Intervention de Pierre Razoux

Réunion du mercredi 22 janvier 2020 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Pierre Razoux, directeur de recherche à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM) :

La situation au Moyen-Orient est caractérisée par une rivalité de puissances. Je vais faire appel à vos connaissances en géophysique en évoquant l'image de deux plaques tectoniques. La première plaque tectonique, au nord, recouvrirait l'Iran, l'Irak, la Syrie, le Liban et indirectement la Turquie, indubitablement contrôlée par la Russie et par l'Iran. Toute la question, pour les acteurs locaux, est de savoir si c'est l'Iran ou la Russie qui est le « senior partner » ou le « junior partner ». Je reviendrai sur la question irakienne plus tard. Il y a une deuxième plaque tectonique au sud qui est contrôlée par les États-Unis, s'appuyant sur Israël, la Jordanie et les monarchies de la péninsule arabique. Là, il n'y a pas de doute, ce sont les États-Unis qui contrôlent les autres. Les deux grandes puissances sont positionnées au nord et au sud du Moyen-Orient, avec une volonté de manifester leur puissance, leur influence, leur présence et bien entendu leur utilité, ce qui implique toute une série de contrats militaires et de postures de contrôle. Ensuite, la Chine est en embuscade, avec des valises pleines de yuans et de dollars, et attend le bon moment pour s'infiltrer dans la région afin d'investir massivement là où elle pourrait faire la différence dès qu'une case deviendrait libre.

Les trois grandes puissances stratégiques se retrouvent donc dans le jeu. La Russie et les États-Unis, paradoxalement, ont intérêt à s'entendre pour maintenir un certain niveau de tension dans la région, parce que ce niveau de tension minimum justifie leur présence, les contrats d'armement induits, et tout simplement leur influence géopolitique et stratégique au Conseil de sécurité des Nations unies et sur la scène internationale. Si les pays de la région se sentent menacés, ils ont en effet tendance à faire appel à un protecteur et les États-Unis et la Russie jouent ce rôle. Pour ces derniers, il est donc crucial de maintenir suffisamment de tensions pour justifier leur présence, mais pas trop, pour qu'il n'y ait pas d'escalade, pour qu'il n'y ait pas d'affrontement régional global, parce que Moscou et Washington savent très bien qu'ils en sortiraient tous les deux perdants. Bien entendu, le vainqueur, celui qui tirerait les marrons du feu de cette situation, serait Pékin.

À l'inverse, les Chinois ont intérêt à apaiser au maximum les tensions pour pouvoir plus rapidement s'installer, investir, prendre des positions, contrôler des parts importantes de marché, pour pouvoir poursuivre leurs fameuses « routes de la soie » terrestres et maritimes. Le paradoxe, c'est que dans cette grande équation, sur la question du Moyen-Orient, l'intérêt de l'Europe est plutôt proche de celui des Chinois. Nous souhaitons apaiser la situation pour des raisons différentes, mais nos partenaires naturels seraient plutôt, de mon point de vue, les Chinois.

Si l'Europe fait le jeu des Chinois au Moyen-Orient, elle donne évidemment un gros avantage tendanciel à la Chine dans le cadre de la compétition mondiale. Tous les dossiers sont liés. Par ailleurs, trois puissances régionales sont vraiment très influentes en ce moment dans la région : l'Iran, Israël et l'Arabie saoudite. Dans ce jeu triangulaire, aucun de ces trois acteurs n'a a priori intérêt à l'escalade et devrait rechercher la stabilité. Mais pour des raisons de politique intérieure, voire si leur régime était menacé, chacun pourrait être tenté d'attiser les tensions pour sauver son régime politique. C'est visible en Arabie saoudite et en Iran. Cela peut être le cas aussi en Israël, avec un Premier ministre aux abois, notamment sur le plan judiciaire, et qui attend avec une certaine anxiété les prochaines élections du 2 mars.

Dans ce contexte, la stratégie iranienne a plusieurs volets. Le premier consiste à s'aménager un corridor terrestre entre l'Iran et la Méditerranée pour pouvoir maintenir un glacis protecteur. L'Iran se comporte en effet toujours comme une citadelle assiégée. Je ne prends pas parti du tout mais je vous le présente en tant qu'expert historien : l'Iran se considère comme le petit village gaulois assiégé, entouré de camps romains qui n'attendent qu'une occasion pour réduire le territoire iranien. Les Iraniens se disent qu'il faut être dissuasif. Ce corridor terrestre vers la Méditerranée leur permettrait de mieux contrôler l'Irak, d'aider et de contrôler la Syrie, ou en tout cas, de jouer un rôle clé en Syrie, et de ravitailler la population chiite du Liban, notamment le Hezbollah, pour être en mesure de faire pression et de susciter une sorte de dissuasion asymétrique face à Israël.

Cela m'amène à la grande stratégie dissuasive de l'Iran. Telle que je la comprends, elle a deux volets. À l'occasion des échanges à propos de l'accord nucléaire, le Joint Comprehensive Plan of Action (JCPoA), et de leur influence régionale, les Iraniens tentent d'expliquer à la communauté internationale, ceux qui sont en mesure de peser – la Chine, les États-Unis, la Russie, les Européens –, que l'Iran a besoin d'être dissuasif. Il a deux manières de l'être : soit via la bombe atomique, soit via l'influence régionale, les missiles balistiques et une sorte de cordon défensif autour de l'Iran, comme depuis quelques siècles. Les dirigeants iraniens se ménagent pour le moment ces deux voies, gardant les deux fers au feu, et interrogent la communauté internationale : « vous avez voulu nous empêcher d'avoir la bombe atomique. A priori, on a dit oui, dans le cadre du JCPoA, mais maintenant, vous voulez nous empêcher d'avoir une influence régionale et donc d'avoir notre glacis défensif. Ça ne va plus. Il faut choisir. » Pour questionner la communauté internationale, l'Iran joue de ces deux fers et de ces deux stratégies : « regardez, on avance doucement mais sûrement sur la piste nucléaire, et en même temps, on se bat pour conserver notre influence régionale. Si vous voulez qu'on en lâche une, il faut nous garantir l'autre et vice versa. »

La grande stratégie iranienne vise aussi à diminuer l'empreinte militaire américaine au Moyen-Orient, certainement dans cette plaque tectonique nord que j'ai mentionnée tout à l'heure, et notamment en Irak, puisque cette empreinte est déjà réduite en Syrie. C'est pourquoi les Iraniens souhaitent obtenir des Irakiens le retrait des forces militaires américaines. Le pouvoir iranien n'est pas naïf, il se doute bien que M. Trump et la Maison-Blanche ne se retireront pas naturellement d'Irak, mais la résolution, votée il y a quelques jours, qui demande le retrait des troupes américaines, même si elle n'est pas suivie d'effets, est importante sur le plan politique et symbolique, parce qu'elle veut dire que si les Américains restent désormais en Irak, ils ne sont plus invités par les représentants du peuple irakien, et redeviennent une force d'occupation comme ils l'étaient auparavant. S'ils redeviennent une force d'occupation, ils redeviennent une « cible légitime » pour les actions « de la résistance ». Les Iraniens se positionnent ainsi pour prendre la tête de ce qu'ils appellent « le front de la résistance », non plus face à Israël, mais désormais face aux États-Unis. L'autre volet de la stratégie iranienne consiste à délégitimer auprès de ses voisins la présence américaine, et à faire comprendre à ses voisins du Sud et de la péninsule arabique, qu'ils ne peuvent plus vraiment compter sur la garantie américaine, au vu de ce qui s'est passé ces six derniers mois. Je constate que les Iraniens ont plutôt réussi : alors que l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis refusaient depuis longtemps de parler aux Iraniens, les Émiriens et les Saoudiens sont allés à Téhéran à la fin de l'été dernier et ont repris un dialogue bilatéral avec l'Iran.

J'en viens maintenant à la crise récente avec les États-Unis et l'élimination de Qassem Soleimani. Je ne prends pas parti, mais en tant qu'analyste, je constate que paradoxalement, il a servi deux fois le régime iranien : une première fois lorsqu'il était vivant, pour projeter la puissance et l'influence iraniennes dans la région, et la deuxième fois lorsqu'il est mort, en permettant au pouvoir iranien de faire une démonstration médiatique d'unité nationale en Iran, lors de ses funérailles, pour dire aux Occidentaux, et surtout aux Américains, qu'ils n'ont pas peur, qu'ils ont deux millions de personnes dans les rues et plusieurs dizaines de personnes qui se sont fait piétiner sans que cela n'émeuve le reste de la société, et que s'ils sont prêts à cela, ils seront prêts à résister manu militari à toute intervention directe américaine sur leur territoire. Aussi et surtout, cela a permis de ressouder une partie de la population irakienne et le pouvoir irakien autour de l'agenda non plus pro-iranien, mais anti-américain, souverainiste et nationaliste, et on assiste à une évolution ultranationaliste dans tous les pays de la région, y compris en Irak et au Liban. Au Liban, de nombreuses manifestations ont eu lieu depuis la fin de l'automne. Le message adressé à tous, y compris à la classe politique libanaise était le suivant : « attention, si vous mettez dans ce moment critique le Liban dehors et renvoyez le Hezbollah dans ses foyers, Téhéran le prendra très mal ». Je pense que le message a été très bien reçu, puisqu'on a appris hier ou avant-hier l'officialisation d'un gouvernement qui semble être stable, sous tutelle de M. Diab, gouvernement qui a été avalisé par le Hezbollah et par l'ensemble de la classe politique iranienne. Pour conclure sur cette question de l'élimination de Qassem Soleimani, je trouve que la riposte iranienne sur deux bases irakiennes occupées par les Américains a été particulièrement mesurée ; les frappes étaient soigneusement calibrées pour ne pas faire de victimes ou très peu. Elles étaient juste en surface pour montrer que l'Iran était capable de répondre à la gifle ouverte qui lui avait été assénée par Trump, de manière proportionnée. Trump dit : « d'accord, un partout, balle au centre. On a compris, arrêtons là. » Connaissant bien les Iraniens, je pense que cela ne s'arrêtera pas là. C'est maintenant qu'ils vont réellement riposter, et ils ont jusqu'au 4 novembre – date de l'élection américaine – pour le faire. Ils vont sûrement le faire en plusieurs fois, de manière discrète, non assumée, pour essayer de cibler et de saborder la campagne électorale américaine. Cela pourra être aussi bien un ou plusieurs assassinats, des attentats ou des attaques sur des objectifs américains et partout à travers le monde.

Pour terminer, je pense que l'Irak, vu de Téhéran, a toujours été perçu comme une menace. Or, pour les Iraniens, l'Irak ne doit plus être une menace. Il faut « neutraliser » l'Irak d'une manière ou d'une autre, un peu comme la France gaullienne vis-à-vis de l'Allemagne. L'exécutif français, notamment sous De Gaulle, s'est dit que l'Allemagne ne devait plus jamais être une menace. C'est un peu la même chose pour l'Iran : l'Irak ne doit plus jamais être une menace.

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