Intervention de Pierre-Jean Luizard

Réunion du mercredi 22 janvier 2020 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au Centre national de recherche scientifique (CNRS) :

Après cette présentation géopolitique de M. Razoux, je vais évoquer davantage le temps long. Nous commémorons en effet un anniversaire important. À mon avis, l'origine des crises actuelles remonte exactement à un siècle avant 2020 : 1920, avec la création d'institutions étatiques par les puissances mandataires françaises et britanniques – françaises pour le Liban et britanniques pour l'Irak. Avec du recul, nous voyons que ces institutions n'ont jamais réussi à acquérir suffisamment de légitimité, à former une citoyenneté commune et à ouvrir un espace public, ce qui a favorisé d'une part les ingérences étrangères, au Liban comme en Irak, et les guerres civiles, au Liban et en Irak. Les guerres civiles et les guerres extérieures étaient la prolongation au-delà des frontières irakiennes d'un conflit intérieur au pays. En effet, je vous rappelle quand même les conditions dans lesquelles ont été créés l'État libanais et l'État irakien. Ils ont été créés contre la volonté clairement exprimée à travers des référendums, notamment en Irak, de la majorité de la population musulmane au Liban, chiite en Irak. La majorité de la population au Liban était partisane d'un grand royaume arabe unifié, du projet Chérifien unissant le Liban, la Syrie, la Transjordanie et la Palestine. En Irak, les chiites s'étaient prononcés très clairement à travers un mouvement de djihad pendant la guerre de 1914-1918. Ensuite, la révolution de 1920 dont nous allons commémorer le centième anniversaire, exprimait clairement le refus d'un État-nation arabe, sous mandat britannique. Les chiites s'étaient prononcés pour un gouvernement arabe et islamique sans lien de dépendance avec une puissance étrangère. Il faut rappeler que l'idée de nation était une importation européenne de sorte qu'en Irak, le concept de nation était totalement inconnu. La meilleure preuve en est que la majorité de la population chiite est arabe et se sent profondément arabe, mais que ses dirigeants politiques et religieux, les grands ayatollahs des villes saintes, étaient iraniens de nationalité ou d'origine, autrement dit, il y avait un sentiment d'arabité, mais pas de nationalisme arabe. Ces États ont donc été fondés contre des majorités et ont institué des régimes, au Liban comme en Irak, confessionnels. C'est probablement le poison qui unit aujourd'hui le Liban et la Syrie, à savoir le confessionnalisme politique dans lequel il est très facile de rentrer, mais duquel il est pratiquement impossible de sortir pacifiquement.

Les mouvements de contestation qui unissent le Liban et l'Irak ont pleinement conscience du lien existant entre le confessionnalisme politique – inavoué en Irak et officiel au Liban, à travers le pacte national de 1943 – et la faillite de l'État qui, aussi bien à Beyrouth qu'à Bagdad, est incapable de remplir le minimum de ses devoirs régaliens. Au Liban comme en Irak triomphe aussi le système milicien. Les armées officielles passent au second plan face à des milices chiites en Irak. Mais nous pouvons aussi considérer que l'État islamique a été et continue d'être l'expression d'une certaine frange de la population arabe sunnite. Au Liban, on s'accorde à juste titre pour dire que le Hezbollah est un État dans l'État. Nous avons donc un État milicien et le confessionnalisme politique. À cela s'ajoute la dénonciation unanime, autant à Bagdad qu'à Beyrouth, de la corruption. En effet, dans ces systèmes, vous n'êtes pas promu à des responsabilités politiques en fonction de vos compétences ou de votre parti, de vos options politiques, mais en fonction de quotas. Au Liban, il y a dix-huit communautés reconnues et on vous demande d'être membre de la communauté chiite, sunnite, maronite, grecque orthodoxe ou catholique. Cette classe politique qui a institué le règne des grandes familles est aujourd'hui unanimement rejetée par les mouvements contestataires qui – et c'est là la tragédie que vivent les sociétés libanaise et irakienne – sont conscientes du piège du confessionnalisme politique, mais en même temps – notamment pour les chrétiens du Liban – ont très peur de voir la fin d'un système dont ils pensent qu'il les protégeait contre une majorité agressive, qu'elle soit sunnite, ou dans une moindre mesure chiite. À Bagdad aussi, les mouvements n'aboutissent pas, parce que ce confessionnalisme politique a un effet pervers, c'est qu'il contamine tout le monde. Tout le monde est corrompu. D'ailleurs, le mot « corruption » n'a pas grand sens puisqu'il est intrinsèquement lié à un système. Par exemple, je peux vous dire que lors d'un récent voyage en Irak, je voyais des puits de pétrole dans la région de Nâssirîyah. J'ai demandé qui les exploitait et on m'a répondu que c'étaient des puits de pétrole qui étaient côtés pour des intérêts privés. Quand on est au pouvoir, on distribue les puits de pétrole à tel chef de tribu, à tel clan, et après on ne peut pas s'étonner que l'un des pays les plus riches du Moyen-Orient soit aussi défaillant sur le plan de ses devoirs en matière d'infrastructures. Quand on est à Bagdad et qu'on reste dans la zone verte, on ne s'imagine pas que 500 mètres plus loin à Sadr City, l'eau n'est pas potable et qu'il faut la faire bouillir pour se laver les dents. Il n'y a que quelques heures d'électricité par jour, pas de ramassage d'ordures depuis presque 2003, pour certains quartiers, et pas d'égouts. La majorité de la population vit donc un enfer face à une classe dirigeante qui est incapable de lutter contre la corruption, tout simplement parce qu'elle ne le peut pas. Lutter contre la corruption signifie perdre son pouvoir, puisque ce dernier est basé sur des réseaux, un clientélisme. Corruption, système milicien, faillite de l'État dans ses missions régaliennes : ce sont les difficultés auxquelles se heurtent les mouvements que nous pouvons considérer comme issus de la société civile, mais qui se manifestent d'une façon communautaire. Même si cela peut choquer, je réitère l'idée selon laquelle l'État islamique a été une manifestation extrême et extrémiste d'une certaine société civile arabe sunnite, notamment à Mossoul, qui vivait une situation que vivaient tous les Irakiens, mais aggravée par l'exclusion de leur communauté du système politique. Comme vous le savez probablement, l'État irakien fondé en 1920 ne se réclamait pas du confessionnalisme, à la différence du Liban, mais c'est bien un État confessionnel sunnite qui a été fondé par les Britanniques, excluant les trois quarts de la population, les chiites et les Kurdes. En 2003, les Américains, non pas par choix délibéré, mais parce qu'ils n'avaient pas d'autre solution, ont pris les exclus de l'ancien système – les chiites et les Kurdes – pour reconstruire un État, à nouveau confessionnel et communautaire, excluant ceux qui avaient toujours bénéficié du monopole du pouvoir à Bagdad, à savoir les Arabes sunnites. Autant au Liban qu'à Bagdad, on ne voit pas de débouchés politiques, tout simplement parce que tous les acteurs politiques ont été impliqués dans un cercle vicieux infernal où chacun a peur de l'autre et où les réflexes communautaires – nous l'avons vu ces derniers temps avec les événements liés à l'assassinat de Qassem Soleimani – ne demandent qu'à se réenclencher. On a peur de l'autre parce qu'il n'y a pas d'État de droit, et l'État n'est pas à même de vous protéger. Ce vide politique a été manifeste à Beyrouth dans le fait que les manifestations unissaient surtout des jeunes de toutes les communautés, mais que des sondages montraient que plus de 90 % des chrétiens, et notamment des maronites, étaient défavorables à la fin du confessionnalisme politique et proposaient une sortie par étapes, ne livrant pas les communautés chrétiennes aux lois de la majorité.

En Irak, je dirais que le vide est encore plus sidéral, puisque c'est un vide à la fois politique et religieux, qui concerne la communauté chiite, qui aurait pu voir dans l'autorité religieuse chiite, notamment celle du grand ayatollah Ali al-Sistani ou de Moqtada al-Sadr, un recours face à l'incurie de l'État. Or, lors de l'invasion américaine en 2003, les chiites étaient très ambigus. La majorité d'entre eux ne voyait pas avec déplaisir la chute du régime de Saddam Hussein, et avait compris après l'insurrection de février-mars 1991 qui avait été réprimée, que sans intervention étrangère, ils ne pourraient jamais se débarrasser d'un régime qu'ils considéraient à juste titre comme assassin. L'ayatollah Ali al-Sistani avait très justement résumé un sentiment général, en disant que dans une fatwa, il ne fallait ni s'opposer aux Américains, ni s'opposer aux forces armées irakiennes, ce qui voulait dire qu'il fallait rester passifs. Nous pouvons dire qu'au fil des années, il a apporté sa bénédiction à la construction d'un système politique qui fait faillite.

Face à lui, il y avait un autre acteur chiite, Moqtada al-Sadr, qui a tenté de s'ériger en tant que parrain des réformes, mais qui à son tour a été phagocyté par un système qui englobe tous les acteurs, au point qu'aujourd'hui, aucun acteur n'est susceptible d'incarner l'espoir politique des Irakiens et du mouvement de contestation. Ni à Beyrouth, ni à Bagdad, vous n'avez de portraits de dirigeants politiques ou de dirigeants religieux. Il y a un vide sidéral et un grand désespoir parce que la société civile, par définition, ne peut pas assumer le pouvoir. Il lui faut une transcription politique. Je terminerai sur cette note pas très optimiste. Il est très facile de rentrer dans un système confessionnel, mais il est très difficile d'en sortir, tant ce système est un piège.

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