Madame la présidente, mesdames et Messieurs les députés, c'est toujours un très grand plaisir pour nous que de nous rendre à l'Assemblée nationale pour partager, à défaut d'un savoir encyclopédique, en tout cas l'expérience des praticiens que nous sommes… Nous ne sommes pas des sociologues ni des historiens ; nous essayons simplement d'appréhender la gestion des crises sécuritaires en Afrique et la notion de conflictualité, pas seulement à travers le prisme du temps court et de l'urgence de situations parfois délicates, mais aussi à travers celui du temps long. Notre rôle est d'apporter au chef d'état-major des armées de quoi lui permettre d'offrir au Président de la République des options militaires tenant compte tout à la fois de nos intérêts nationaux et de nos alliances – l'Alliance atlantique (OTAN), mais aussi celles conclues dans le cadre de l'Union européenne et de l'Organisation des Nations unies (ONU) –, de nos accords avec nos partenaires continentaux, mais également de la volonté de la France de tenir son rang.
Le chef d'état-major des armées a coutume, quand il s'adresse aux troupes sur le terrain, de rappeler la devise de Malraux : « La France est la France quand elle assume une part de la noblesse du monde. » C'est bien sous cet angle, conduisant à appréhender la conflictualité sur le temps long, que nous cherchons à adapter au mieux l'intervention des armées françaises.
Mon intervention, que je vais m'efforcer de rendre concise pour permettre à la discussion avec les membres de la commission de s'engager rapidement, comprendra deux parties. La première consistera à brosser à grands traits les caractéristiques de la conflictualité sur le continent africain, la seconde à décrire comment les armées françaises s'y sont adaptées depuis une quinzaine d'années.
La conflictualité en Afrique dépend d'un certain nombre de grands déterminants que je classe en trois grands ensembles : les déterminants démographiques, les déterminants éco-géographiques, les déterminants sociopolitiques.
Les déterminants démographiques sont absolument fondamentaux, plutôt que de vous assommer de chiffres, je vous donnerai un seul exemple, celui du Niger. Le Niger comptait 3 millions d'habitants en 1900 et 10 millions lors de son indépendance en 1960 ; on en recense aujourd'hui 22 millions, et dans vingt-cinq ou trente ans, elle pourrait être de 80 millions. Il est intéressant d'inverser la perspective par laquelle on a l'habitude de considérer les choses, en rappelant au passage que s'il y a un peu plus de sept enfants par femme, il y a en fait 13,6 enfants par homme, ce qui constitue, me semble-t-il, le record du monde… Force est de constater en tout cas que cette natalité très élevée a des conséquences en matière de conflits communautaires, à plus forte raison lorsque les biotopes disponibles se font de plus en plus rares, en termes d'urbanisation, mais aussi en termes de capacité des États à répondre à la demande de scolarisation ou d'emploi. On peut d'emblée en tirer une conclusion partielle immédiate : une des perspectives qui s'offre à un jeune, c'est d'avoir une Kalachnikov, une moto et 50 dollars pour travailler pour un groupe armé terroriste. Chacun comprendra donc qu'il est absolument nécessaire de prendre en considération l'explosion démographique du continent africain.
Au premier rang des déterminants éco-géographiques, on trouve l'enclavement, qui caractérise un très grand nombre de pays africains – 35 % de la population du continent est enclavée, contre 1 % pour celles de l'ensemble des autres zones en développement. Cet enclavement se traduit par des frais de transport plus élevés, des droits de douane, de longues attentes aux frontières, et des trafics en tous genres – j'y reviendrai. Je ne l'ai pas précisé en introduction, mais je ne fais absolument pas partie des afro-pessimistes : il se passe des choses en Afrique, ça bouge, ça avance – par exemple, la décision de l'Union africaine de créer la zone de libre-échange continentale est une nouvelle considérable, dont on n'a pas fini d'analyser les conséquences positives. Cependant, dans l'immédiat et à moyen terme, nous devons tenir compte de la problématique de l'enclavement.
La question des ressources a elle aussi son importance, l'exemple du Mozambique est particulièrement éloquent. Ce pays a découvert un gisement de gaz, qui va être opéré en grande partie par Total et qui va susciter le plus grand investissement financier industriel de l'histoire du continent africain. Et depuis quelques mois, un mouvement a éclaté dans la province de Cabo Delgado, avec des coupeurs de route, des terroristes, des mouvements d'inspiration salafo-djihadiste… Toute une série de phénomènes que nous essayons de caractériser ; mais l'adéquation entre les richesses et la conflictualité ne fait aucun doute. Rappelons que la République démocratique du Congo, théâtre de ce que l'on a pu appeler la troisième guerre mondiale africaine, qui a fait des millions de morts, abrite 80 % des réserves mondiales de coltan, composant essentiel à la fabrication des téléphones portables. De même, les richesses halieutiques font l'objet d'un pillage effréné : comment s'étonner alors de voir les populations de pêcheurs de la côte ouest-africaine, par exemple, se mettre à construire des bateaux destinés à l'immigration clandestine quand ils ne trouvent plus suffisamment de poisson à pêcher ?
Enfin, on ne peut évoquer la question des ressources sans mentionner celle des trafics. Un groupe d'experts des Nations unies a ainsi estimé que 98 % de l'or produit en République démocratique du Congo était sorti clandestinement du pays. Vous imaginez bien que, si un pays de la taille de la RDC – appelé à devenir le premier pays francophone au monde dans les prochaines années – ne dispose pas des ressources qui lui seraient nécessaires pour organiser l'État, il risque de rejoindre ce que nous appelons les « États faillis », évoqués il y a un instant par Mme la présidente.
De même, vous avez aujourd'hui un État voisin de la RDC, qui exporte des quantités de coltan alors que son sous-sol n'en contient aucune trace… Il y a fort à parier que ce minerai provient de la RDC, par des canaux probablement peu légaux.
On peut évidemment aussi citer l'exemple des « diamants du sang », une expression désignant le trafic de diamants qui s'était mis en place dans les années 1990 entre la Sierra Leone et le Liberia – ce dernier, qui ne produisait pas de diamants, exportait ceux provenant de chez son voisin, l'argent ainsi produit servant à financer la guerre civile –, avant que le processus de Kimberley ne tente d'organiser la traçabilité de la ressource diamantaire dans le monde.
Les ressources extraordinaires du continent africain sont donc à l'origine de nombreux trafics qui viennent alimenter des économies parallèles – c'est également le cas en Amérique du Sud avec le trafic de cocaïne ou de résine de cannabis – et auxquels nous devons nous intéresser, car l'argent qui circule par ce moyen constitue une source de revenus vitale pour des populations souvent situées loin des grandes villes, et confrontées à d'importantes difficultés économiques. Quelle est la part de l'économie informelle que l'on peut qualifier de « positive » et celle liée aux trafics contre lesquels il faut lutter ? Telle est la véritable question, que nous devons impérativement appréhender. La commission économique des Nations unies pour l'Afrique estime aujourd'hui à 50 milliards de dollars les flux financiers illicites qui quittent annuellement le continent africain, ce qui équivaut sensiblement au montant de l'aide publique au développement que ce continent reçoit.
Les déterminants sociopolitiques enfin : le premier, sur lequel je ne m'attarderai pas, est celui de la faiblesse des États. La fondation créée par l'Anglo-Soudanais Mo Ibrahim, qui publie chaque année un indice de corruption et de vertu des États, estime que ce qui caractérise le plus l'Afrique, c'est une faiblesse de l'État de droit, ce qui justifie que nous consacrions l'essentiel de nos efforts au renforcement de l'État de droit et de la gouvernance en Afrique. On ne peut que lui donner raison : hypertrophie présidentielle, absence de contrôle parlementaire, non-indépendance de la justice, faiblesse des économies, le plus souvent des économies de rente, fondées sur une mono-activité ; tous ces aspects doivent absolument être pris en compte pour appréhender la conflictualité en Afrique.
S'y ajoute évidemment le fait ethnique, mais sur ce sujet, il faut être clair : le fait ethnique sert souvent de cache-misère pour masquer une absence de réflexion sur la conflictualité en Afrique. C'est un peu facile de dire qu'il y a des ethnies qui se sont toujours battues entre elles et qui continuent à le faire… Si on prend l'exemple de la crise qu'a connu la République de Côte d'Ivoire pendant une décennie, certains diront qu'elle résulte de conflits entre l'ethnie musulmane du nord, les Dioulas, les Bétés partisans de Laurent Gbagbo, les Baoulés du centre et les populations du sud. J'ai, pour ma part, la conviction qu'il s'agit en réalité d'une crise de la succession du président Houphouët-Boigny, le fondateur de la République de Côte d'Ivoire, et qu'on a plaqué sur cette crise éminemment politique des facteurs ethno-religieux pour trouver une explication facile : ce n'est ni plus ni moins qu'un problème de succession politique à la tête de l'État – mais, je le répète, ce n'est là qu'une opinion personnelle.
Si le fait religieux est tout à fait tangible, il doit lui aussi être abordé avec prudence. On assiste en Afrique à un ébranlement de l'islam, notamment traditionnel, mais aussi à un bouleversement dans la chrétienté traditionnelle : on assiste au Nigeria à une explosion des églises dites du Réveil, ou évangéliques – on en compte plus d'un millier –, ce qui donne lieu à de nombreux trafics et à d'importants flux financiers. Le fait religieux doit donc être pris en compte, mais aussi être manié avec prudence. Un exemple très précis : le chef de guerre touareg Iyad Ag Ghali, leader du Rassemblement pour la victoire de l'Islam et des musulmans, est un professionnel de la rébellion au Mali depuis les années 1980. Issu d'une famille cadette des Ifoghas, il a toujours rêvé de devenir amenokal, c'est-à-dire roi d'une tribu touareg du nord du Mali. N'y étant pas parvenu, Iyad Ag Ghali est parti en 1973 en Libye se mettre au service de Kadhafi, changeant ensuite d'idéologie en devenant salafo-djihadiste – ce qui n'est, à mes yeux, qu'un biais idéologique, un masque utilisé dans sa quête effrénée pour accéder à la jouissance du pouvoir, quel qu'il soit.
On peut dessiner sur la carte de l'Afrique ce que le président de la Banque africaine de développement appelle « le triangle du désastre », dont les trois pointes se situent au Nord-Mali, en Somalie et à l'est de la RDC. Si vous superposez ce triangle à la carte de la présence des armées françaises en Afrique, vous constatez qu'il correspond au périmètre de nos troupes stationnées en République de Centrafrique, à Djibouti, au Gabon et dans la bande sahélo-saharienne, dans le cadre de l'opération Barkhane.
Comment les armées françaises se sont-elles adaptées de manière globale, continentale, à l'évolution de la conflictualité en Afrique ?
Premièrement, elles accompagnent la montée en gamme des armées locales. Les très gros coups durs récemment subis par les armées du Niger et du Mali pourraient laisser penser à un désengagement des armées d'Afrique, mais c'est tout l'inverse : on comptait 10 000 soldats africains engagés dans des opérations de maintien ou de rétablissement de la paix sur le continent africain en 2010 ; ils étaient 47 000 en 2015. Autrement dit, les armées locales, qu'il s'agisse de casques bleus ou de troupes placées sous mandat de l'Union africaine ou de coalitions ad hoc, telle la force conjointe du G5 Sahel, sont les premières garantes de la sécurité sur le continent africain, et les armées françaises s'adaptent à cette donne en s'efforçant de leur offrir de la coopération structurelle, de la coopération opérationnelle et de la coopération en opérations, afin de les aider à répondre à des conflits de plus en plus difficiles, face à un adversaire de plus en plus asymétrique et de plus en plus aguerri.
Deuxièmement, nous sommes définitivement sortis d'un tête-à-tête franco-africain en matière militaire. Si, en 2011, la France participait quasiment seule – à côté des troupes de l'Opération des Nations unies en Côte d'Ivoire (ONUCI) – à la résolution de la crise post-électorale en Côte d'Ivoire, aujourd'hui, les Européens sont présents à nos côtés sur le continent africain. Je citerai l'EUTM Mali, l'EUTM RCA et, bien évidemment, les contingents estonien, britannique et danois qui participent actuellement à l'opération Barkhane, étant précisé que, dans les prochains mois, la task force des forces spéciales Takuba devrait permettre à plusieurs pays de rejoindre Barkhane pour aider nos camarades maliens. Dans beaucoup de pays, une réflexion et une discussion se sont engagées à ce sujet entre les gouvernements et la représentation nationale.
Le dernier grand facteur à prendre en compte, c'est la manière dont les armées se sont organisées sur le continent africain. Elle a considérablement évolué en l'espace d'une dizaine d'années : premièrement, la France s'est engagée dans un processus de rénovation de l'ensemble des accords de partenariat et de défense qui la lient aux pays africains – il n'y a plus de clauses secrètes dans aucun pays. Deuxièmement, l'organisation de nos bases en Afrique a été profondément remaniée : lorsque j'étais lieutenant, il y avait six régiments français complets sur le continent africain, avec femmes et enfants, comme à Poitiers ou à Clermont-Ferrand, par exemple –, aujourd'hui il n'y a plus qu'un seul, à Djibouti. Tous les autres ont disparu et, à la place – notamment à Dakar et à Libreville –, vous avez un effectif de spécialistes français de la coopération qui apporte l'appui nécessaire à nos camarades africains.
Enfin, et ce point me permettra de faire la transition avec l'intervention suivante, la mission de Barkhane consiste certes à porter des coups aux groupes armés terroristes dès qu'elle le peut – elle l'a encore fait très récemment dans la région du Liptako –, mais aussi et surtout à accompagner les forces armées partenaires pour leur permettre, à terme, d'être en mesure de prendre en compte cette menace à leur niveau.
J'ai conscience d'avoir évoqué un grand nombre de sujets de façon un peu rapide, mais la phase de questions-réponses qui va suivre nous permettra certainement d'approfondir certains points.