La séance est ouverte à dix-huit heures.
J'ai souhaité que tous les déplacements effectués par des délégations de notre commission fassent désormais l'objet d'un compte rendu succinct, afin que tous les commissaires bénéficient des retours d'expérience et des conclusions à tirer de ces déplacements, qui, je vous le rappelle, sont effectués en notre nom à tous. Nos collègues Gwendal Rouillard et Claude de Ganay nous exposeront celui qu'ils ont effectué, en décembre dernier, au salon Expodefensa de Bogota.
Pour commencer, je dirai un mot du contexte. Pendant une cinquantaine d'années, la Colombie a vécu en état de guerre. Un accord de paix a été signé en 2016 : depuis, le pays se reconstruit, les familles tentent de se parler à nouveau, mais l'heure n'est pas encore à la réconciliation. Le Président de la République de Colombie, M. Iván Duque, qui a longtemps été réservé – pour ne pas dire plus – sur l'accord de paix, est plutôt tenté de l'appliquer et d'apaiser une société qui n'a pas encore pansé ses plaies. Pour le dire autrement, les 400 000 militaires et policiers qui composent les forces de sécurité jouent un rôle précieux, à la fois pour incarner l'État et pour participer au processus de paix.
Pour ce qui est du salon de l'armement de Bogota, il comptait 250 exposants, dont une belle délégation française. Au nom de notre présidente et de vous-mêmes, chers collègues, nous avons rencontré la vice-ministre en charge de la défense et le vice-ministre en charge des affaires étrangères. Au fil des discussions, nous avons identifié trois priorités : le renforcement de la défense antiaérienne, notamment vis-à-vis du voisin vénézuélien, le renouvellement de l'aviation de chasse et l'équipement en navires de guerre. S'agissant de l'aviation – il s'agit de remplacer de vieux avions Kfir –, Dassault devrait officiellement participer à la compétition. La Colombie a également des ambitions spatiales, qui comprennent un volet militaire et un volet civil : le satellite d'observation des Péruviens, un Airbus, fait envie aux Colombiens.
Les Colombiens souhaitent – ils nous l'ont tous dit – développer leur coopération opérationnelle avec la France. Membre observateur de l'OTAN, la Colombie accorde une grande importance aux questions relatives au renseignement, à la cyber sécurité et à la lutte contre les trafics maritimes, notamment de drogue. Cette volonté de coopération avec la France a été maintes fois évoquée au fil de nos échanges.
Enfin, la Colombie, qui a un taux de croissance de plus de 3 % et qui a l'ambition de devenir une puissance régionale, a pris l'initiative, avec le Mexique, le Pérou et le Chili, de créer l'Alliance pour le Pacifique, dont la vocation est essentiellement économique et commerciale. J'ai découvert que la France est membre observateur de l'Alliance pour le Pacifique et que l'Australie et le Canada souhaitent y adhérer. Cette initiative n'en est qu'à ses débuts, mais je crois que la France peut y jouer un rôle et y trouver un levier d'action.
Il est vrai que la France était bien représentée au salon de l'armement, puisque quinze des dix-huit entreprises présentes étaient françaises. On ne comptait que six pavillons nationaux : les États-Unis, le Royaume-Uni, le Brésil, la Lituanie, l'Espagne et la France. Le salon était coordonné par le groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (GICAT).
Il y a aujourd'hui une vraie géopolitique des salons de l'armement – le Brésil et le Chili ont aussi le leur – et la présence de parlementaires français à celui de Bogota, qui prend de plus en plus d'importance et a une audience de plus en plus large, m'a paru une bonne chose. Nous avons échangé directement avec les industriels français présents sur les stands : ils ont pu constater que la commission de la Défense nationale et des forces armées soutient leurs exportations et s'intéresse à leurs programmes d'armement. Il est important pour des industriels de sentir qu'ils sont soutenus par les parlementaires, surtout lorsqu'ils sont loin.
Ce salon a permis aux entreprises françaises de se faire connaître : chacune d'entre elles a pu se présenter devant les acheteurs potentiels et les visiteurs du salon. Ce qui m'a frappé, comme plusieurs militaires du GICAT, c'est que ce ne sont pas les entreprises les plus connues, celles qui ont les moyens les plus importants, qui ont fait les meilleures présentations. Certaines start-up ont fait forte impression.
Chers collègues, je vous remercie pour cet exposé, qui nous rappelle que nous avons aussi un vrai rôle diplomatique à jouer. Il est effectivement essentiel d'entretenir un lien étroit, dans la durée et la distance, avec nos entreprises présentes de par le monde.
J'ajoute qu'au nom de notre présidente, j'ai eu le plaisir d'annoncer au ministre concerné l'arrivée des deux frères Nairo et Dayer Quintana dans l'équipe de cyclisme bretonne Arkéa-Samsic, qui participe chaque année au Tour de France. Nous avons marqué pour longtemps des points auprès des Colombiens en matière de cyclisme et de « bretonitude ». Cet été, vous verrez Nairo Quintana, avec le drapeau breton, sur les routes du Tour de France – et son petit frère n'est pas loin !
La commission en vient à la table ronde sur la stratégie de défense française dans la zone indopacifique.
Nous poursuivons notre cycle géostratégique en nous intéressant aujourd'hui à la zone indopacifique.
Lors de son discours à la Conférence des ambassadeurs du 27 août 2018, le Président de la République a insisté sur l'importance qu'il convient d'accorder à l'axe indopacifique. Il a déclaré : « Nous sommes une puissance indopacifique avec plus de 8 000 hommes dans la région et plus d'un million de nos concitoyens. Nous devons en tirer toutes les conséquences et je souhaite que vous puissiez décliner cet axe de l'océan Indien à l'océan Pacifique, en passant par l'Asie du Sud-Est, de manière résolue, ambitieuse et précise. »
Si cette partie du monde est si importante pour la France, c'est d'abord parce qu'elle y est présente et parce qu'elle a une coopération militaire et de sécurité avec l'Inde et l'Australie, mais aussi avec d'autres pays, comme la Malaisie. Plus globalement, ces enjeux ont une triple dimension : économique, compte tenu de la place croissante de cette zone dans le commerce mondial, politique et militaire, avec la présence du terrorisme islamique, les questions liées à la souveraineté des États et la protection des voies d'échange. La ministre des armées Florence Parly, dans le discours qu'elle a prononcé en juin 2019 dans le cadre du Shangri-La Dialogue, a estimé qu'il n'y avait pas besoin d'un nouveau Kissinger pour constater que cette région était en train de redevenir un espace de confrontation mondiale.
Pour nous aider à comprendre les risques de conflictualité et les enjeux stratégiques liés à cette zone, nous avons le plaisir de recevoir aujourd'hui deux officiers : le colonel Michel de la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS), qui interviendra notamment sur la mer de Chine méridionale et l'Afghanistan, et le capitaine de vaisseau Pascal de l'état-major des armées, qui analysera plus spécifiquement les relations entre l'Inde et son voisinage.
En mer de Chine méridionale, la militarisation des archipels par la Chine se fait au détriment du droit international, puisqu'elle remet en cause le principe de liberté de navigation maritime et aérienne. Les incidents entre les navires chinois et ceux des pays d'Asie du Sud-Est font régulièrement craindre une dangereuse escalade des tensions dans cet espace maritime crucial pour le commerce international. L'Inde, pour sa part, est en passe de devenir une puissance politique, économique et militaire de premier plan. La rencontre du président Macron avec le Premier ministre indien Narendra Modi en mars 2018 illustre la volonté de la France de nouer des relations fortes avec ce pays, qui est déjà l'un de nos partenaires stratégiques depuis 1998. Ce grand pays entretient des relations compliquées avec ses voisins, en particulier avec la Chine et le Pakistan, tous trois ayant en commun la possession de l'arme nucléaire.
Les litiges frontaliers sino-indiens sont fréquents et graves – chacun se rappelle les incidents survenus sur le plateau du Doklam à l'été 2017. Ces face-à-face périodiques ne sont que les signaux faibles de la compétition stratégique plus large que se livrent les deux États les plus peuplés de la planète. La perception indienne d'un encerclement stratégique par la Chine pourrait aggraver ces tensions, déjà importantes.
Quant aux relations entre le Pakistan et l'Inde, elles sont conflictuelles depuis la création de ces deux États en 1947. Le symbole de cette confrontation est la région du Cachemire, que se disputent l'Inde, le Pakistan et la Chine.
En Afghanistan, l'État reste fragile et peine à rétablir l'ordre dans un pays en proie au terrorisme islamiste et aux trafics en tous genres, les deux menaces s'alimentant mutuellement. La situation est loin d'être stabilisée, puisque la guerre et le terrorisme déciment la population, brisent la jeunesse – 41 % des victimes civiles sont des femmes et des enfants – et minent la stabilité du régime. C'est l'un des pays où les puissances régionales – la Russie, la Chine, l'Inde, le Pakistan, l'Iran et les pays du Golfe – continuent leur compétition d'influence, notamment dans un contexte de réduction de l'influence américaine. C'est aussi l'avenir de l'OTAN comme puissance d'intervention qui se joue en partie ici. L'enjeu est donc autant régional qu'international. La porosité de la frontière entre l'Afghanistan et le Pakistan, qui permet aux terroristes de se réfugier dans l'un ou l'autre de ces pays, contribue dans les faits à alimenter l'insécurité et l'instabilité de cette zone.
D'une manière générale, la région indopacifique est devenue une cible de choix pour les groupes djihadistes. L'attentat survenu au Sri Lanka en avril 2019, qui a tué 253 personnes, nous a rappelé le risque d'une contagion djihadiste dans la région : ce risque ne doit être ni négligé, ni minimisé. Je passe à présent la parole à nos deux intervenants, pour qu'ils nous exposent leur vision et leur analyse de la situation régionale.
La stratégie de défense française en Indopacifique est un vaste sujet, et le traiter dans le temps qui m'est imparti est un défi en soi : si je passe trop vite sur certains sujets, n'hésitez pas à y revenir au moment des questions.
En préambule, je souhaite rappeler la genèse de cette stratégie de défense en Indopacifique. Elle est issue d'un discours prononcé en 2018 par le Président Macron à Garden Island, en Australie. À cette occasion, le Président de la République a fixé quatre grandes directions pour l'action de la France en Indopacifique : la résolution des différends – et il y en a beaucoup dans cette région – par le dialogue ; la contribution à la sûreté et à la sécurité de la région ; l'appui au renforcement de la souveraineté des États ; la lutte contre le changement climatique. Cette stratégie de défense est la partie conceptuelle de la contribution du ministère des Armées à cette vision, l'autre partie étant la présence permanente et l'action au jour le jour des forces armées dans cette région. Comme vous l'avez rappelé, Madame la présidente, cette stratégie a été présentée pour la première fois par la ministre des Armées en juin 2019 à Singapour, à l'occasion du Shangri-La Dialogue.
Je souhaite partager avec vous la perception que nous avons, au ministère des Armées, des enjeux majeurs à court et plus long termes, qui apparaissent lorsque l'on considère l'immense espace qu'est l'Indopacifique et auxquels la stratégie de défense tente de répondre. Parmi ces enjeux essentiels, je mentionnerai : le risque d'une remise en question d'un ordre international fondé sur le multilatéralisme et sur le droit ; un enjeu de souveraineté et de légitimité ; un enjeu de sécurité et de stabilité ; un enjeu environnemental et humain.
Il convient, avant toute chose, de définir l'Indopacifique et de rappeler pourquoi il est si important de s'intéresser à cette région du monde, alors même qu'elle est très éloignée de l'Europe – aujourd'hui encore, il faut près de trois semaines à un navire parti de Toulon pour rejoindre le détroit de Malacca – et que des menaces plus immédiates et plus pressantes sont à nos portes.
Les Français ne sont pas les seuls à parler d'Indopacifique. Les Américains, par exemple, ont fait paraître, en juin 2019, un rapport intitulé Indo-pacific strategy report. Preparedness, partnerships, and promoting a networked region. Dans la conception américaine, l'Indopacifique s'arrête à la pointe de l'Inde, parce que cela correspond au périmètre de leur commandement militaire INDOPACOM (Indo-Pacific Command). Les Japonais ont également défini une stratégie en Indopacifique, intitulée Towards free and open Indo-Pacific qui présente de nombreux points communs avec la conception française. L'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ASEAN), quant à elle, a publié un document intitulé ASEAN Outlook on the Indo-Pacific et l'Australie parle de l'Indopacifique dans son livre blanc. Je rappellerai, pour finir, que ce terme est apparu pour la première fois en 2007 sous la plume d'un officier de marine indien : les Indiens, eux aussi, parlent beaucoup de l'Indopacifique, mais ils n'ont pas écrit de stratégie à ce sujet.
La définition française de l'Indopacifique est sans doute la plus large. Pour nous, l'Indopacifique s'étend des côtes orientales de l'Afrique aux côtes occidentales des Amériques. Nous considérons que cet espace, qui concentre 60 % de la population mondiale et voit passer plus de 30 % du commerce mondial, même s'il n'est pas homogène, est interconnecté et qu'il constitue un continuum géostratégique cohérent. M. le député Gwendal Rouillard a évoqué l'Alliance pour le Pacifique et il est vrai que les pays d'Amérique latine regardent de plus en plus du côté du Pacifique. Le Chili, par exemple, a de nombreuses interactions avec les pays du Pacifique depuis plusieurs années, et cette notion d'Indopacifique ne lui est pas du tout étrangère. C'était une parenthèse, mais elle montre que la vision française est totalement pertinente et d'actualité.
Certaines évolutions stratégiques sont communes à l'ensemble de cet espace.
Premièrement, la contraction de l'espace géostratégique, qui est liée à l'amélioration des moyens de communication physiques et immatériels dans le contexte de la mondialisation. Toute crise dans la région est désormais susceptible d'avoir des conséquences quasi immédiates, non seulement dans la région elle-même, mais aussi jusqu'en Europe et dans toutes les régions du monde.
Deuxièmement, la multiplication des champs de conflictualité – une évolution qui est assez générale. Nous avons l'habitude des champs de coercition terre, air, mer, mais nous voyons désormais se développer les opérations, et donc les affrontements, dans les espaces numériques – le cyber – et, de plus en plus, dans les espaces extra-atmosphériques. La guerre informationnelle, que la ministre a évoquée devant votre commission il y a quelques jours, est un autre champ de confrontation essentiel : beaucoup de choses reposent désormais sur la perception des populations, en particulier dans ces régions, en particulier sur nos territoires souverains. Enfin, de nombreux acteurs ont tendance à recourir à des modes d'action qui maintiennent la confrontation en dessous d'un certain seuil de violence : ils s'arrangent pour produire des effets militaires avec des moyens qui ne tomberont sous le coup, ni du droit international, ni de l'opinion internationale – des moyens duaux ou des zones grises. Je songe, par exemple, à l'envoi de flottes de pêcheurs encadrés par deux ou trois bâtiments de garde-côtes pour faire le blocus de certains îlots ou pour gêner l'exploitation de certaines zones de pêche. De telles pratiques se développent beaucoup dans cette région.
Troisièmement, le durcissement des environnements militaires. Depuis une dizaine d'années, c'est cette zone qui produit le plus gros effort en termes d'équipements militaires et qui enregistre les plus grosses dépenses militaires cumulées : tout le monde s'arme. De plus, l'abaissement général des seuils technologiques fait que de nombreux États se dotent de capacités qui étaient jusqu'ici réservées à une minorité, telles que des capacités sous-marines ou permettant d'interdire le passage dans certaines zones, par exemple par la simple présence de moyens de défense sol-air.
Poursuivant la caractérisation de cet espace, nous pouvons maintenant nous demander quels sont les défis, les risques et les menaces auxquels est confronté l'Indopacifique.
Le premier de tous, c'est le risque naturel. Vous savez sans doute que l'expression « ceinture de feu » désigne une chaîne de volcans, immergés et émergés, qui part de l'Asie du Sud-Est, qui remonte le long de l'Asie et qui redescend le long des côtes américaines. La question n'est pas de savoir si une catastrophe majeure va avoir lieu, mais quand elle se produira. On constate aussi une augmentation de la fréquence et de la gravité des catastrophes naturelles dans cette zone : ce qui se passe actuellement en Australie en est un exemple, mais ce n'est pas le seul.
Toutes ces catastrophes naturelles s'accompagnent d'un appauvrissement général de certains milieux naturels. C'est une donnée importante pour nous, car cela va avoir des conséquences sur le plan sécuritaire. À l'avenir, de nombreuses personnes ne pourront plus vivre à l'endroit où elles sont nées ; elles seront forcées de migrer et certaines populations seront obligées de recourir à des activités illégales. Il y a quelques années déjà, des pêcheurs vietnamiens sont venus pêcher dans nos eaux territoriales sans autorisation. Ce problème a été réglé grâce à l'application de toute la palette du concept de l'action de l'état en mer combinée aux avertissements de l'UE à l'encontre du Vietnam mais tous ces bouleversements climatiques et leurs conséquences sécuritaires sont à prendre en considération.
Je mentionnerai ensuite l'aggravation de deux types de menaces transnationales : le terrorisme, lié à une radicalisation politique ou religieuse, et la criminalité organisée. Le terrorisme peut être endémique, comme aux Philippines, où des mouvements armés sont actifs depuis de nombreuses années, ou importé, à la manière de Daech. Actuellement, c'est l'idéologie extrémiste religieuse qui tient le haut du pavé et qui fait le plus de dégâts. La criminalité organisée, quant à elle, profitant des effets de la mondialisation, a aujourd'hui la capacité de contrebalancer l'action de certains États.
Le dernier sujet que je veux évoquer, c'est le défi de la compétition stratégique entre la Chine et les États-Unis. Ces deux États sont dans une compétition de puissance. Or, quand on a la puissance, la tentation est grande de l'utiliser. Par leur attitude, ces deux États créent des tensions de toutes natures – économiques, culturelles, diplomatiques, mais aussi militaires – qui contribuent à la déstabilisation de la région. Sur le plan politique, le recours à l'unilatéralisme remet en question une certaine manière de concevoir les relations internationales qui prévaut depuis soixante-dix ans.
Face à tous ces défis qui la concernent souvent directement, la France a établi une stratégie de défense en Indopacifique. Pourquoi ? D'abord, parce que la France est une nation indopacifique : comme cela a été rappelé, 1,6 million de citoyens français vivent dans cette région. Sur les 11 millions de kilomètres carrés de la zone économique exclusive (ZEE) française, qui est la deuxième du monde, 9 millions se trouvent dans cette région. La France montre aussi au quotidien qu'elle est une nation de l'Indopacifique, par une présence permanente dans cette région, notamment militaire : 7 000 à 8 000 militaires français y sont déployés en permanence. L'État, notamment par l'intermédiaire de ses forces armées, agit au profit des populations et pour faire respecter sa souveraineté. La France est donc présente et reconnue en Indopacifique.
S'agissant de la stratégie de défense elle-même, la France identifie des grands partenaires dans cette région, avec lesquels elle développe des partenariats privilégiés : l'Inde, l'Australie et le Japon en font partie, comme les États-Unis, qui restent notre grand allié. Notre action, actuellement, vise à sensibiliser et à faire davantage s'investir nos partenaires européens, parce qu'ils sont, eux aussi, concernés par ce qui se passe dans cette région. Je rappelle que 30 % du commerce mondial y circule et que c'est l'une des voies d'approvisionnement privilégiées de l'Europe.
La stratégie de défense française en Indopacifique identifie quatre grands objectifs et une priorité.
Premièrement, et fort naturellement, il s'agit de défendre l'intégrité de notre souveraineté, c'est-à-dire nos citoyens, nos territoires et notre zone économique exclusive : nous devons y consacrer des moyens et être très vigilants.
Deuxièmement, il convient de contribuer à la sécurité des espaces régionaux autour de nos départements et communautés d'outre-mer : cela suppose des coopérations dans le domaine militaire. Dans le Pacifique Sud, par exemple, l'accord France-Australie-Nouvelle-Zélande (FRANZ) vise à coordonner les moyens de nos trois pays en cas de catastrophe naturelle.
Troisièmement, nous devons préserver un accès libre et ouvert aux espaces communs et assurer la sécurité des voies de communication maritimes. Or il est évident que nous ne pouvons pas le faire seuls.
Enfin, nous entendons participer au maintien de la stabilité stratégique par une action globale fondée sur le multilatéralisme. Cela inclut des actions diplomatiques, la participation à des forums régionaux, mais aussi la lutte contre la prolifération nucléaire. Dans cette région, en effet, en comptant les États-Unis et la France, il y a sept puissances nucléaires. Notre action vise aussi à contribuer au renforcement de l'autonomie stratégique de nos partenaires, notamment en Asie du Sud-Est.
La priorité, c'est de tirer les enseignements des catastrophes climatiques. Le ministère des armées y contribue par l'anticipation sécuritaire environnementale. Cette approche, qui est assez originale, comprend trois volets : l'analyse des risques, le soutien à des projets scientifiques et l'organisation d'événements régionaux pour sensibiliser nos partenaires et identifier des projets communs tel que la cartographie des risques environnementaux dans l'Océan indien menée conjointement avec les Australiens (mais ouverts à d'autres pays) par exemple.
Voilà, grossièrement brossée, la stratégie de défense française en Indopacifique. Les problèmes qui se posent en Indopacifique sont des enjeux pour la France et pour l'Europe, mais aussi à l'échelle planétaire. Ce qui s'y passe remet en question la manière de voir les relations internationales et la relation entre les puissances. L'enjeu environnemental et humain est essentiel, dans une région où les conséquences des bouleversements climatiques sur les plans humain et sécuritaire sont de plus en plus visibles.
La stratégie de défense en Indopacifique a pour ambition de répondre à ces défis. Sa mise en œuvre implique le respect du principe de constance – constance de notre posture et de nos attitudes dans le temps vis-à-vis de nos partenaires et de nos interlocuteurs – et un effort en termes de ressources allouées à cette région. En ce sens, il est essentiel de sensibiliser nos partenaires européens sur cette question et de les pousser à s'engager : nous y travaillons activement.
Je centrerai ma présentation sur l'Asie du Sud, en me plaçant sous l'angle de la conflictualité – je crois que vous travaillez sur ce sujet à l'horizon 2050 – et en partant des partenariats et des rapports entre l'Inde et ses deux grands compétiteurs que sont la Chine et le Pakistan.
J'ai eu la chance de passer plusieurs années en Inde et en Chine, ce qui m'a permis de voir comment chacun de ces pays regarde l'autre. Un militaire indien considère réellement la Chine comme l'ennemi – cela correspond à une préoccupation omniprésente. En Chine, on n'entend jamais parler de l'Inde – je force un peu le trait. Sur le plan militaire, il y a eu une certaine agitation, avec une dimension nationaliste, autour de la question du plateau du Doklam. Néanmoins, l'Inde n'est pas un sujet pour les Chinois dans le domaine militaire – je ne parle pas des aspects économiques.
L'Inde craint un encerclement par la Chine. Un tour rapide du sous-continent donne à penser que ce n'est pas complètement à tort.
Au nord, il existe un différend territorial avec la Chine à deux endroits, dans l' Aksai Chin et l' Arunachal Pradesh, mais ce n'est pas vraiment une question qui se pose à l'heure actuelle, contrairement à la partie du Cachemire que se disputent l'Inde et le Pakistan. La ligne de démarcation entre la Chine et l'Inde est dénommée Line of Actual Control (LAC), ce qui implique une clause de revoyure, un jour. Cette ligne a été créée en 1993, puis elle a été revalidée en 1996. Le président Xi a déclaré l'année dernière que la Chine était l'un des seuls pays n'ayant pas achevé sa territorialité : il évoquait surtout Taïwan, mais la Chine s'intéressera tôt ou tard aux « poussières de territoire » qu'elle estime s'être fait voler. L'Inde est quand même préoccupée par ce problème territorial avec la Chine.
Plus au nord-est, le Bangladesh est un allié presque traditionnel de la Chine, qui est notamment son premier pourvoyeur d'armement. La situation est donc un peu compliquée pour les Indiens.
Ce sentiment d'encerclement fait réagir l'Inde. Le Premier ministre Modi a développé un certain nombre de stratégies. Quand j'étais en Inde, il y a quelques années, il était question de Look East Policy. Elle est devenue une Act East Policy : les Indiens veulent être un peu plus concrets. M. Modi a lancé, en 2014 ou 2015, juste après son arrivée au pouvoir, la Neighbourhood Priority Policy, qui consiste à s'intéresser au voisinage immédiat de l'Inde, considéré comme étant la priorité.
C'est typiquement le cas s'agissant du Bangladesh : pendant que la Chine développait sa politique One Belt, One Road, construisait la marine bangladaise et fournissait des avions – on a assisté à une montée en puissance en 2015 –, les différends territoriaux entre l'Inde et le Bangladesh, à terre et en mer, ont été résolus, et ce n'est pas un hasard. Une dynamique s'enclenche : l'Inde voudrait bien devenir un pourvoyeur d'armement pour le Bangladesh. En 2018, ces deux pays ont réalisé leur première patrouille maritime commune, au nord du golfe du Bengale. Ce n'est pas un hasard non plus : les Chinois ont construit une partie de la marine bangladaise – ils ont surtout fourni deux sous-marins. La France a aidé à développer la capacité sous-marine de la Malaisie et les Chinois l'ont fait pour le Bangladesh. Pour un État comme l'Inde, c'est un sujet d'irritation majeur.
Le Sri Lanka, plus au sud, est le théâtre d'une compétition traditionnelle entre l'Inde et la Chine. Les gouvernements sri lankais sont tantôt pro-chinois, tantôt pro-indiens. Il y a une dizaine d'années, alors qu'on ne parlait pas encore de Belt and Road Initiative, les Chinois finançaient déjà le port d'Hambantota, au sud du Sri Lanka, et des routes. Ils vont désormais un peu plus loin en étant présents dans l'océan Indien : ils déploient des bateaux et même des sous-marins. Il y a un élément concret derrière le discours public des Indiens, qui dénoncent cette présence au Sri Lanka : les escales de bâtiments chinois s'y multiplient, comme au Bangladesh. Le fait que cela se passe à quelques encablures des côtes indiennes pose quelques problèmes à New Dehli.
Ainsi, pour sortir un peu des questions de défense, l'ambassadeur indien en Chine a relevé que depuis que les Chinois ont construit un port à Colombo, les cargos et les porte-conteneurs indiens sont au mouillage au moins vingt-quatre heures avant de pouvoir accoster ; ils perdent du temps. Quand on connaît le coût d'un bâtiment au mouillage, on voit bien qu'il y a un enjeu économique majeur.
Les Maldives sont un autre théâtre, feutré, de la compétition entre l'Inde et la Chine. Dans les années 2000, beaucoup d'articles signalaient déjà que la Chine était en train de construire une base sous-marine aux Maldives. C'est un concept un peu particulier, étant donné que ce pays culmine à vingt ou trente centimètres au-dessus de l'eau, mais cela mettait en lumière l'existence d'une volonté : les Chinois sont là. Et quand ils font escale aux Maldives, les Indiens font de même peu de temps après. Ce n'est pas un hasard si l'Inde a conclu dès 2011 – de mémoire – un accord de coopération maritime avec les Maldives et le Sri Lanka, ou si le Premier ministre Modi a fait son premier voyage à l'étranger après sa réélection, l'année dernière, aux Maldives : il a marqué le territoire et bien fait comprendre aux Maldives, à la Chine et à tous ceux qui voulaient l'entendre que les Indiens ne sont certes pas chez eux, mais qu'ils ne sont quand même pas loin d'y être.
Les déploiements de la marine chinoise sont de plus en plus fréquents dans l'océan Indien. L'Inde a aujourd'hui quatorze sous-marins, dont aucun n'est nucléaire. Les Chinois déploient très régulièrement, même si ce n'est pas en permanence, un sous-marin dans l'océan Indien depuis six ou sept ans. Ils y ont envoyé un sous-marin nucléaire d'attaque, ce qui est presque une injure pour les Indiens : ils considèrent cet océan comme leur pré carré. Il y a aussi, presque en permanence, des bâtiments océanographiques chinois, qui ne sont pas là uniquement pour étudier les fonds marins – il y a une dimension économique, certainement, mais aussi une dimension de défense qui est fondamentale. Un bâtiment océanographique permet d'étudier la mer, la salinité et la bathythermie pour déployer des sous-marins. Les Chinois font des tests avec des sous-marins classiques, et les Indiens sont en droit de s'inquiéter du déploiement éventuel d'un sous-marin nucléaire lanceur d'engins. La Chine est en train de déployer son dispositif. Cela constitue une préoccupation majeure pour les Indiens.
Qu'en est-il de la conflictualité entre l'Inde et la Chine ? Le risque est extrêmement faible. Ce qui pourrait conduire à un conflit serait les différends territoriaux au nord, mais ils sont quand même marginaux. Il est question de plateaux situés à 6 000 ou 7 000 mètres. Le Doklam est important stratégiquement – les Chinois étaient intéressés parce que ce plateau permet de dominer les Indiens –, mais il ne va pas conduire à un conflit. Il faut aussi comparer les forces armées de l'Inde et celles de la Chine : le référentiel n'est pas tout à fait le même. Bien qu'il y ait beaucoup de similitudes – ce sont des forces armées gigantesques et en développement –, les Indiens ont du retard par rapport aux Chinois, notamment sur le plan de la base industrielle et technologique de défense. Un différentiel existe, l'Inde ne va donc pas trop se frotter à la Chine.
Dans l'immédiat, on peut imaginer des escarmouches, comme sur le plateau du Doklam, où 6 000 personnes se regardaient en chiens de faïence. La situation peut déraper mais il existe des mesures de sécurité et de confiance entre les deux pays, des échanges entre les chefs d'état-major et un exercice annuel – même s'il n'a pas toujours lieu et même s'il est basique, c'est un symbole. Par ailleurs, les Chinois étaient présents lors de la revue navale indienne de 2016. Réciproquement, les Indiens ont été invités par les Chinois l'année dernière. Le risque immédiat de conflictualité me semble extrêmement faible.
Le Pakistan, pour sa part, est le frère ennemi de l'Inde. Il y a naturellement la question du Cachemire, mais aussi la dimension musulmane et des accusations de terrorisme – je ne reviens pas sur les attentats commis à Mumbai en 2008. Quel est le risque de conflictualité ? Il y a deux schémas différents : d'un côté, une armée indienne pléthorique, de 1,3 million de personnes, bon an mal an, et, de l'autre, un format beaucoup plus serré, avec 600 000 personnes. Les Pakistanais sont à peu près convaincus qu'ils n'arriveraient pas à faire face à l'armée indienne en cas d'attaque. Les Indiens, même s'ils admettent que le niveau opérationnel des Pakistanais est supérieur au leur grâce à un meilleur entraînement et une meilleure formation, peuvent jouer de leur supériorité numérique.
Or un deuxième paramètre, que je n'ai pas évoqué s'agissant de l'Inde et de la Chine, est ici à considérer : la dimension nucléaire. Les Indiens ont une doctrine qui tient en 343 mots – elle a été publiée dans un communiqué de presse. Le principe est celui du No First Use, avec quelques réserves pour tout ce qui est chimique ou bactériologique. Les Pakistanais, en face, n'ont pas de doctrine mais une Full-Spectrum Deterrence : ils veulent utiliser la dissuasion dans toute son étendue. Si les Indiens attaquent les Pakistanais, ils auront le dessus sur le plan conventionnel, mais les Pakistanais se réservent le droit d'utiliser des armes nucléaires tactiques – ce qui signifie la fin de la discussion. Une conflagration pourrait conduire à une apocalypse nucléaire, mais on a quand même affaire, jusqu'à présent, à des États « raisonnables ». En cas de crise comme il y en a eu en 1947 et 1965, en 1999 à Kargil, en 2000-2001 et encore l'année dernière, des mesures de confiance sont faites pour calmer le jeu. Une conflagration est donc peu probable. Un conflit limité, comme ceux que je viens de citer – ils ont certes fait plusieurs milliers de morts, mais cela reste limité à l'échelle du sous-continent indien – demeure envisageable, mais il me paraît peu probable que l'on aille au-delà.
Enfin, il y a l'Afghanistan. Le rêve indien est d'avoir une alliance de revers, mais on n'en est pas là. Ce dont l'Inde a surtout besoin, c'est d'un Afghanistan stable : la crainte majeure des Indiens est de voir ce pays se transformer en réservoir de terroristes. Le Pakistan a besoin d'un Afghanistan stable et surtout ami, afin de gagner en profondeur stratégique – les Pakistanais n'en disposent pas compte tenu de leur territoire et de la proximité immédiate de l'Inde.
Pour résumer, je ne vois pas de conflictualité majeure dans un horizon très proche, sous réserve des risques d'escarmouches que j'ai évoqués.
Un autre aspect important est le terrorisme. Il existe depuis longtemps dans cette région – au Jammu-et-Cachemire, l'Inde lutte contre au moins trois mouvements terroristes avec le soutien de l' Inter-Services Intelligence (ISI) pakistanais. Néanmoins, des faits nouveaux ont eu lieu : un attentat a été commis au Bangladesh en 2016 et d'autres au Sri Lanka l'année dernière, dans un contexte d'obédience à Daech – je ne dis pas que cette organisation est présente, mais on s'en revendique. Il y a aussi la crise des Rohingyas : 300 000 d'entre eux se sont réfugiés au Bangladesh et on commence à les voir apparaître dans la propagande de Daech comme références à l'oppression du peuple musulman. C'est un sujet qui inquiète les Indiens : 300 000 réfugiés pauvres, peuvent être, pour Daech, un ferment de terrorisme – je ne dis absolument pas que les Rohingyas sont des terroristes. Al-Qaïda existe aussi dans le sous-continent indien, de façon marginale. Sa présence ne constitue pas un risque aujourd'hui, mais doit quand même être surveillée, surtout compte tenu de ce qui se passe au Bangladesh, où l'État fort laisse assez peu de liberté à l'opposition. Plusieurs paramètres peuvent susciter des tensions et nourrir le terrorisme.
Merci d'avoir présenté votre vision de cette région que je connais mal, pour ma part, notamment sur le plan militaire, mais dont on entend parler régulièrement.
N'y a-t-il aucune action particulière à l'égard de l'Indonésie ?
Vous avez parlé de 7 000 ou 8 000 militaires déployés dans la région – je suppose qu'ils le sont dans le cadre de la marine. Une action est-elle menée à partir de ce terrain dans le domaine de la lutte contre le terrorisme ?
Quid du Népal et du Bhoutan à l'heure actuelle ? Ce sont deux petits territoires interstitiels entre des géants, ce qui signifie qu'il y a des enjeux. La situation est-elle apaisée ?
Une « voie du nord » est en train de s'ouvrir : si l'on raisonne en flux et que l'on se projette à cinq ans et à dix ans, les enjeux sont-ils en train de changer ?
De quelle manière les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) peuvent-elles constituer un atout pour la France ? Cela représente 3,5 millions de kilomètres carrés, si l'on inclut Clipperton – je rappelle que notre espace maritime en compte 11,5 millions.
Enfin, ne sommes-nous pas un peu des « rigolos » dans cette zone ? Nous vendons des armes d'une manière compulsive à l'Inde, mais nous en vendons aussi au Pakistan – il y a d'ailleurs eu des histoires un peu bizarres dans le passé… Avons-nous une doctrine pour les ventes d'armes dans cette région ?
La région indopacifique est fortement marquée par les catastrophes naturelles. Je pense au tsunami qui a eu lieu en Thaïlande, en 2004, au séisme dans le Cachemire mais aussi aux moments terribles que vit l'Australie. Face à de tels événements, la France apporte régulièrement son soutien aux États de la région en complément de leurs forces de sécurité civile et des agences internationales. Pouvez-vous nous donner des précisions sur les moyens terrestres, navals et aériens que nos armées peuvent déployer dans ce type de situation ? Comment la coordination s'effectue-t-elle, et comment agissez-vous ?
Je vais être très direct : le concept de région indopacifique correspond à un effet de mode, qui est apparu il y a quelque temps – vous avez fait référence à une étude américaine. Qu'y a-t-il de commun entre le Chili et le Mozambique sur le plan des enjeux et des intérêts géostratégiques ? Un jour, quelqu'un publiera une étude sur la zone atlantico-indo-pacifique, autant dire sur le monde entier… J'ai quelques réserves sur ce type d'approche. Vous avez d'ailleurs resserré la vôtre, commandant, en la centrant sur l'Inde. Il y a une problématique propre à l'océan Indien et une autre qui concerne l'océan Pacifique. Il existe des liens au niveau des interstices, ce qui est logique, mais c'est vrai dans toutes les zones du monde.
Nous sommes une puissance présente aussi bien dans le Pacifique que dans l'océan Indien. Il y a des enjeux majeurs compte tenu de notre zone économique exclusive, mais aussi des forces de souveraineté qui sont déployées. Du fait de la conflictualité qui peut exister, ne devrions-nous pas avoir une stratégie permettant de localiser un peu plus de moyens et de forces dans cette région ? Je pense en particulier au déploiement de frégates de premier rang – une dans le Pacifique et une autre dans l'océan Indien – afin de pouvoir être sur zone plus rapidement que les trois semaines que vous avez mentionnées. Je crois que c'est un enjeu majeur pour nos forces de souveraineté, et ce que j'ai dit à propos des frégates de premier rang peut aussi être vrai pour les avions de chasse – cela peut se décliner dans les trois armes, pour l'ensemble de nos moyens.
L'Indonésie est un partenaire majeur. Il est vrai que tous les partenaires le sont en matière de stratégie, mais l'Indonésie est quand même la charnière entre le Pacifique et l'océan Indien, et c'est un pays archipélagique qui comporte des détroits tels que ceux de Malacca, de Lombok et de la Sonde. Il y a donc un enjeu essentiel en matière de trafic maritime. Des discussions sont en cours avec l'Indonésie, mais du fait des différences de structure – il n'y a pas d'état-major des armées « miroir » dans ce pays –, il va falloir du temps et de la constance. Nous multiplions les escales et les échanges afin d'essayer de partager de plus en plus.
Si je peux faire une remarque incidente, nous sommes reconnus en Asie du Sud-Est comme un partenaire dans la zone indopacifique. On pense néanmoins que si nous parlons d'elle, c'est à cause des Chinois. On nous dit qu'ils restent là quand, pour notre part, nous rentrons à Paris et que, dans ces conditions, il n'est pas question d'avoir un discours ou un comportement antichinois – ce n'est d'ailleurs pas ce que nous voulons.
Nous avons lancé un projet de dialogue maritime avec l'Indonésie l'année dernière. Les échanges sont de plus en plus denses ; nous commençons à parler de problématiques vraiment communes. Au mois de janvier, le ministre indonésien de la défense a rencontré notre ministre des Armées, et je crois pouvoir dire que les échanges ont été assez fructueux. Il est prévu qu'un dialogue stratégique se tienne cette année, dans le projet de signer un accord de coopération en matière de défense. L'Indonésie est bien identifiée comme un partenaire particulièrement important en Asie du Sud-Est. Il existe des deux côtés une volonté, mais il faut en effet du temps pour brancher tous les tuyaux, si j'ose dire.
Le terrorisme est présent dans cette région, je l'ai dit. Les Philippines font partie des pays qui ont combattu le terrorisme, en particulier dans les combats de Marawi. Il y a néanmoins un officier français implanté à Canberra. Son action a de plus en plus une dimension régionale. Il s'est notamment rapproché des Philippines et des autres États de l'Asie du Sud-Est, les uns après les autres. Ces pays ont une expertise, et nous avons à apprendre d'eux. Les Philippines ont combattu le terrorisme sur le terrain. Le but est de voir quelles sont les pistes de coopération, en fonction de nos capacités puisque nos forces sont très engagées par ailleurs.
En matière de terrorisme, une autre dimension entre en ligne de compte, le renseignement. Nos partenaires nous en parlent : ils aimeraient bien développer les échanges.
Le Népal et le Bhoutan constituent des enjeux de puissance dans les rapports entre l'Inde et la Chine. Le plateau du Doklam avait une dimension stratégique pour les Chinois vis-à-vis des Indiens – les premiers au-dessus, les seconds en dessous –, mais c'était aussi une manière de s'approcher du Bhoutan. Bien que je ne travaille pas au quotidien sur le Népal, je crois, de mémoire, que le président Xi s'y est rendu l'année dernière. C'est également une affaire d'influence, compte tenu de la différence d'échelle entre les deux pays. Le Népal fait partie du pré carré des Indiens. Ils y interviennent notamment en cas de catastrophe naturelle. Plus qu'il ne présente des enjeux stratégiques, ce pays est un objet de rivalité, pour résumer.
Bien que nous suivions les évolutions stratégiques régionales, le Népal et le Bhoutan ne figurent pas dans nos priorités stratégiques. Nous n'avons pas de coopérations particulières avec ces pays. Nous n'avons pas noté, jusqu'à présent, d'évolution inquiétante de la situation.
Quelles peuvent être les conséquences de l'ouverture de la voie du Nord sur les flux ? Je ne sais pas actuellement ce que cela peut représenter en termes de volumes, mais il est clair que cela va influer sur les flux économiques – si c'est plus court, c'est moins cher. Je dirais que c'est sans doute ce qui se passe en mer de Chine méridionale qui pourrait influer sur la voie du Nord – pas vraiment sur le volume des flux mais sur le traitement des zones.
S'agissant de la mer de Chine méridionale, il y a actuellement des discussions entre la Chine et les pays de l'ASEAN sur un code de conduite. Certaines des clauses envisagées seraient contraires à la convention des Nations unies sur le droit de la mer : elles limiteraient notamment d'une manière artificielle le passage de navires militaires dans des eaux considérées comme internationales. Les discussions sur ce code de conduite, fortement influencées par la Chine, tendraient à instaurer une sorte de régime particulier pour la mer de Chine méridionale qui exclurait de fait les pays non riverains et les obligerait à demander des autorisations non prévues par la convention sur le droit de la mer.
Faisons un peu de prospective : si le projet actuel aboutissait, certains pourraient être amenés à établir des régimes particuliers dans d'autres espaces, comme les voies du Nord, notamment pour en tirer un avantage économique. Plus près de chez nous, en Méditerranée orientale, il y a actuellement d'importantes discussions entre la Turquie, le Liban et la Grèce sur la délimitation des ZEE. C'est également un enjeu. Si on laisse certaines choses se produire dans la zone indopacifique – et je réponds en partie à une autre question –, cela peut faire jurisprudence ou donner des idées à d'autres acteurs. Ce qui se passe dans certaines zones de l'espace indopacifique a des conséquences directes ailleurs. C'est une des raisons pour lesquelles l'espace indopacifique est un tout.
J'ajoute, à propos de la voie du Nord, que quand les Russes verront passer les bâtiments chinois au large de leurs côtes, l'alliance très forte qui existe aujourd'hui entre leurs deux pays connaîtra peut-être quelques questionnements. Ce n'est qu'une réflexion personnelle, mais l'alliance conjoncturelle que l'on connaît aujourd'hui n'est pas nécessairement à toute épreuve.
L'Inde est un partenaire majeur et complet : nous nous entraînons avec lui, nous le retrouvons en opérations, même si c'est plus ponctuel ; il a les mêmes préoccupations géopolitiques que nous, et c'est un partenaire essentiel en matière d'exportation d'armement.
C'est un sujet qui fait l'objet de réflexions et qui est vraiment suivi de très près par la CIEEMG. En matière d'entretien, les autorisations données aux industriels sont très finement pesées en tenant compte des conséquences possibles sur le plan technologique et capacitaire. Le suivi est plus particulièrement assuré par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).
Les TAAF sont peut-être un atout en devenir sur le plan sécuritaire, mais c'est surtout vrai aujourd'hui sur le plan économique, du fait de la ZEE. Au-delà, cela dépendra de la manière dont les flux vont s'orienter. Si nous sommes sur la route, les TAAF seront effectivement un atout majeur.
J'en profite pour évoquer la problématique un peu plus large de l'Antarctique, qui fait l'objet de regards envieux. Les puissances, essentiellement la Chine, mais aussi la France, sont attentives, car c'est une terre disposant de ressources potentielles. La Chine entretient plusieurs stations « scientifiques » dans l'Antarctique, notamment au sud du Chili et de l'Argentine. Il est évident que cela va devenir un sujet stratégique dans les dix ou quinze prochaines années. Le fait d'avoir des territoires à proximité, sur lesquels nous aurons bien pris soin d'entretenir et de défendre notre souveraineté, nous sera infiniment utile.
Les catastrophes naturelles sont une préoccupation majeure pour nous, notamment en ce qui concerne les Pacific Island Countries (PIC). Nous avons une collaboration étroite avec l'Australie et la Nouvelle-Zélande dans le cadre de l'accord FRANZ, qui vise à se coordonner pour venir en aide, lors de n'importe quel type de catastrophe naturelle, aux Fidji, aux Tonga ou au Vanuatu. Nous avons des forces prépositionnées dans la région, en Nouvelle-Calédonie, en particulier des avions de type CASA, nos patrouilleurs de souveraineté et une frégate de premier rang. Nous apportons notre aide, grâce à ces moyens, en coordination avec les Australiens et les Néozélandais.
Au-delà de la question des moyens, nous investissons beaucoup dans l'entraînement, la formation et la préparation, ce qui est très important en cas de catastrophe naturelle. Nous organisons tous les deux ans un exercice, appelé « Croix du Sud », qui réunit une quinzaine d'États, dont la Nouvelle-Zélande et l'Australie. En 2020, le groupe école Jeanne d'Arc va transiter de Brest jusqu'en Nouvelle-Calédonie pour donner encore plus de corps à l'exercice. Ce n'est pas RIMPAC, c'est-à-dire l'exercice majeur qui est organisé par les Américains, mais il est extrêmement prisé par nos partenaires. L'État qui avait fourni le plus de moyens il y a deux ans était la Nouvelle-Zélande. Nous avons invité les Indonésiens au prochain exercice et ils seront présents en tant qu'observateurs. Nous avons aussi invité les Japonais, qui veulent s'impliquer un peu dans ce qui se passe dans le Pacifique sud. Au-delà des moyens, qui sont toujours trop modestes à l'échelle des catastrophes, il existe un très fort investissement, au quotidien, des forces armées en matière d'entraînement et de formation pour aider d'autres pays à se préparer à des catastrophes qui sont quasiment annuelles.
Il est d'autant plus important d'être présent dans ce domaine qu'il fait consensus dans la région : tout le monde se sent concerné. En 2013, un général des Maldives a déclaré, lors d'un forum, qu'il appartenait à un pays susceptible de disparaître du jour au lendemain. Nous sommes concernés, naturellement, mais nous ne vivons pas la situation de la même manière. L'exercice Croix du Sud, qui regroupe tous les deux ans de nombreux pays, a pour intérêt, au-delà de l'aspect purement opérationnel, de faire exister et rayonner la France, tout en lui donnant de la légitimité dans la région.
Le Président de la République veut faire de l'Inde un partenaire privilégié. Depuis 2018, la France ouvre ses bases navales dans la zone indopacifique – Djibouti, Émirats arabes unis, La Réunion – aux forces navales indiennes. Deux ans après, que ressort-il des échanges lors des escales des forces indiennes dans ces bases ? Nos deux pays ont-ils la volonté de renforcer leur coopération militaire ?
Pourriez-vous nous donner des éléments sur la politique de l'Inde à l'égard de ses voisins ?
Président du groupe d'amitié parlementaire France-Sri Lanka, j'ai échangé avec l'ambassadeur et les autorités de ce pays, et il apparaît que la Chine s'investit de plus en plus sur cette île. Quel est votre point de vue à ce sujet ? À mon grand étonnement, mes interlocuteurs ont dit être particulièrement intéressés par l'expertise française dans le domaine de la défense, et souhaiteraient se rapprocher de nos armées pour développer des coopérations. Serait-ce conforme à la politique de notre pays dans la région ?
Le déploiement permanent de notre armée dans cette région me semble faible : douze bâtiments et quarante et-un hélicoptères dans une zone économique exclusive de plusieurs millions de kilomètres carrés où vivent 1,5 million de Français. Certes, de nombreuses missions navales sont organisées, mais la protection de nos territoires dans cette zone n'a-t-elle pas été insuffisamment prise en compte dans la loi de programmation militaire, au profit de nos capacités de projection ?
En plus des catastrophes naturelles, il existe aussi un risque de catastrophe lié aux essais nucléaires. À Mururoa, 137 essais nucléaires souterrains ont été réalisés, et des mouvements du sous-sol, des effondrements de récifs coralliens et des problèmes géo mécaniques importants ont été constatés. Le socle est jonché de déchets radioactifs qui ont été enfouis en grande quantité. Quel rôle joue l'armée dans les opérations de surveillance ? Par qui sont-elles conduites ? Le programme Telsite 2, toujours en cours, prévoit de consacrer 100 millions d'euros à cette surveillance ; pourriez-vous nous en dire plus ? Un député polynésien de notre groupe nous a alertés du risque de catastrophe considérable sur l'atoll de Mururoa.
Lors de sa visite à Paris, le 13 janvier, le ministre indonésien de la défense Prabowo Subianto a manifesté son intérêt pour des équipements majeurs : quarante-huit avions de combats Rafale, quatre sous-marins Scorpène – éventuellement équipés de missiles Exocet SM-39 – et des corvettes Gowind, selon les dires du Jakarta Post et de la presse spécialisée française. Quelle est la feuille de route pour l'élargissement et le renforcement du partenariat stratégique de 2011 ? L'accord de défense et le dialogue maritime que vous avez mentionnés vont dans le bon sens.
Par ailleurs, une opération conjointe des États européens est en cours dans le détroit d'Ormuz. D'autres coopérations européennes de ce type dans les détroits, avec peut-être une coopération accrue avec le Royaume-Uni, auraient-elles un intérêt ?
Ni le Pakistan ni l'Inde ne sont reconnus comme États dotés de l'arme nucléaire au sens du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, bien qu'ils en disposent tous deux et n'aient de cesse d'étoffer leurs arsenaux respectifs.
Quel rôle peut jouer la France face à la montée des tensions entre l'Inde et le Pakistan et le risque nucléaire latent, puisque vous avez écarté un conflit avec la Chine, sans doute trop puissante. Comment la stratégie indopacifique permet-elle à la France d'agir ? Le nucléaire est-il pris en considération dans notre partenariat stratégique avec l'Inde, et comment ?
Lorsque le président Macron s'est rendu dans la région Pacifique, il a passé trois jours en Nouvelle-Calédonie après son séjour en Australie, notamment pour préparer le référendum sur l'avenir du pays, dont la première séquence s'est soldée par un « non » à l'indépendance.
Dans un discours prononcé le 5 mai 2018 au Théâtre de l'île, à Nouméa, il a développé la stratégie indopacifique déjà esquissée en Australie. Il a affirmé que cette stratégie s'insérait dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, qui reste une priorité majeure dans la région. Il a également déclaré que l'hégémonie chinoise – les termes ont suscité une réaction de l'État chinois – dans la région se construisait pas à pas et que l'ensemble des pays susceptible d'en limiter l'étendue devaient s'allier pour faire front. Il a enfin rappelé l'image extrêmement positive de la France dans le Pacifique. Les premiers réfugiés climatiques de la planète vivent dans cette région et, tandis que les États-Unis se retirent de l'accord de Paris et que d'autres pays rechignent à l'appliquer, le rôle de la France est reconnu et facilite la mise en œuvre de l'axe indopacifique Paris-New Delhi-Canberra, auquel le président Macron a ajouté Papeete et Nouméa.
Depuis le « Brexit », la France est le dernier pays de l'Union européenne présent dans le Pacifique. Elle y porte non seulement sa voix, mais aussi celle du Vieux continent.
Quelle sera la déclinaison militaire concrète, dans les collectivités françaises, de cette stratégie ? Vous avez parlé de coopération à travers Croix du Sud et FRANZ, mais ces accords existaient déjà lorsque j'étais président du Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, en 2009, alors que le concept d'indopacifique n'avait pas encore été inventé. De nouveaux moyens seront-ils affectés à ces territoires pour mieux donner corps à cette stratégie ? Des coopérations avec de nouveaux pays sont-elles envisagées, et sous quelle forme ? Quels actes concrets vont donner corps à cette stratégie ?
Messieurs les officiers, à vous entendre, il est clair que la carte du monde centrée sur l'Europe qui ornait les murs de nos salles de classe n'est plus d'actualité. Le monde s'est recentré sur l'Asie.
S'agissant des tensions entre l'Inde et le Pakistan, vous avez rappelé que l'Inde a une doctrine nucléaire et s'interdit d'utiliser l'arme en premier alors que le Pakistan n'en a pas de clairement affirmée. Si ce dernier voulait agir le premier face à l'Inde et ses 1,3 milliard d'habitants, que représenterait, pour l'Inde, un « dommage inacceptable » ? Staline était prêt à combattre au prix de 20 millions de morts dans ses rangs. Au vu de son infériorité numérique, le Pakistan ne pourrait sans doute pas l'emporter dans un conflit conventionnel.
Le rôle du nucléaire est donc à surveiller de très près, d'autant que ces deux États ne sont pas parties au traité de non-prolifération.
Vous nous demandez ce que nous pouvons faire pour tempérer le risque de conflit nucléaire entre l'Inde et le Pakistan. Le nucléaire a une dimension purement nationale, et il est très difficile d'en discuter, avec quelque partenaire que ce soit. Nous avons un partenariat extrêmement mûr avec l'Inde, ce qui nous rend audibles, non dans un cadre bilatéral, mais au sein du Conseil de sécurité de l'ONU, pour réduire les tensions.
Dans sa stratégie de défense indopacifique, la France parle avec tout le monde. Elle entend maintenir un dialogue riche et constructif, parfois ferme, et ne repousse personne. C'est une de ses forces, qui lui permet de dire certaines choses à la Chine, mais aussi à l'Inde et au Pakistan. Ce dialogue permanent correspond à l'esprit du multilatéralisme et à la conception des relations internationales défendue par la France.
Les choses ne semblent jamais aller assez vite, notamment à l'égard de l'Indonésie, mais rappelons que la stratégie indopacifique a été présentée en juin, il y a à peine six mois. Il faut du temps pour la mettre en place avec nos partenaires européens. Pour certains – par exemple la Hongrie – la notion d'Indopacifique est vraiment lointaine. Cela nous impose un effort de communication : à la fin du mois, nous irons à Berlin présenter la stratégie de défense indopacifique à nos partenaires. La volonté d'exister plus ouvertement dans la région, notamment avec des moyens militaires, s'est exprimée. L'initiative européenne dans le détroit d'Ormuz est un signe fort de la volonté des Européens d'agir dans les zones qu'ils considèrent comme stratégiques. En 2020, tout notre effort va consister à échanger sur ce point avec les Pays-Bas, le Danemark, l'Allemagne, et bien sûr le Royaume-Uni, qui reste un allié, mais aussi avec d'autres pays qui le voudraient.
Pour les pays de la zone, la France apparaît comme le représentant des pays européens, car nous sommes présents, et ils s'adressent à nous pour savoir ce qu'il est possible de faire avec l'Europe. Le ministère des affaires étrangères est sûrement beaucoup plus sollicité encore.
Nous essayons de sensibiliser tous les pays européens à ces problématiques. Ainsi, quand nous avons transité par les îles Spratleys en mer de Chine du Sud, nous avons invité un certain nombre d'observateurs européens à bord de notre porte-hélicoptères amphibie (PHA). C'est une forme de pédagogie et de sensibilisation. Un poste de coopérant au nom de l'Union européenne a été créé au Vietnam, et c'est un Français qui a été nommé. L'Europe commence donc à s'investir dans la région et nous l'accompagnons. En Indonésie, nous sommes en train d'installer un coopérant dans le domaine de la sécurité maritime.
Les escales de la flotte indienne dans nos bases de Djibouti et des Émirats arabes unis ont produit beaucoup de résultats. Si l'on exclut les membres de l'OTAN et de l'Union européenne, l'Inde est l'un des très rares pays avec lesquels nous menons un exercice de bon niveau dans les domaines naval, aérien et terrestre. La coopération va continuer à se développer, il y a des pistes dans le domaine du renseignement, et surtout dans le domaine de la coopération interarmées, les Indiens ayant créé leur premier poste de chef d'état-major interarmées au mois de janvier. En plus des escales de la flotte indienne, les avions indiens P3 utilisent la base de La Réunion.
Notre difficulté est de canaliser notre réponse aux attentes, nous ne pouvons pas tout faire en même temps, les pistes de coopération sont nombreuses, les Indiens souhaitent notamment développer la lutte anti sous-marine. La confiance acquise lors de ces exercices est réelle et permet d'avancer.
Vous avez récemment organisé une table ronde sur la Chine avec des chercheurs ; je ne reviendrai pas sur les points qui ont été développés. La Chine a une stratégie intégrale, pas uniquement militaire, autour du concept de Belt and Road initiative. C'est un concept global : économique, culturel, diplomatique et stratégique/militaire. La Chine va simplement pénétrer dans tous les endroits qui ne lui offrent aucune résistance, où il sera facile de proposer des accords économiques juteux en apparence, mais empoisonnés.
C'est ce qui s'est passé au Sri Lanka, ce qui a permis aux pays occidentaux de prendre conscience de ces manières de faire. La France est aussi concernée, les Chinois essaient d'investir à Tahiti, sur l'île de Hao par exemple.
Il nous suffit d'être vigilants, sans agressivité, et de faire des propositions. Dans le Pacifique sud, la Chine a eu le projet de construire une base dans les îles Salomon, mais au dernier moment, les Salomon y ont opposé une fin de non-recevoir, parce que l'Australie a lancé l'année dernière une stratégie appelée Pacific Step-up, qui consiste à réinvestir son environnement proche, militairement et économiquement. Nous sommes partenaires avec les Australiens dans ce domaine ; nous cherchons à participer à des projets communs au profit d'États tiers. C'est notre contribution dans un espace éloigné, où les moyens militaires sont comptés. Rappelons que la France est engagée dans des régions beaucoup plus proches, où elle fait la guerre tous les jours. Nous avons donc d'autres priorités stratégiques. Nous ne sous-estimons pas l'Indopacifique, mais nous devons traiter les priorités immédiates.
La volonté de coopérer avec la France dont a fait part l'ambassadeur du Sri Lanka est un discours que nous entendons de presque tous les pays du monde. Nous sommes victimes du succès de notre expertise : de très nombreux pays aimeraient coopérer avec nous. Nous en sommes très fiers, mais nous avons nos limites. Étant responsable de la coopération avec ces pays, quand de telles demandes arrivent, je me demande prioritairement ce que la France va en retirer en termes stratégiques et politiques. Si le pouvoir politique nous indique qu'il s'agit d'un État majeur, nous trouvons des solutions pour lancer une coopération.
S'agissant plus spécifiquement du Sri Lanka, il y a quelques années, ce pays détenait une véritable expertise, acquise lors des combats durs menés contre les Tigres de libération de l'Îlam tamoul (LTTE). Ils avaient inventé des solutions extrêmement ingénieuses. La décision de coopérer tient évidemment compte de la dimension politique.
Enfin, une fois que des pistes de coopération ont été identifiées, il faut déterminer quels moyens nous pouvons y consacrer. Victimes de notre succès, il nous faut établir des priorités. En ce moment, nous essayons de développer la coopération avec l'Indonésie, ce qui demande de l'énergie et des moyens. Nous ne pouvons pas nous disperser partout, au risque de décevoir tout le monde. Aujourd'hui, la position politique du Sri Lanka n'est pas propice au développement de la coopération.
S'agissant des risques liés aux résidus des essais nucléaires, je ne suis pas un expert de la question, mais les forces armées sont concernées au même titre que les populations locales, puisque nous sommes aussi présents sur place. Quant à la question des moyens, nous avons des ambitions et une présence reconnue. Ce n'est sûrement pas suffisant, mais nous sommes le plus impliqué des États de l'Union européenne. L'amiral qui commande le Pacifique parle de la « dictature des distances ». Nous évoquions les trois semaines nécessaires pour aller à Malacca ; pour rejoindre l'Asie du Sud-Est depuis Papeete, il faut quinze jours. La zone économique exclusive est la richesse de la France, mais elle requiert beaucoup de moyens.
Nous avons les moyens de faire face à nos missions. Nous constatons le déplacement du centre de gravité mondial vers l'Indopacifique, et nous y multiplions les déploiements. Le premier déploiement de l'armée de l'air dans l'Indopacifique a été réalisé à l'été 2018, et une autre opération de ce type est à l'étude. Nous multiplions les déploiements de nos bâtiments – la mission Jeanne d'Arc va bientôt partir pour rejoindre Papeete. L'Indopacifique est au cœur de nos réflexions. Par ailleurs, nous renouvelons nos équipements dans cette zone, notamment maritimes, avec les patrouilleurs outre-mer. Mais nous n'avons pas les moyens de surveiller tout le Pacifique.
D'où l'importance de concevoir dès le départ des actions en coopération avec des partenaires. C'est ce que nous sommes en train d'approfondir : nous nous acheminons vers une forme d'interopérabilité avec le Japon, l'Inde et l'Australie, afin de savoir agir ensemble.
Nous aidons les pays plus modestes à renforcer leur autonomie stratégique avec les échanges doctrinaux, des entraînements en commun, de la vente de matériel militaire. Notre logique est de nous rendre capables d'agir en commun le moment venu. Pour la France, c'est une bonne manière de faire, nous ne pouvons pas nous permettre de tout faire tout seuls, particulièrement dans une zone aussi étendue.
M. Gomès nous interrogeait sur les moyens concrets au service de cette stratégie indopacifique : nos moyens sont modernisés et les coopérations sont développées, ce qui représente un véritable effort. En multipliant les participations à des exercices, nous nous formons et nous formons les autres.
Nos actions dans la région sont bien plus nombreuses en 2000 qu'en 2020, mais cela ne se traduit pas nécessairement par des moyens plus importants, parce que nos armées sont aussi engagées ailleurs.
La séance est levée à dix-neuf heures cinquante-cinq.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Jean-Jacques Bridey, Mme Carole Bureau-Bonnard, M. André Chassaigne, M. Jean-Pierre Cubertafon, Mme Françoise Dumas, M. Jean-Jacques Ferrara, M. Philippe Folliot, M. Laurent Furst, M. Claude de Ganay, Mme Séverine Gipson, M. Fabien Lainé, M. Jean-Charles Larsonneur, M. Christophe Lejeune, Mme Patricia Mirallès, Mme Natalia Pouzyreff, M. Joaquim Pueyo, M. Gwendal Rouillard, M. Pierre Venteau
Excusés. - M. Louis Aliot, M. Jean-Philippe Ardouin, M. Florian Bachelier, M. Xavier Batut, M. Stéphane Baudu, M. Thibault Bazin, M. Sylvain Brial, M. Alexis Corbière, M. Olivier Faure, M. Richard Ferrand, M. Jean-Marie Fiévet, M. Stanislas Guerini, M. Christian Jacob, Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, M. Loïc Kervran, Mme Anissa Khedher, M. Jean-Christophe Lagarde, M. Gilles Le Gendre, M. Jacques Marilossian, M. Franck Marlin, Mme Josy Poueyto, Mme Alexandra Valetta Ardisson
Assistait également à la réunion. - M. Philippe Gomès