Intervention de Colonel Michel

Réunion du mardi 21 janvier 2020 à 18h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Colonel Michel :

La stratégie de défense française en Indopacifique est un vaste sujet, et le traiter dans le temps qui m'est imparti est un défi en soi : si je passe trop vite sur certains sujets, n'hésitez pas à y revenir au moment des questions.

En préambule, je souhaite rappeler la genèse de cette stratégie de défense en Indopacifique. Elle est issue d'un discours prononcé en 2018 par le Président Macron à Garden Island, en Australie. À cette occasion, le Président de la République a fixé quatre grandes directions pour l'action de la France en Indopacifique : la résolution des différends – et il y en a beaucoup dans cette région – par le dialogue ; la contribution à la sûreté et à la sécurité de la région ; l'appui au renforcement de la souveraineté des États ; la lutte contre le changement climatique. Cette stratégie de défense est la partie conceptuelle de la contribution du ministère des Armées à cette vision, l'autre partie étant la présence permanente et l'action au jour le jour des forces armées dans cette région. Comme vous l'avez rappelé, Madame la présidente, cette stratégie a été présentée pour la première fois par la ministre des Armées en juin 2019 à Singapour, à l'occasion du Shangri-La Dialogue.

Je souhaite partager avec vous la perception que nous avons, au ministère des Armées, des enjeux majeurs à court et plus long termes, qui apparaissent lorsque l'on considère l'immense espace qu'est l'Indopacifique et auxquels la stratégie de défense tente de répondre. Parmi ces enjeux essentiels, je mentionnerai : le risque d'une remise en question d'un ordre international fondé sur le multilatéralisme et sur le droit ; un enjeu de souveraineté et de légitimité ; un enjeu de sécurité et de stabilité ; un enjeu environnemental et humain.

Il convient, avant toute chose, de définir l'Indopacifique et de rappeler pourquoi il est si important de s'intéresser à cette région du monde, alors même qu'elle est très éloignée de l'Europe – aujourd'hui encore, il faut près de trois semaines à un navire parti de Toulon pour rejoindre le détroit de Malacca – et que des menaces plus immédiates et plus pressantes sont à nos portes.

Les Français ne sont pas les seuls à parler d'Indopacifique. Les Américains, par exemple, ont fait paraître, en juin 2019, un rapport intitulé Indo-pacific strategy report. Preparedness, partnerships, and promoting a networked region. Dans la conception américaine, l'Indopacifique s'arrête à la pointe de l'Inde, parce que cela correspond au périmètre de leur commandement militaire INDOPACOM (Indo-Pacific Command). Les Japonais ont également défini une stratégie en Indopacifique, intitulée Towards free and open Indo-Pacific qui présente de nombreux points communs avec la conception française. L'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ASEAN), quant à elle, a publié un document intitulé ASEAN Outlook on the Indo-Pacific et l'Australie parle de l'Indopacifique dans son livre blanc. Je rappellerai, pour finir, que ce terme est apparu pour la première fois en 2007 sous la plume d'un officier de marine indien : les Indiens, eux aussi, parlent beaucoup de l'Indopacifique, mais ils n'ont pas écrit de stratégie à ce sujet.

La définition française de l'Indopacifique est sans doute la plus large. Pour nous, l'Indopacifique s'étend des côtes orientales de l'Afrique aux côtes occidentales des Amériques. Nous considérons que cet espace, qui concentre 60 % de la population mondiale et voit passer plus de 30 % du commerce mondial, même s'il n'est pas homogène, est interconnecté et qu'il constitue un continuum géostratégique cohérent. M. le député Gwendal Rouillard a évoqué l'Alliance pour le Pacifique et il est vrai que les pays d'Amérique latine regardent de plus en plus du côté du Pacifique. Le Chili, par exemple, a de nombreuses interactions avec les pays du Pacifique depuis plusieurs années, et cette notion d'Indopacifique ne lui est pas du tout étrangère. C'était une parenthèse, mais elle montre que la vision française est totalement pertinente et d'actualité.

Certaines évolutions stratégiques sont communes à l'ensemble de cet espace.

Premièrement, la contraction de l'espace géostratégique, qui est liée à l'amélioration des moyens de communication physiques et immatériels dans le contexte de la mondialisation. Toute crise dans la région est désormais susceptible d'avoir des conséquences quasi immédiates, non seulement dans la région elle-même, mais aussi jusqu'en Europe et dans toutes les régions du monde.

Deuxièmement, la multiplication des champs de conflictualité – une évolution qui est assez générale. Nous avons l'habitude des champs de coercition terre, air, mer, mais nous voyons désormais se développer les opérations, et donc les affrontements, dans les espaces numériques – le cyber – et, de plus en plus, dans les espaces extra-atmosphériques. La guerre informationnelle, que la ministre a évoquée devant votre commission il y a quelques jours, est un autre champ de confrontation essentiel : beaucoup de choses reposent désormais sur la perception des populations, en particulier dans ces régions, en particulier sur nos territoires souverains. Enfin, de nombreux acteurs ont tendance à recourir à des modes d'action qui maintiennent la confrontation en dessous d'un certain seuil de violence : ils s'arrangent pour produire des effets militaires avec des moyens qui ne tomberont sous le coup, ni du droit international, ni de l'opinion internationale – des moyens duaux ou des zones grises. Je songe, par exemple, à l'envoi de flottes de pêcheurs encadrés par deux ou trois bâtiments de garde-côtes pour faire le blocus de certains îlots ou pour gêner l'exploitation de certaines zones de pêche. De telles pratiques se développent beaucoup dans cette région.

Troisièmement, le durcissement des environnements militaires. Depuis une dizaine d'années, c'est cette zone qui produit le plus gros effort en termes d'équipements militaires et qui enregistre les plus grosses dépenses militaires cumulées : tout le monde s'arme. De plus, l'abaissement général des seuils technologiques fait que de nombreux États se dotent de capacités qui étaient jusqu'ici réservées à une minorité, telles que des capacités sous-marines ou permettant d'interdire le passage dans certaines zones, par exemple par la simple présence de moyens de défense sol-air.

Poursuivant la caractérisation de cet espace, nous pouvons maintenant nous demander quels sont les défis, les risques et les menaces auxquels est confronté l'Indopacifique.

Le premier de tous, c'est le risque naturel. Vous savez sans doute que l'expression « ceinture de feu » désigne une chaîne de volcans, immergés et émergés, qui part de l'Asie du Sud-Est, qui remonte le long de l'Asie et qui redescend le long des côtes américaines. La question n'est pas de savoir si une catastrophe majeure va avoir lieu, mais quand elle se produira. On constate aussi une augmentation de la fréquence et de la gravité des catastrophes naturelles dans cette zone : ce qui se passe actuellement en Australie en est un exemple, mais ce n'est pas le seul.

Toutes ces catastrophes naturelles s'accompagnent d'un appauvrissement général de certains milieux naturels. C'est une donnée importante pour nous, car cela va avoir des conséquences sur le plan sécuritaire. À l'avenir, de nombreuses personnes ne pourront plus vivre à l'endroit où elles sont nées ; elles seront forcées de migrer et certaines populations seront obligées de recourir à des activités illégales. Il y a quelques années déjà, des pêcheurs vietnamiens sont venus pêcher dans nos eaux territoriales sans autorisation. Ce problème a été réglé grâce à l'application de toute la palette du concept de l'action de l'état en mer combinée aux avertissements de l'UE à l'encontre du Vietnam mais tous ces bouleversements climatiques et leurs conséquences sécuritaires sont à prendre en considération.

Je mentionnerai ensuite l'aggravation de deux types de menaces transnationales : le terrorisme, lié à une radicalisation politique ou religieuse, et la criminalité organisée. Le terrorisme peut être endémique, comme aux Philippines, où des mouvements armés sont actifs depuis de nombreuses années, ou importé, à la manière de Daech. Actuellement, c'est l'idéologie extrémiste religieuse qui tient le haut du pavé et qui fait le plus de dégâts. La criminalité organisée, quant à elle, profitant des effets de la mondialisation, a aujourd'hui la capacité de contrebalancer l'action de certains États.

Le dernier sujet que je veux évoquer, c'est le défi de la compétition stratégique entre la Chine et les États-Unis. Ces deux États sont dans une compétition de puissance. Or, quand on a la puissance, la tentation est grande de l'utiliser. Par leur attitude, ces deux États créent des tensions de toutes natures – économiques, culturelles, diplomatiques, mais aussi militaires – qui contribuent à la déstabilisation de la région. Sur le plan politique, le recours à l'unilatéralisme remet en question une certaine manière de concevoir les relations internationales qui prévaut depuis soixante-dix ans.

Face à tous ces défis qui la concernent souvent directement, la France a établi une stratégie de défense en Indopacifique. Pourquoi ? D'abord, parce que la France est une nation indopacifique : comme cela a été rappelé, 1,6 million de citoyens français vivent dans cette région. Sur les 11 millions de kilomètres carrés de la zone économique exclusive (ZEE) française, qui est la deuxième du monde, 9 millions se trouvent dans cette région. La France montre aussi au quotidien qu'elle est une nation de l'Indopacifique, par une présence permanente dans cette région, notamment militaire : 7 000 à 8 000 militaires français y sont déployés en permanence. L'État, notamment par l'intermédiaire de ses forces armées, agit au profit des populations et pour faire respecter sa souveraineté. La France est donc présente et reconnue en Indopacifique.

S'agissant de la stratégie de défense elle-même, la France identifie des grands partenaires dans cette région, avec lesquels elle développe des partenariats privilégiés : l'Inde, l'Australie et le Japon en font partie, comme les États-Unis, qui restent notre grand allié. Notre action, actuellement, vise à sensibiliser et à faire davantage s'investir nos partenaires européens, parce qu'ils sont, eux aussi, concernés par ce qui se passe dans cette région. Je rappelle que 30 % du commerce mondial y circule et que c'est l'une des voies d'approvisionnement privilégiées de l'Europe.

La stratégie de défense française en Indopacifique identifie quatre grands objectifs et une priorité.

Premièrement, et fort naturellement, il s'agit de défendre l'intégrité de notre souveraineté, c'est-à-dire nos citoyens, nos territoires et notre zone économique exclusive : nous devons y consacrer des moyens et être très vigilants.

Deuxièmement, il convient de contribuer à la sécurité des espaces régionaux autour de nos départements et communautés d'outre-mer : cela suppose des coopérations dans le domaine militaire. Dans le Pacifique Sud, par exemple, l'accord France-Australie-Nouvelle-Zélande (FRANZ) vise à coordonner les moyens de nos trois pays en cas de catastrophe naturelle.

Troisièmement, nous devons préserver un accès libre et ouvert aux espaces communs et assurer la sécurité des voies de communication maritimes. Or il est évident que nous ne pouvons pas le faire seuls.

Enfin, nous entendons participer au maintien de la stabilité stratégique par une action globale fondée sur le multilatéralisme. Cela inclut des actions diplomatiques, la participation à des forums régionaux, mais aussi la lutte contre la prolifération nucléaire. Dans cette région, en effet, en comptant les États-Unis et la France, il y a sept puissances nucléaires. Notre action vise aussi à contribuer au renforcement de l'autonomie stratégique de nos partenaires, notamment en Asie du Sud-Est.

La priorité, c'est de tirer les enseignements des catastrophes climatiques. Le ministère des armées y contribue par l'anticipation sécuritaire environnementale. Cette approche, qui est assez originale, comprend trois volets : l'analyse des risques, le soutien à des projets scientifiques et l'organisation d'événements régionaux pour sensibiliser nos partenaires et identifier des projets communs tel que la cartographie des risques environnementaux dans l'Océan indien menée conjointement avec les Australiens (mais ouverts à d'autres pays) par exemple.

Voilà, grossièrement brossée, la stratégie de défense française en Indopacifique. Les problèmes qui se posent en Indopacifique sont des enjeux pour la France et pour l'Europe, mais aussi à l'échelle planétaire. Ce qui s'y passe remet en question la manière de voir les relations internationales et la relation entre les puissances. L'enjeu environnemental et humain est essentiel, dans une région où les conséquences des bouleversements climatiques sur les plans humain et sécuritaire sont de plus en plus visibles.

La stratégie de défense en Indopacifique a pour ambition de répondre à ces défis. Sa mise en œuvre implique le respect du principe de constance – constance de notre posture et de nos attitudes dans le temps vis-à-vis de nos partenaires et de nos interlocuteurs – et un effort en termes de ressources allouées à cette région. En ce sens, il est essentiel de sensibiliser nos partenaires européens sur cette question et de les pousser à s'engager : nous y travaillons activement.

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