Intervention de Pierre-Jean Luizard

Réunion du mercredi 22 janvier 2020 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au Centre national de recherche scientifique (CNRS) :

Je vais tenter de répondre aux questions sur la nature des communautés confessionnelles au Moyen-Orient. Le fait qu'il y ait des systèmes confessionnels, n'implique pas que tout le monde soit croyant. Je vais vous raconter une anecdote. Les Américains, en 2003, cherchaient un personnel politique pour reconstruire l'État irakien. J'avais été sollicité à l'époque et on me demandait, du fait de ma connaissance de l'opposition au régime de Saddam Hussein, de donner des noms. Je disais : untel est socialiste arabe, untel est dans l'opposition. Je voyais bien que cela ne les intéressait absolument pas. Les Américains voulaient savoir s'il était sunnite, chiite ou kurde. J'ai dit que je ne savais pas, qu'il appartenait au parti communiste et que je pensais qu'il était chiite. Ils l'ont donc mis parmi les chiites. L'actuel premier ministre démissionnaire irakien, Adel Abdel-Mehdi, est un de mes anciens amis de l'époque où il était en exil à Saint-Étienne avec sa famille et où il était militant maoïste. Sa femme était partisane d'un certain style de vie lié à la bonne nutrition. J'étais très loin d'imaginer qu'un jour il ferait tirer sur une foule qui ne demandait rien d'autre que de manger à sa faim, et surtout, Adel Abdel-Mehdi n'est pas croyant. Tout le monde le sait, et c'est là un point important sur lequel je suis en train d'écrire, sur le chemin particulier de la sécularisation dans les pays musulmans. C'est très lié à la captation d'une certaine modernité par les puissances coloniales, le fait que la sécularisation s'est faite à travers, non pas des idéaux sécularisés, mais à travers la religion. Nous avons eu une idéologisation de l'islam sunnite comme chiite. D'ailleurs, nous voyons très bien la différence entre l'islam d'avant la réforme et l'islam d'aujourd'hui qui ne respecte plus aucune autorité religieuse. Même chez les chiites, il y a un vide au niveau de l'autorité religieuse, chose que nous avons beaucoup de mal à comprendre. Ce que l'on appelle la radicalisation, les mouvements islamistes, sont des mouvements qui se réclament de l'islam, mais qui sont l'expression d'une sécularisation. Ils se placent dans une temporalité politique, et non plus une temporalité religieuse intemporelle, comme c'était le cas avant la réforme. C'est très difficile à comprendre pour des Français, pour lesquels sécularisation et laïcisation vont de pair. Dans les pays musulmans, du fait des retournements systématiques – je rappelle que la colonisation des pays arabes a été faite très largement par la Troisième République et légitimée au nom de ces mêmes idéaux qu'on propose aujourd'hui aux musulmans de France pour les intégrer – ce qui nous semble naturel ne l'est pas pour beaucoup de musulmans pour qui la sécularisation et la laïcité sont antinomiques. C'est donc une nouvelle religion idéologisée anti-occidentale, qui n'implique pas la foi. Vous pouvez être chef de milice chiite ou dirigeant d'un groupe de combattants salafistes, sans être un véritable croyant. Vous vous situez dans une nouvelle temporalité, ce qui est d'autant plus problématique qu'une modernité s'oppose à une autre modernité et qu'il y a un décalage historique avec la modernité exportée par le biais de la colonisation. Je vous renvoie à la mission civilisatrice de Jules Ferry en Algérie et en Tunisie, qui montre bien que cela n'a pas été qu'une « realpolitik ». Il y avait véritablement une foi dans le progrès universel, qui devait s'imposer par la force et par la domination, bien que les choses se soient délitées par la suite. Par une ironie de l'histoire, Bush a légitimé en 2003 l'occupation de l'Irak pour en faire le phare de la démocratie au Moyen-Orient. Aujourd'hui, Donald Trump dit aux Irakiens qu'il est d'accord pour quitter l'Irak mais que cela va leur coûter 34 milliards de dollars de dédommagement. Les acteurs sont donc nus, d'une certaine façon, et nous ne sommes pas face à une réaction religieuse, mais face à une opposition politique qui s'explique très largement par l'échec d'institutions nées de la colonisation, auquel nous assistons dans les pays fragmentés, confessionnels, mais aussi dans des pays comme la Libye. Ces pays n'existent pas, ce sont des créations coloniales. Nous pouvons dire la même chose de l'Irak. Sous ce nom et dans ses frontières actuelles, l'Irak n'a jamais existé avant 1925.

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