Intervention de le vice-amiral d'escadre Philippe Dutrieux

Réunion du mercredi 19 février 2020 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

le vice-amiral d'escadre Philippe Dutrieux, préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord :

Madame la présidente, Mesdames, Messieurs les députés, je vous remercie de m'avoir invité à m'exprimer devant la commission de la défense de l'Assemblée nationale. Étant le troisième préfet maritime à intervenir devant vous, je ne m'étendrai pas sur l'organisation de ma fonction, qui peut sembler aussi complexe qu'elle est efficace, mais j'insisterai sur ce qui fait ses spécificités en Manche et en mer du Nord.

En tant que préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord, ma zone d'action s'étend du Mont Saint‑Michel à la frontière belge. Dans ma fonction de commandant de zone maritime, ma zone de responsabilité inclut, en plus de celle de préfet maritime, la mer du Nord jusqu'à la latitude d'Aberdeen. Enfin, je suis commandant d'arrondissement maritime pour la Normandie et les Hauts‑de‑France.

Ma fonction principale est celle de préfet maritime, mais je commencerai en vous parlant de mes deux fonctions militaires. En tant que commandant d'arrondissement maritime, je suis secondé par deux commandants de la marine, l'un au Havre, l'autre à Dunkerque. Il nous appartient, dans le cadre de cette fonction, de faire connaître la marine, dans ses métiers et ses missions, d'établir des liens avec les élus, les différents représentants de la société et le monde de l'éducation nationale. Dans ce domaine, deux outils sont essentiels : les préparations militaires Marine et les classes « défense et sécurité globale ».

Le siège de la préfecture maritime est installé à Cherbourg. Avec 2 700 personnes, c'est une base de défense de dimension familiale, beaucoup plus restreinte que celles de Toulon et de Brest. Après les déflations et les restructurations de la période 2009‑2015, Cherbourg a véritablement retrouvé toute sa place, un horizon, ce qui s'est ressenti sur le moral. Des investissements financiers ont eu lieu, aussi bien dans les ressources humaines que les infrastructures.

Depuis un an et demi, le moral s'est également amélioré, principalement pour deux raisons.

La première est liée au plan famille, qui s'est appliqué de manière très concrète et très rapide, avec des initiatives et des idées ; j'associe à ce plan famille la décision du chef d'état‑major de la marine, il y a deux ans, de faire passer certains bateaux à deux équipages, ce qui est le cas à Cherbourg sur les trois patrouilleurs de service public (PSP) : c'est un réel progrès en termes de conciliation entre la vie professionnelle et la vie privée.

La seconde tient à la fierté d'être associés à une grande aventure de la loi de programmation militaire 2019‑2025, celle des sous‑marins nucléaires d'attaque (SNA), qui naissent et terminent leur carrière à Cherbourg. C'est ainsi qu'il nous a fallu tout à la fois accueillir, en juillet dernier, le premier des SNA de la classe Rubis à être désarmé, le Saphir, ainsi que le premier des SNA du programme Barracuda, le Suffren, dont on se souvient du lancement le 12 juillet dernier, qui devait passer au bassin pour les dernières mises au point, afin d'être en mesure d'effectuer bientôt ses essais à la mer. Le challenge, particulièrement complexe, a été réussi : alors que le port de Cherbourg n'avait plus traité de matières nucléaires depuis dix ans, nous avons mené, en moins de six mois, deux opérations qui se sont parfaitement déroulées. Cherbourg a été au rendez-vous.

Ma deuxième fonction militaire est celle de commandant de zone maritime. Si je devais me comparer à mes homologues de Toulon et de Brest, ce ne serait pas à mon avantage, si je puis dire. Leurs zones maritimes, la Méditerranée et l'Atlantique, présentent des enjeux opérationnels bien plus importants qu'en Manche ou en mer du Nord, où les bateaux militaires amis ou concurrents sont essentiellement en transit ou en exercice : s'ils s'arrêtent, ce n'est jamais par provocation, mais le plus souvent pour se mettre à l'abri du Cotentin lorsque la météo est mauvaise dans le golfe de Gascogne. En revanche, il existe une menace beaucoup plus insidieuse, la menace terroriste à laquelle nous sommes particulièrement sensibilisés depuis 2015. Comme vous l'avez rappelé, Madame la présidente, il y a beaucoup de trafic de navires à passagers en Manche, des sites Seveso, qui pourraient représenter des cibles à fort potentiel médiatique, et des centrales nucléaires. Nous avons considérablement amélioré l'élaboration de l'information en amont, avec les différents services de l'État. Par ailleurs, nous pratiquons régulièrement la dissuasion, comme Toulon et Brest, en mettant à bord de certains ferries des équipes de protection de navires à passagers, pour montrer l'uniforme de gendarme maritime ou de fusilier marin. S'il devait y avoir une attaque terroriste à la mer, nous nous sommes préparés, comme Toulon et Brest en formant des fusiliers marins pour les projeter à bord, afin de stabiliser la situation avant l'intervention des forces spéciales.

Mes actions de préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord sont les mêmes que celles qui sont menées en Atlantique ou en Méditerranée, à la seule différence qu'il s'agit de ma fonction principale – elle représente de 75 à 80 % de mes activités, même si ce calcul est un peu artificiel. C'est l'intensité des opérations conduites dans le cadre de l'action de l'État en mer qui caractérise Cherbourg par rapport à Brest et Toulon. La confrontation entre le monde maritime, par définition mouvant, et celui des installations fixes, comme les champs d'éoliennes, est particulièrement aiguë en Manche. Nous n'avons pas connu d'accidents graves depuis plusieurs années, ce dont je me réjouis : de fait, si nos armateurs prennent beaucoup mieux en compte la problématique de la sécurité maritime, notre organisation en matière de surveillance et d'intervention est également efficace. J'en veux pour preuve une étude d'objectivation du risque maritime que nous avons menée avec la direction des affaires maritimes. Nous y avons repris, d'un côté, toutes les dépenses consacrées par l'État à l'organisation de son action en mer, c'est-à-dire ce qu'il dépense pour assurer la surveillance de tout ce qui se passe en Manche, par le biais des centres régionaux opérationnels de surveillance et de sauvetage (CROSS) ou des sémaphores, et celles investies dans les moyens d'intervention – bateaux et hélicoptères ; de l'autre côté, nous avons calculé la somme que représentait le risque couvert, autrement dit, tous les préjudices évités grâce à la chaîne de surveillance et d'intervention. Le rapport est de 1 à 240 : pour 1 euro investi, 240 euros de préjudices sont couverts. En 2017, 23 millions d'euros auront été investis pour 5,5 milliards d'euros de risques couverts, accidents et préjudices divers. Ces chiffres prouvent l'efficience du dispositif : c'est finalement une assurance qu'on se paie. On peut toujours se dire qu'une assurance est superflue tant qu'on n'a pas d'accident, mais le risque existe toujours, et c'est parce que notre assurance est efficace que nous n'avons pas à faire jouer les clauses de réparation. Il serait extrêmement préjudiciable de croire, au prétexte qu'il n'y a pas d'accidents, que l'on peut baisser la garde sur l'assurance que nous nous payons.

Pour être plus efficaces, nous avons également renforcé la coopération avec nos partenaires de la façade maritime. Je rencontre régulièrement mes homologues britanniques. Nous sommes adossés à un plan de coopération, le Manche Plan, qui nous permettrait de nous assister mutuellement en cas de crise en Manche. Nous nous entretenons régulièrement avec les Belges qui mettent eux aussi en œuvre des moyens de sauvegarde. Enfin, dans le cadre de la lutte contre les pollutions, nous agissons au sein de l'accord de Bonn avec les pays de l'Europe du Nord, pour rester vigilants et pouvoir intervenir en cas de pollution.

Le bilan des activités en 2019 est assez éloquent. Nous avons mené 1 877 opérations au titre de l'action de l'État en mer, soit 30 % de plus qu'en 2018, déjà en augmentation de 12 % par rapport à 2017. Nous nous inscrivons dans une véritable dynamique du risque : une autoroute de la mer coupée par cinquante rotations de ferries par jour dans le pas de Calais. Soixante bâtiments, chimiquiers et pétroliers, qui transportent des matières dangereuses l'empruntent chaque jour; 700 à 800 bateaux de pêche la fréquentent; 130 000 bateaux de plaisance y sont immatriculés ; 700 à 800 manifestations nautiques s'y déroulent annuellement ; le taux de fréquentation touristique de la côte augmente, ce dont je me réjouis – cela nous a valu deux fois plus d'interventions en 2019 dans la zone du Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (CROSS) Jobourg, qui va du Mont Saint-Michel au cap d'Antifer ; le développement enfin des activités économiques est continu : l'éolien, mais également tout ce qui concerne l'extension des ports maritimes, le clapage, autrement dit le rejet des produits de dragage, l'extraction des granulats marins, dans une zone resserrée où la météo est souvent défavorable. Tous les ingrédients sont réunis pour que le risque soit présent. S'y ajoute le phénomène nouveau que représentent les migrants qui traversent au niveau du pas de Calais. Nous coopérons avec la border force et veillons à ce qu'ils soient assistés. Nous nous plaçons clairement dans le cadre de l'assistance et du sauvetage, et non pas dans celui de l'interception. Il est beaucoup trop dangereux de les intercepter, alors qu'il y a des femmes, des enfants, des nouveau‑nés. Plus de 2 700 migrants ont été traités en 2019, avec malheureusement un bilan de quatre morts, qui nous rappelle que leur traversée est hautement à risque.

Face à cette dynamique du risque, nous avons renforcé les procédures. Ma crainte, je le redis, est celui d'un drame. Le centre de gravité de nos activités a été déplacé dans le pas de Calais ; nous avons adapté notre posture en matière de prévention. Nous multiplions les actions de communication et de contrôle pour éviter les accidents. Parallèlement aux procédures, nous avons également adapté nos moyens : nos PSP (patrouilleur de service public) sont en train de passer à deux équipages, ce qui permettra d'effectuer plus de jours de mer. Le premier PSP est déjà dans ce cas, le deuxième le sera à l'été et le troisième, à l'été 2021. Un peloton de sécurité maritime et portuaire a été créé l'été dernier à Calais ; il a pour vocation de protéger les infrastructures maritimes du port, mais également le trafic, et constitue un outil supplémentaire à la main du préfet maritime pour intervenir dans le détroit du pas de Calais. À Cherbourg, un nouveau bâtiment de soutien, d'assistance et de dépollution (BSAD) a été affrété au 1er janvier 2020, l' Argonaute, qui fournit une vraie capacité en matière de lutte contre les pollutions, si nous devions avoir un accident avec épandage de polluants ou d'hydrocarbures en Manche.

Le préfet maritime s'adosse par ailleurs à la fonction garde‑côtes, laquelle lui offre un réservoir de moyens et de compétences. Si l'ossature de cette fonction est constituée par les moyens de la marine nationale et de la gendarmerie maritime, qui dispose aussi de deux patrouilleurs et de plusieurs vedettes, il peut aussi compter sur les patrouilleurs de la douane et des affaires maritimes, sur les moyens de la protection civile et, bien entendu, ceux de la société nationale de sauvetage en mer (SNSM), qui sont impliqués dans environ 50 % des opérations que nous menons en Manche et mer du Nord. Tous ces moyens sont extrêmement efficaces et précieux. J'ai d'ailleurs remis, en octobre dernier, des lettres de félicitations à des patrouilleurs de la douane, ainsi qu'à une station de la SNSM pour leur action dans des conditions difficiles. Rappelons également que 20 % de nos opérations sont effectuées grâce à des moyens privés – plaisanciers, pêcheurs, bateaux marchands.

Au‑delà de la gestion des incidents, le préfet maritime est associé à la gouvernance des activités en Manche. Je la partage avec le préfet de la région Normandie, puisque nous sommes tous les deux préfets coordonnateurs de façade. Deux tendances fortes se dégagent à l'heure actuelle : le défi écologique et environnemental, d'une part, auquel j'associe la préservation des ressources en Manche et la pêche ; la conciliation des usages d'autre part. S'agissant de la pêche, il n'est pas dans mes prérogatives de réglementer ni de fixer des objectifs. Cela relève du ministère de l'Agriculture et, localement, du préfet de région, qui agit par le biais de la direction interrégionale de la mer, et dont les moyens sont coordonnés par le CROSS Étel, le centre national de surveillance des pêches maritimes. Néanmoins, cela me concerne dans la mesure où la pêche subit en ce moment l'effet de politiques ambitieuses du Gouvernement, qui procèdent par restriction des usages en développant l'éolien et les aires marines protégées, dans un contexte rendu flou par le Brexit. Face à ces contraintes, le monde de la pêche pourrait faire montre d'un mécontentement, qui risquerait de se traduire par des problématiques de sécurité maritime ou d'ordre public, lesquelles me concerneraient directement.

Comme vous l'avez rappelé, Madame la présidente, 38 % de la surface de la Manche côté français est couverte par des aires marines protégées, ce qui exige du préfet maritime un vrai travail de conciliation des usages et d'adaptation de la gouvernance. Il faut préserver un équilibre harmonieux entre les préoccupations écologiques et socio‑économiques, qui, seul, permettra d'instaurer une réglementation acceptée et efficace. Cet objectif est réaliste. Il y a un parc naturel marin et quarante-sept zones Natura 2000 en Manche et nous commençons à mettre en œuvre une réglementation avec des objectifs effectifs dans certaines aires marines protégées. Mais, dans la mesure où il suppose une concertation, le processus est long. C'est le prix à payer pour obtenir des effets concrets.

Nous avons franchi un pas important en 2019 avec la production de la première partie d'un document stratégique de façade, qui fixe des objectifs en matière environnementale et d'usages à l'horizon de 2030 et dresse un état des lieux de la façade. En 2020, nous allons continuer le travail afin d'établir des plans d'action, ainsi que des indicateurs de suivi. Il ne faut pas brider le développement économique ou touristique, mais l'inscrire dans une exploitation durable de la façade. La conciliation raisonnée entre les usages, doublée de mesures permettant d'atteindre le bon état écologique du milieu marin, est fondamentale pour que tout se passe dans la bonne entente et le respect de la sécurité, de la sûreté et de l'ordre public en Manche et en mer du Nord.

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