Intervention de Clément Beaune

Réunion du mardi 1er mars 2022 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Clément Beaune, secrétaire d'État :

Merci pour vos interventions ainsi que pour le climat qui règne ce matin, marqué par la gravité et l'émotion. Ces sentiments nous réunissent au moment où il s'agit de trouver une réponse à cette guerre.

Monsieur Mbaye, s'agissant de la redéfinition des priorités de la présidence française de l'Union européenne à la lumière de la guerre et de ses conséquences, il est évident que nous ne continuerons pas comme si rien ne s'était passé. Toutefois, un certain nombre d'enjeux prioritaires et pertinents, qui faisaient souvent l'objet de discussions depuis plusieurs années, pour lesquels la France avait pris des initiatives transpartisanes et soutenues par d'autres pays, ne seront pas abandonnés. Qu'il s'agisse de la régulation du numérique – sujet qui nous ramène à certains des aspects qui ont été évoqués, car il y a des liens avec les plateformes et les médias –, des normes sociales ou de la politique climatique, les négociations continuent. Des réunions des conseils des ministres européens concernés se tiennent et continueront à se tenir. Ce serait une faute de ne pas le faire. Néanmoins, nous ne saurions manquer d'initiative en ce qui concerne le conflit, qui est désormais la chose la plus importante. Je n'ai pas besoin de détailler les actions du Président de la République montrant son engagement à cet égard.

La prochaine échéance très importante au niveau des chefs d'État et de gouvernement européens sera un sommet informel qui se tiendra en France les 10 et 11 mars. Cette réunion était prévue ; il appartiendra au Président de la République d'en redéfinir les contours. Il devait être consacré aux questions de souveraineté européenne dans les domaines économique et industriel. L'enjeu était notamment de créer un nouveau modèle d'investissement européen. Nous devrons nous concentrer davantage sur la réduction de notre dépendance, ce qui est du reste cohérent avec le projet d'ensemble qui était annoncé. Cette dépendance concerne aussi bien la sécurité et la défense que l'énergie, la technologie – elle est manifeste dans de nombreuses industries de pointe, y compris l'aéronautique – et l'alimentation.

Comme l'a dit très clairement le Président de la République ce week-end au salon de l'agriculture, le conflit aura des conséquences à court terme sur nos vies et sur les filières économiques. Il importe de ne pas les nier et d'accompagner les filières concernées.

Un vaste mouvement européen s'est engagé à la faveur d'une prise de conscience du prix de la sécurité, de la démocratie et de la paix, et de la nécessité d'investir, en particulier dans le domaine de la défense. À cet égard, la France avait investi davantage et plus tôt que d'autres. Désormais, c'est à l'échelon européen qu'il faut le faire. L'Allemagne s'est d'ailleurs engagée dans ce chemin.

Dans le domaine de l'alimentation, nous appelons de nos vœux depuis plusieurs mois un plan européen pour le développement de la production de protéines. Le ministre de l'agriculture et de l'alimentation est très engagé dans cette démarche.

Dans le domaine de l'énergie, la réduction de la dépendance suppose d'accélérer la transition. Il est en effet indispensable de réduire plus rapidement notre dépendance à l'égard des énergies fossiles, en particulier du gaz russe. Moins de 20 % du gaz importé par la France vient de Russie, mais c'est 55 % pour l'Allemagne et plus encore pour l'Italie.

L'indépendance en matière de sécurité et de souveraineté, au sens large, sera plus que jamais la grande priorité de la présidence française dans les semaines qui viennent. Je ne suis pas en mesure de détailler l'ensemble du projet à cette heure, mais le sommet des 10 et 11 mars sera sans doute un rendez-vous important.

Monsieur Dumont, je vous ai déjà répondu en partie s'agissant des quatre défis que vous avez recensés. En ce qui concerne la souveraineté énergétique, l'Europe est toujours en situation de dépendance. Sans entrer dans une polémique avec nos partenaires, force est de constater que la France a fait il y a quarante ans, en optant pour le nucléaire, un choix décisif pour garantir sa souveraineté. En effet, ce n'est pas l'ambition climatique qui nous guidait à l'époque, car cette préoccupation était moins présente. Ce n'était pas non plus la question du coût de l'énergie, même si, grâce à ce choix, nous avons bénéficié de prix plus bas que nos voisins européens. Le choix du nucléaire était avant tout guidé par le souci de la souveraineté, enjeu qui paraissait parfois abstrait à certains lors des débats européens, et dont on voit à quel point il est crucial. Les Pays-Bas et l'Allemagne évoluent sur ce point. Dans le débat allemand, notamment, la question du nucléaire apparaît sous un jour différent à la lumière des événements des derniers jours. Les points de vue avaient déjà commencé à évoluer il y a plusieurs semaines, avec la crise du prix de l'énergie.

Pour répondre précisément à votre question, il n'y a pas d'interruption ni même de difficultés de livraison pour cet hiver, mais nous devons nous préparer à tout. Les ministres de l'énergie ont ainsi été réunis hier par la présidence française pour faire un point sur les stocks et, à plus long terme, sur l'accélération de l'indépendance. La réglementation européenne doit évoluer de manière à renforcer les stocks. À l'évidence, certains pays européens sont plus vulnérables que d'autres. Une autre priorité est de préparer dès à présent l'hiver prochain, car c'est en général à partir du mois d'avril de l'année n que l'on reconstitue les stocks stratégiques et de précaution pour l'année n + 1.

Il faut également diversifier l'approvisionnement en gaz, y compris à travers des négociations à l'échelon européen. La Commission européenne s'est ainsi engagée depuis plusieurs semaines dans des discussions avec nos partenaires, en particulier au Proche-Orient, ainsi qu'avec les États-Unis.

Bruno Le Maire n'a pas dit que notre première intention était d'abîmer l'économie russe, voire de la précipiter vers l'effondrement : il s'agit d'une réponse à l'agression organisée par la Russie et, en effet, nous souhaitons imposer une pression maximale à l'économie russe, tout en procédant à une forme de ciblage. Le peuple russe n'est pas notre ennemi. Toutefois, ne soyons pas naïfs : il est difficile de faire une cote parfaitement taillée, c'est-à-dire de prendre des mesures dont l'impact économique est limité à quelques dirigeants, à quelques oligarques proches du pouvoir, ou encore aux services de défense et de renseignement. Je vous mentirais en vous disant que c'est possible. Si les sanctions individuelles permettent le ciblage, les mesures d'ordre économique sont nécessairement plus larges. Néanmoins, pour les sanctions économiques sectorielles, notamment les interdictions d'export, qui ont été adoptées en milieu de semaine dernière, nous avons tenté de cibler les domaines sensibles pour l'économie russe et participant au financement du pouvoir. Ainsi, certaines des banques visées contribuent au financement de l'appareil militaire. Nous avons donc fait en sorte d'engager une action proportionnée, ce qui ne signifie pas qu'elle soit légère : nous ciblons les intérêts russes les plus proches de M. Poutine et du pouvoir en nous efforçant de faire en sorte que l'impact sur le citoyen russe, qui n'est souvent pour rien dans cette affaire, soit le moins important possible. Cela dit, il est évident que les conséquences de ces mesures sur le rouble et sur l'inflation doivent être très fortes si l'on veut que la pression s'exerce ; elles pèseront donc aussi sur la population russe.

Plusieurs d'entre vous m'ont interrogé, à juste titre, sur l'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne.

Je recommande une grande prudence, d'abord parce que nous exerçons la présidence du Conseil de l'Union européenne. À ma connaissance, neuf pays se sont exprimés très clairement en faveur d'une adhésion rapide de l'Ukraine – avec plus ou moins d'empressement, certes, mais le message a été envoyé. Nous ne pouvons pas ignorer non plus le signal très fort que constitue la signature de la demande formelle d'adhésion par le président Zelensky ; c'est une marque de confiance. Toutefois, certains États ne se sont pas exprimés. D'autres ont fait part de leurs réticences ou ont demandé que l'on agisse avec précaution. Dans la mesure où nous assurons la présidence de l'Union, nous devons prendre en compte tous ces éléments. Si je vous disais que tous les pays européens se sont exprimés en faveur de l'adhésion de l'Ukraine, ce ne serait pas la vérité.

En outre, dans la mesure où l'Europe est de plus en plus, notamment du fait de cette crise, un projet politique et géopolitique – ce qui était notre souhait collectif, me semble-t-il –, nous devons réfléchir aux conséquences de cette adhésion dans la durée et avoir une vue d'ensemble, malgré la gravité de la situation. Si l'Ukraine entre dans l'Union européenne, que dirons-nous à la Géorgie ou à la Moldavie, dont les dirigeants se sont entretenus avec le Président de la République ? Ces pays sont eux aussi dans l'œil du cyclone. Que dirons-nous aux pays des Balkans occidentaux, qui ont entamé de longue date le processus d'adhésion – lequel me paraît d'autant plus nécessaire que la guerre risque de déstabiliser encore plus cette région ?

Quoi qu'il en soit, comme l'a dit hier Jean-Yves Le Drian, il est certain que notre relation avec l'Ukraine ne sera plus la même après cette crise, et que l'Union européenne elle-même ne sera plus la même. Nous devrons sans doute – je le dis à titre prospectif, provisoire et personnel – imaginer des formes de partenariat plus approfondi avec notre voisinage immédiat. L'accord d'association avec l'Ukraine date de 2016. À ce titre, le pays participe à certains programmes de l'Union européenne et il est sans doute, dans notre voisinage, celui dont nous sommes le plus proches. Le soutien que nous lui accordons, indépendamment de la guerre, est de l'ordre de 160 millions d'euros par an dans le cadre de la nouvelle programmation financière, ce qui est très important. Il est évident qu'il faudra changer encore d'échelle. Toutefois, il serait prématuré et peu responsable de préciser dès maintenant à quelle échéance cette évolution aura lieu et quelle forme elle prendra – car on peut se demander si l'adhésion est la seule forme de partenariat possible avec l'Union européenne.

Je crois beaucoup à la force de l'Union européenne et je considère que l'adhésion est une démarche très puissante. C'est la raison pour laquelle il ne faut pas la prendre à la légère – la situation ne l'est pas non plus, du reste. Nous devons donc bien réfléchir au projet d'adhésion ; je le dis pour l'Ukraine comme pour nous-mêmes. Une adhésion subito ne serait pas une bonne démarche et ne correspondrait pas non plus à la réalité des choses en la matière car, mutatis mutandis, le processus prend habituellement au moins quinze ans.

De plus, une adhésion immédiate n'apporterait pas à l'Ukraine une aide concrète et immédiate. Il est vrai que le traité prévoit des clauses de solidarité très importantes, mais elles ne sont pas exactement de même nature que celles d'une alliance du type de l'OTAN. Nous ne sommes pas, au départ, une alliance de défense et de sécurité. Toutefois, si M. Zelensky, avec le grand courage qui le caractérise, fait appel à l'Union européenne, c'est parce qu'il considère qu'elle offre déjà un cadre de protection – avec l'idée qu'une agression visant l'un de ses membres est beaucoup plus improbable, même s'il ne faut jurer de rien, malheureusement – et qu'elle sera de plus en plus une union de sécurité et de défense. Il s'agit là d'un projet de long terme ; pour l'heure, nous devons répondre à la demande qui nous est faite – je veux parler des livraisons d'équipements ; j'y reviendrai.

Nous devrons avoir un débat sur « les aspirations européennes de l'Ukraine », selon la formule du Conseil européen du 24 février. Il faut, à ce stade, assumer cette formule un peu générale. Dès la fin de semaine, je réunirai à Arles les ministres chargés des affaires européennes. La réunion était déjà programmée, mais nous consacrerons l'essentiel de nos débats à la question de l'Ukraine.

Monsieur Petit, vous avez raison de souligner le discours pivot du chancelier Scholz – je l'ai fait moi aussi –, même si certains termes mériteront d'être précisés. Il ne m'appartient pas de m'en faire l'interprète et encore moins de commenter la politique allemande. Toutefois, des mots forts ont été prononcés à propos de la dissuasion, ou encore de l'indépendance énergétique, qui marquent une évolution en l'espace de quelques jours par rapport à l'accord de coalition. Celui-ci, du reste, était déjà de nature très européenne et levait certains tabous, en particulier s'agissant des règles budgétaires. Cela dit, il entretenait encore ce que j'appellerais des ambiguïtés constructives dans le domaine de la défense, en particulier en ce qui concerne l'engagement européen dans des interventions extérieures, ou encore dans le domaine de la politique commerciale. Même si ce ne fut pas tout à fait le cas dans les toutes premières heures de la crise puis de la guerre, les positions du chancelier Scholz ont ensuite été soutenues par la plupart des partis, dans un moment d'unité et de responsabilité exemplaire : outre les libéraux, les Verts et les sociaux-démocrates, la CDU et la CSU se sont exprimées très clairement en ce sens, notamment par la voix de Friedrich Merz, au Bundestag, dès dimanche.

Cela veut-il dire que tout est réglé, qu'il n'y aura plus de débats entre le poids de l'Union européenne et celui de la relation transatlantique, entre le rôle de l'Union européenne et celui de l'OTAN ou de la complémentarité entre les deux ? À l'évidence, non. Quand il s'agira des achats de matériel militaire, de la priorité donnée à telle ou telle alliance, ou encore des opérations extérieures européennes, ces débats se poursuivront, bien entendu. Malheureusement, ils n'ont pas été éteints par la crise. Cela dit, nous nous dirigeons clairement vers une augmentation des dépenses liées à la défense, et l'Union européenne a marqué sa volonté de jouer directement un rôle en matière de sécurité, y compris par la livraison d'armes. Par ailleurs, l'Allemagne a fait savoir qu'elle respecterait son engagement, pris dans le cadre de l'OTAN, de consacrer 2 % de son PIB aux dépenses de défense.

Monsieur Lambert, je ne peux pas en dire beaucoup plus que je ne l'ai déjà fait à propos des conséquences économiques de la guerre. S'il n'y a pas de risque de rupture de l'approvisionnement, l'impact de la crise sur les prix, quant à lui, n'est pas seulement de l'ordre du risque : c'est une réalité. Combien de temps cela durera-t-il et quelles seront les proportions du phénomène ? Je ne saurais vous le dire, mais cela durera. C'est à peu près inévitable. Nous devons le dire en toute transparence à nos concitoyens.

Les accords de Minsk 2 ont été signés en février 2015 par les parties russe et ukrainienne et par l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), dans le cadre du format Normandie, qui associe la France, l'Allemagne, l'Ukraine et la Russie. Ce format a connu des difficultés. Il a été suspendu pendant longtemps, notamment parce que les deux parties n'arrivaient pas à trouver un terrain de convergence. Il a été réuni pour la dernière fois au niveau des chefs d'État et de gouvernement en décembre 2019, sur l'initiative de la France. Nous avons réussi à le réunir de nouveau au niveau des conseillers diplomatiques des chefs d'État et de gouvernement au début de la crise actuelle, quand nous avons lancé une nouvelle initiative.

Il est difficile de produire le bilan complet de ce format. Il a eu des effets positifs, parmi lesquels la consolidation du cessez-le-feu et la libération de prisonniers, y compris en décembre 2019. Nous avons tenté de le raviver, mais cela n'a pas fonctionné, principalement, disons-le très clairement, à cause du manque de volonté des Russes.

Néanmoins, c'est un format qui, je l'espère, vivra de nouveau à l'avenir. À ceux qui, dès le début de la crise, ont dit que l'Europe était très absente, je n'ai pas manqué de rappeler que, depuis 2014 et l'invasion de la Crimée, le seul format qui a, parfois et partiellement – reconnaissons-le humblement –, produit des résultats, c'est le format Normandie, sous l'égide la France et de l'Allemagne. Il ne faut donc pas l'abandonner.

Quant aux sanctions, notamment le gel des avoirs, nous n'avons pas défini les critères exacts de leur levée ou de leur atténuation. Il est évident que le contexte actuel ne le permet pas et que de telles perspectives n'existent pas à court terme. Cependant, conformément au mécanisme traditionnel en matière de sanctions, il est prévu que, tous les six mois, les États membres passent la situation en revue et, le cas échéant, décident à l'unanimité la prolongation des sanctions. Ainsi, les régimes de sanction appliqués à la Russie font déjà l'objet, au sein du Conseil européen, d'une telle revue, pilotée par la France et l'Allemagne. La même clause de rendez-vous s'appliquera pour définir des critères, selon une appréciation nécessairement politique et collective.

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