Président de la République s'est entretenu longuement avec le président Poutine. Sur le terrain, cependant, la réalité est celle d'une opération de guerre, d'une opération d'invasion. À l'heure où nous parlons, les combats semblent malheureusement s'intensifier. Cela ne veut pas dire que nos efforts collectifs ne doivent pas être poursuivis.

Je ne reviendrai pas sur la chronologie des événements. Je dirai quelques mots de la réaction française, européenne et internationale à cette situation de guerre et je m'efforcerai, avec beaucoup de modestie et de prudence dans ce contexte mouvant, d'en tirer quelques leçons politiques ou géopolitiques provisoires.

Nous avons vu le retour en Europe de la force brute, de la force brutale. Pour nous, Européens qui vivons, et c'est tant mieux, dans une union de paix et de droit, cela a été un choc, un traumatisme, de voir se produire ce que nous pensions impossible. Nous croyions tous que nous pouvions vivre avec le droit sans la force. Nous nous sentons alors rapidement impuissants lorsque d'autres ne pensent pas comme nous.

À l'inverse – mais je le dis évidemment avec beaucoup de prudence –, Vladimir Poutine et le régime russe ont pu constater que la force sans le droit, la coopération ni la reconnaissance d'une interdépendance internationale conduisait à une impasse. En cherchant à reconquérir un pays par la force, dans le cadre d'une stratégie impériale, Vladimir Poutine a voulu engager un combat du XXe siècle qui est, d'une certaine façon, perdu d'avance. Cela provoque un drame, cela fait des victimes par centaines et probablement par milliers, cela entraîne la fuite de centaines de milliers de personnes, mais en dépit de quelques victoires remportées sur le terrain, que nous ne souhaitons évidemment pas, c'est la meilleure façon de faire de l'Ukraine une démocratie européenne – ce qu'elle sera sans doute dans dix ou quinze ans – qui tournera le dos à la Russie – ce qui, d'un point de vue géopolitique, n'est pas vraiment une bonne nouvelle. L'idée que la force permet de se passer de toute coopération internationale et qu'un pays peut vivre en autarcie mène à une forme d'échec, dont la Russie de M. Poutine devra tirer les leçons.

Je le disais tout à l'heure : dans une sorte de confort, y compris moral, les Européens se sont habitués à vivre dans une Union réconciliée de droits, de valeurs et, si vous me permettez l'expression, de bonnes manières, à rebours de la réalité géopolitique mondiale. Cela ne nous a pas empêchés de tirer rapidement les conséquences très fortes des événements récents. Vous connaissez mon engagement européen mais vous savez que je ne chercherai pas à enjoliver le tableau : vous me permettrez donc de dire que le sursaut européen auquel nous avons assisté ces derniers jours est impressionnant. La réalité est dramatique, mais la réponse que nous y avons apportée, ou plutôt la capacité de réponse que nous avons mise en place, est positive.

Nous avons tout d'abord adopté un certain nombre de mesures que nous jugions traditionnellement insuffisantes voire inefficaces, telles que des sanctions individuelles et des sanctions économiques ; ce sont des armes que l'Europe avait déjà utilisées, y compris contre la Russie, mais qui ont pris cette fois une ampleur inédite, impensable il y a encore quelques jours. Je ne ferai pas la liste de ces mesures, que vous connaissez en très grande partie. Je me bornerai à citer la déconnexion de nombreuses banques russes du système de la Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication (SWIFT), l'immobilisation des avoirs de la banque centrale russe – c'est sans doute la mesure dont l'impact économique et financier est le plus important –, ainsi que le recensement, le gel et potentiellement la saisie des avoirs de certains responsables politiques ou économiques russes. Ces dispositions habituelles ont pris une telle ampleur qu'elles ont changé de nature.

Nous y avons ajouté des mesures d'une nature tout à fait différente. Là non plus, je n'en dresserai pas la liste exhaustive, mais je pense notamment à la fermeture de notre espace aérien, ou encore à la déconnexion ou l'immobilisation d'un certain nombre de médias comme Sputnik et Russia Today (RT), qui sont devenus des instruments de propagande.

Au-delà des mesures de nature punitive qui exercent sur la Russie une pression inédite, nous nous sommes mis d'accord sur des dispositifs tout autres. C'est là que le saut européen est sans doute le plus impressionnant, d'un point de vue tant quantitatif que qualitatif. Outre le soutien humanitaire et politique que nous apportons à l'Ukraine, nous avons décidé de lui venir en aide d'un point de vue militaire. Nous ne sommes pas nous-mêmes des belligérants, comme M. Le Drian l'a rappelé très clairement hier, mais nous soutenons un pays attaqué qui est, de fait, en guerre. Bien que je n'aime pas utiliser des mots galvaudés, je pense que nous pouvons parler ici d'une décision historique. Pour aider les États membres à livrer des équipements militaires à l'Ukraine – je souligne qu'il s'agit là d'une action indirecte –, nous mobilisons au niveau européen une enveloppe de 500 millions d'euros, dont 450 millions pourront être utilisés pour la livraison d'équipements à caractère létal. Cette mesure s'inscrit dans le cadre de la facilité européenne pour la paix, un outil prévu dans le budget européen 2021-2027 mais qui n'avait encore jamais été utilisé dans de telles circonstances.

Ce qui s'est passé chez notre premier partenaire européen, l'Allemagne, est sans doute le précipité ou le révélateur de cette évolution européenne à marche forcée. J'invite chacun à lire l'impressionnant discours prononcé dimanche par le chancelier Olaf Scholz devant le Bundestag. Tout en se situant clairement dans un cadre européen d'unité, l'Allemagne se montrait traditionnellement prudente lorsqu'il était question de livraison d'équipements militaires ou de sujets énergétiques – vous connaissez évidemment les enjeux liés aux gazoducs Nord Stream. Tout cela a été balayé en quelques jours, et même en quelques heures, par les événements historiques. Après avoir annoncé, quelques jours plus tôt, la suspension de la procédure concernant le pipeline Nord Stream 2, le chancelier Scholz s'est prononcé dimanche en faveur de la livraison d'équipements militaires à l'Ukraine et du vote d'un fonds de 100 milliards d'euros – deux fois le budget annuel actuel de la défense en Allemagne – pour la modernisation de la Bundeswehr dans un cadre européen. Il a également levé le tabou des 2 % du PIB consacrés à l'effort de défense, conformément à la cible de dépenses fixée dans le cadre de l'OTAN que sa coalition avait pourtant jusqu'alors refusé d'endosser.

Nous ne sommes qu'au début du chemin. Il est évident que la présidence française du Conseil de l'Union européenne devra désormais être consacrée presque exclusivement à ces sujets. Il faudra aussi tirer, à la lumière de cette guerre et de cette crise qui durera, un certain nombre de leçons pour l'avenir à propos de notre investissement et de la coopération européenne en matière de défense.

Sans vouloir faire de comparaisons inappropriées, j'aimerais mettre en perspective les crises vécues par l'Europe ces dernières années. Depuis le Brexit, en 2016, nous avons surmonté trois « impensés » en six ans. Le premier est celui du départ d'un pays de l'Union européenne – une situation que les fervents partisans de la construction européenne jugeaient impossible. Cet événement, dont la nature était certes différente de celui que nous vivons aujourd'hui, a été révélateur. Nous pensions également que l'Europe n'aurait jamais à gérer de questions sanitaires, et surtout que ses règles de rigueur budgétaire ne permettraient pas d'appliquer ce que la France a appelé le « quoi qu'il en coûte » et que tous les autres pays ont également mis en place ; or cela s'est fait en seulement quelques semaines, par l'adoption d'un plan de relance et la levée du tabou budgétaire allemand. Enfin, nous considérions qu'il était impossible de construire sérieusement une Europe de la défense utile ; même si nous n'en sommes encore qu'au début, nous avons constaté là aussi que ce tabou pouvait sauter, et qu'il était d'ailleurs nécessaire qu'il saute rapidement.

Je reviendrai évidemment, en répondant le plus précisément possible à toutes vos questions, sur la situation de nos ressortissants en Ukraine, sur notre travail diplomatique et consulaire sur place, sur l'accueil des réfugiés ainsi que sur la poursuite de nos efforts diplomatiques.

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