Intervention de Capitaine de vaisseau Pascal

Réunion du mardi 21 janvier 2020 à 18h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Capitaine de vaisseau Pascal :

Je centrerai ma présentation sur l'Asie du Sud, en me plaçant sous l'angle de la conflictualité – je crois que vous travaillez sur ce sujet à l'horizon 2050 – et en partant des partenariats et des rapports entre l'Inde et ses deux grands compétiteurs que sont la Chine et le Pakistan.

J'ai eu la chance de passer plusieurs années en Inde et en Chine, ce qui m'a permis de voir comment chacun de ces pays regarde l'autre. Un militaire indien considère réellement la Chine comme l'ennemi – cela correspond à une préoccupation omniprésente. En Chine, on n'entend jamais parler de l'Inde – je force un peu le trait. Sur le plan militaire, il y a eu une certaine agitation, avec une dimension nationaliste, autour de la question du plateau du Doklam. Néanmoins, l'Inde n'est pas un sujet pour les Chinois dans le domaine militaire – je ne parle pas des aspects économiques.

L'Inde craint un encerclement par la Chine. Un tour rapide du sous-continent donne à penser que ce n'est pas complètement à tort.

Au nord, il existe un différend territorial avec la Chine à deux endroits, dans l' Aksai Chin et l' Arunachal Pradesh, mais ce n'est pas vraiment une question qui se pose à l'heure actuelle, contrairement à la partie du Cachemire que se disputent l'Inde et le Pakistan. La ligne de démarcation entre la Chine et l'Inde est dénommée Line of Actual Control (LAC), ce qui implique une clause de revoyure, un jour. Cette ligne a été créée en 1993, puis elle a été revalidée en 1996. Le président Xi a déclaré l'année dernière que la Chine était l'un des seuls pays n'ayant pas achevé sa territorialité : il évoquait surtout Taïwan, mais la Chine s'intéressera tôt ou tard aux « poussières de territoire » qu'elle estime s'être fait voler. L'Inde est quand même préoccupée par ce problème territorial avec la Chine.

Plus au nord-est, le Bangladesh est un allié presque traditionnel de la Chine, qui est notamment son premier pourvoyeur d'armement. La situation est donc un peu compliquée pour les Indiens.

Ce sentiment d'encerclement fait réagir l'Inde. Le Premier ministre Modi a développé un certain nombre de stratégies. Quand j'étais en Inde, il y a quelques années, il était question de Look East Policy. Elle est devenue une Act East Policy : les Indiens veulent être un peu plus concrets. M. Modi a lancé, en 2014 ou 2015, juste après son arrivée au pouvoir, la Neighbourhood Priority Policy, qui consiste à s'intéresser au voisinage immédiat de l'Inde, considéré comme étant la priorité.

C'est typiquement le cas s'agissant du Bangladesh : pendant que la Chine développait sa politique One Belt, One Road, construisait la marine bangladaise et fournissait des avions – on a assisté à une montée en puissance en 2015 –, les différends territoriaux entre l'Inde et le Bangladesh, à terre et en mer, ont été résolus, et ce n'est pas un hasard. Une dynamique s'enclenche : l'Inde voudrait bien devenir un pourvoyeur d'armement pour le Bangladesh. En 2018, ces deux pays ont réalisé leur première patrouille maritime commune, au nord du golfe du Bengale. Ce n'est pas un hasard non plus : les Chinois ont construit une partie de la marine bangladaise – ils ont surtout fourni deux sous-marins. La France a aidé à développer la capacité sous-marine de la Malaisie et les Chinois l'ont fait pour le Bangladesh. Pour un État comme l'Inde, c'est un sujet d'irritation majeur.

Le Sri Lanka, plus au sud, est le théâtre d'une compétition traditionnelle entre l'Inde et la Chine. Les gouvernements sri lankais sont tantôt pro-chinois, tantôt pro-indiens. Il y a une dizaine d'années, alors qu'on ne parlait pas encore de Belt and Road Initiative, les Chinois finançaient déjà le port d'Hambantota, au sud du Sri Lanka, et des routes. Ils vont désormais un peu plus loin en étant présents dans l'océan Indien : ils déploient des bateaux et même des sous-marins. Il y a un élément concret derrière le discours public des Indiens, qui dénoncent cette présence au Sri Lanka : les escales de bâtiments chinois s'y multiplient, comme au Bangladesh. Le fait que cela se passe à quelques encablures des côtes indiennes pose quelques problèmes à New Dehli.

Ainsi, pour sortir un peu des questions de défense, l'ambassadeur indien en Chine a relevé que depuis que les Chinois ont construit un port à Colombo, les cargos et les porte-conteneurs indiens sont au mouillage au moins vingt-quatre heures avant de pouvoir accoster ; ils perdent du temps. Quand on connaît le coût d'un bâtiment au mouillage, on voit bien qu'il y a un enjeu économique majeur.

Les Maldives sont un autre théâtre, feutré, de la compétition entre l'Inde et la Chine. Dans les années 2000, beaucoup d'articles signalaient déjà que la Chine était en train de construire une base sous-marine aux Maldives. C'est un concept un peu particulier, étant donné que ce pays culmine à vingt ou trente centimètres au-dessus de l'eau, mais cela mettait en lumière l'existence d'une volonté : les Chinois sont là. Et quand ils font escale aux Maldives, les Indiens font de même peu de temps après. Ce n'est pas un hasard si l'Inde a conclu dès 2011 – de mémoire – un accord de coopération maritime avec les Maldives et le Sri Lanka, ou si le Premier ministre Modi a fait son premier voyage à l'étranger après sa réélection, l'année dernière, aux Maldives : il a marqué le territoire et bien fait comprendre aux Maldives, à la Chine et à tous ceux qui voulaient l'entendre que les Indiens ne sont certes pas chez eux, mais qu'ils ne sont quand même pas loin d'y être.

Les déploiements de la marine chinoise sont de plus en plus fréquents dans l'océan Indien. L'Inde a aujourd'hui quatorze sous-marins, dont aucun n'est nucléaire. Les Chinois déploient très régulièrement, même si ce n'est pas en permanence, un sous-marin dans l'océan Indien depuis six ou sept ans. Ils y ont envoyé un sous-marin nucléaire d'attaque, ce qui est presque une injure pour les Indiens : ils considèrent cet océan comme leur pré carré. Il y a aussi, presque en permanence, des bâtiments océanographiques chinois, qui ne sont pas là uniquement pour étudier les fonds marins – il y a une dimension économique, certainement, mais aussi une dimension de défense qui est fondamentale. Un bâtiment océanographique permet d'étudier la mer, la salinité et la bathythermie pour déployer des sous-marins. Les Chinois font des tests avec des sous-marins classiques, et les Indiens sont en droit de s'inquiéter du déploiement éventuel d'un sous-marin nucléaire lanceur d'engins. La Chine est en train de déployer son dispositif. Cela constitue une préoccupation majeure pour les Indiens.

Qu'en est-il de la conflictualité entre l'Inde et la Chine ? Le risque est extrêmement faible. Ce qui pourrait conduire à un conflit serait les différends territoriaux au nord, mais ils sont quand même marginaux. Il est question de plateaux situés à 6 000 ou 7 000 mètres. Le Doklam est important stratégiquement – les Chinois étaient intéressés parce que ce plateau permet de dominer les Indiens –, mais il ne va pas conduire à un conflit. Il faut aussi comparer les forces armées de l'Inde et celles de la Chine : le référentiel n'est pas tout à fait le même. Bien qu'il y ait beaucoup de similitudes – ce sont des forces armées gigantesques et en développement –, les Indiens ont du retard par rapport aux Chinois, notamment sur le plan de la base industrielle et technologique de défense. Un différentiel existe, l'Inde ne va donc pas trop se frotter à la Chine.

Dans l'immédiat, on peut imaginer des escarmouches, comme sur le plateau du Doklam, où 6 000 personnes se regardaient en chiens de faïence. La situation peut déraper mais il existe des mesures de sécurité et de confiance entre les deux pays, des échanges entre les chefs d'état-major et un exercice annuel – même s'il n'a pas toujours lieu et même s'il est basique, c'est un symbole. Par ailleurs, les Chinois étaient présents lors de la revue navale indienne de 2016. Réciproquement, les Indiens ont été invités par les Chinois l'année dernière. Le risque immédiat de conflictualité me semble extrêmement faible.

Le Pakistan, pour sa part, est le frère ennemi de l'Inde. Il y a naturellement la question du Cachemire, mais aussi la dimension musulmane et des accusations de terrorisme – je ne reviens pas sur les attentats commis à Mumbai en 2008. Quel est le risque de conflictualité ? Il y a deux schémas différents : d'un côté, une armée indienne pléthorique, de 1,3 million de personnes, bon an mal an, et, de l'autre, un format beaucoup plus serré, avec 600 000 personnes. Les Pakistanais sont à peu près convaincus qu'ils n'arriveraient pas à faire face à l'armée indienne en cas d'attaque. Les Indiens, même s'ils admettent que le niveau opérationnel des Pakistanais est supérieur au leur grâce à un meilleur entraînement et une meilleure formation, peuvent jouer de leur supériorité numérique.

Or un deuxième paramètre, que je n'ai pas évoqué s'agissant de l'Inde et de la Chine, est ici à considérer : la dimension nucléaire. Les Indiens ont une doctrine qui tient en 343 mots – elle a été publiée dans un communiqué de presse. Le principe est celui du No First Use, avec quelques réserves pour tout ce qui est chimique ou bactériologique. Les Pakistanais, en face, n'ont pas de doctrine mais une Full-Spectrum Deterrence : ils veulent utiliser la dissuasion dans toute son étendue. Si les Indiens attaquent les Pakistanais, ils auront le dessus sur le plan conventionnel, mais les Pakistanais se réservent le droit d'utiliser des armes nucléaires tactiques – ce qui signifie la fin de la discussion. Une conflagration pourrait conduire à une apocalypse nucléaire, mais on a quand même affaire, jusqu'à présent, à des États « raisonnables ». En cas de crise comme il y en a eu en 1947 et 1965, en 1999 à Kargil, en 2000-2001 et encore l'année dernière, des mesures de confiance sont faites pour calmer le jeu. Une conflagration est donc peu probable. Un conflit limité, comme ceux que je viens de citer – ils ont certes fait plusieurs milliers de morts, mais cela reste limité à l'échelle du sous-continent indien – demeure envisageable, mais il me paraît peu probable que l'on aille au-delà.

Enfin, il y a l'Afghanistan. Le rêve indien est d'avoir une alliance de revers, mais on n'en est pas là. Ce dont l'Inde a surtout besoin, c'est d'un Afghanistan stable : la crainte majeure des Indiens est de voir ce pays se transformer en réservoir de terroristes. Le Pakistan a besoin d'un Afghanistan stable et surtout ami, afin de gagner en profondeur stratégique – les Pakistanais n'en disposent pas compte tenu de leur territoire et de la proximité immédiate de l'Inde.

Pour résumer, je ne vois pas de conflictualité majeure dans un horizon très proche, sous réserve des risques d'escarmouches que j'ai évoqués.

Un autre aspect important est le terrorisme. Il existe depuis longtemps dans cette région – au Jammu-et-Cachemire, l'Inde lutte contre au moins trois mouvements terroristes avec le soutien de l' Inter-Services Intelligence (ISI) pakistanais. Néanmoins, des faits nouveaux ont eu lieu : un attentat a été commis au Bangladesh en 2016 et d'autres au Sri Lanka l'année dernière, dans un contexte d'obédience à Daech – je ne dis pas que cette organisation est présente, mais on s'en revendique. Il y a aussi la crise des Rohingyas : 300 000 d'entre eux se sont réfugiés au Bangladesh et on commence à les voir apparaître dans la propagande de Daech comme références à l'oppression du peuple musulman. C'est un sujet qui inquiète les Indiens : 300 000 réfugiés pauvres, peuvent être, pour Daech, un ferment de terrorisme – je ne dis absolument pas que les Rohingyas sont des terroristes. Al-Qaïda existe aussi dans le sous-continent indien, de façon marginale. Sa présence ne constitue pas un risque aujourd'hui, mais doit quand même être surveillée, surtout compte tenu de ce qui se passe au Bangladesh, où l'État fort laisse assez peu de liberté à l'opposition. Plusieurs paramètres peuvent susciter des tensions et nourrir le terrorisme.

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