Intervention de le colonel Jérôme

Réunion du mercredi 26 février 2020 à 9h35
Commission de la défense nationale et des forces armées

le colonel Jérôme :

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, merci de me fournir l'occasion de partager avec vous notre appréciation de la situation politico-militaire en Afrique du Nord et au Proche-Orient.

La Méditerranée, parce que nous en sommes riverains, parce qu'elle est la matrice de notre civilisation, parce que nous y avons de nombreux ressortissants, touche directement nos intérêts stratégiques et de sécurité. Elle concentre les défis de notre époque, tels que la poursuite des printemps arabes, l'affirmation du jeu des puissances, grandes ou émergentes, la solidité et la détermination des alliances. Elle met en exergue de nombreux enjeux liés à la résolution des conflits qui parsèment son pourtour, enjeux liés à la gouvernance des États, enjeux énergétiques ou migratoires.

Mon propos se limitera aux pays de la rive sud, soit du Maghreb au Levant, m'obligeant parfois à balayer rapidement certains aspects.

Commençons par l'Algérie, qui est à un tournant de son histoire. Après un an de Hirak, les manifestations populaires en Algérie, qui ont eu raison du système Bouteflika, la transition s'est opérée du point de vue sécuritaire dans de bonnes conditions. Les nouvelles autorités montrent des signes d'ouverture aux revendications de la rue en promettant une révision de la Constitution ou le recours au référendum populaire, en affirmant une volonté de moralisation de la vie politique et de diversification économique. Comme gage plus immédiat, les nouvelles autorités ont procédé à la libération des manifestants et ont montré une position plus rassembleuse vis-à-vis de la Kabylie.

Le système FLN contrôle néanmoins les principaux leviers du pouvoir et ne peut disparaître brutalement sans faire basculer le pays dans le chaos. De fait, la place de l'armée reste prépondérante, mais les nouvelles autorités militaires, après le décès du chef d'état-major Ahmed Gaïd Salah, se montrent moins directement présentes dans l'appareil du pouvoir.

Par ailleurs, il est intéressant de noter que l'Algérie cherche à recouvrer un rôle diplomatique régional plus affirmé, en particulier sur le dossier libyen, ce qui a justifié sa participation à la conférence de Berlin.

Je passe rapidement, mais nous pourrons y revenir, sur le Maroc et la Tunisie.

Le Maroc reste un pôle de stabilité et entretient avec la France une relation de défense riche. L'évolution de la situation en Algérie y est bien évidemment observée avec la plus grande attention, tant par les autorités que par la population, que le Hirak algérien pourrait inspirer à nouveau.

La réapparition du fait terroriste, par l'assassinat de deux campeuses suédoises au sud de Marrakech, est une réalité que les autorités marocaines s'attachent à juguler au plus tôt en procédant au démantèlement de cellules clandestines liées à l'État islamique.

Dans ce contexte, la coopération est étroite avec les pays européens. Nous retrouvons cette étroite coopération dans le domaine de la lutte contre l'immigration clandestine.

Enfin, le Maroc constitue un relais appréciable dans l'appui aux pays du Sahel en formant de nombreux cadres militaires subsahariens : environ mille par an.

Dans ce paysage maghrébin, la Tunisie flotte dans l'incertitude politique depuis le décès du président Essebsi en juillet dernier et la séquence électorale qui a suivi. Cette année 2020 sera décisive. Le nouveau gouvernement qui devrait être confirmé ce matin par l' Assemblée tunisienne devra s'attacher sans tarder à de nombreuses réformes économiques qui pourront susciter un nouveau tour de manifestations sociales parfois violentes. Si la menace du terrorisme intérieur semble maîtrisée, la Tunisie réussit juste à éviter l'importation de la situation délétère en Libye.

Cela me conduit à évoquer la Libye. La Libye est progressivement devenue un terrain d'influence et d'affrontement pour les puissances étrangères qui cherchent à s'imposer sur les plans politique, militaire et économique.

On y trouve l'antagonisme des Émirats arabes unis qui cherchent à lutter, aux côtés de l'Égypte, de l'Arabie Saoudite et au profit du maréchal Haftar, contre l'influence de l'islam politique portée par la Turquie et, dans une moindre mesure par le Qatar, au profit du gouvernement d'entente nationale de Tripoli.

On y retrouve une Russie opportuniste œuvrant aux côtés du camp Haftar, espérant récupérer à terme un accès aux ressources en hydrocarbures.

C'est également un tremplin - nous le verrons dans les prochaines interventions - pour la projection des ambitions russes et turques en Méditerranée, en Afrique du Nord ou subsaharienne.

Sur le terrain, la situation militaire est globalement figée depuis avril dernier, c'est-à-dire quelques jours après le début de l'offensive en tripolitaine. L'appui logistique turc au gouvernement d'entente nationale a été initialement conçu pour rétablir un équilibre militaire afin de forcer le dialogue politique entre les deux camps. Il a permis l'établissement, le 12 janvier, d'un cessez-le-feu, qui était un préalable à la conférence de Berlin du 19 janvier. Il est depuis régulièrement transgressé, même si l'ampleur des combats autour de Tripoli reste limitée du fait de la perte de la supériorité aérienne par le camp Haftar, ce qui l'a contraint à reporter son effort sur d'autres zones pour prendre de nouveaux gages territoriaux, en particulier à Syrte, et en avançant vers Misrata. La perspective d'une conquête de Tripoli par Haftar n'est cependant pas à écarter, éventuellement sans combat.

La conférence de Berlin, plus qu'une réussite, est une étape importante qui a permis à la communauté internationale de poser à nouveau des jalons d'action politique, économique et sécuritaire pour une résolution du conflit.

La raison première de l'intervention d'Haftar - la question du démantèlement des milices en Tripolitaine - continue de faire débat, y compris au sein du gouvernement d'entente nationale qui est, d'une certaine manière, l'otage de ces mêmes milices. Cette question bloque pour l'instant les progrès de la commission militaire mixte, dont les deux premières sessions à Genève ont seulement permis un accord sur la création de quelques groupes de travail sur la démobilisation ou l'identification de certains groupes armés terroristes. De son côté, la commission civile interlibyenne, c'est-à-dire le volet politique, qui regroupe une quarantaine de parlementaires et de membres de la société civile, peine à identifier tous ses participants.

Quelques points positifs cependant sont à noter. Le dialogue économique libyen se déroule correctement. Il s'est réuni dernièrement pour la deuxième fois au Caire. Par ailleurs, le comité de suivi international, qui regroupe tous les pays participants à la conférence de Berlin, permettra de mieux mesurer et de mettre en valeur les progrès du règlement de la question libyenne. Enfin, le vote récent des deux résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, qui ont renouvelé le régime de sanctions et l'embargo pétrolier, la résolution 2509 et la résolution 2510 endossant les résultats de la conférence de Berlin, ont également constitué un progrès dans la mesure où la Russie n'y a pas fait obstruction.

Nous avons peu parlé de l'Égypte, qui est concernée directement par la menace que fait peser à sa frontière l'instabilité libyenne.

L'Égypte s'emploie à juguler tout risque de débordement pouvant atteindre sa stabilité retrouvée et sa croissance forte - + 6 %, l'année dernière -, même si de nombreuses fragilités, notamment démographiques et économiques, hypothèquent le moyen terme.

C'est pourquoi l'Égypte s'investit tant dans le règlement de la crise en Libye, d'abord, en s'attachant à sécuriser sa frontière occidentale pour empêcher l'infiltration de jihadistes et la contrebande d'armements à destination du Sinaï. Elle s'oppose aussi à l'installation en Libye d'un pouvoir lié aux Frères musulmans en soutenant le camp Haftar sur lequel elle a cependant beaucoup perdu de ses leviers d'influence. En conséquence, elle se fait beaucoup plus active dans les négociations politiques de sortie du conflit et elle s'associe de très près aux démarches engagées par la France.

Sa médiation sur la réunification de l'armée nationale libyenne avait pourtant été un succès en 2018. Elle a poursuivi en organisant des rencontres de représentants civils des deux camps. Elle a également réussi à réintroduire l'Union africaine dans le processus de règlement.

L'Égypte est bien sûr active sur la question palestinienne. L'instabilité à Gaza alimente et est alimentée par celle au Sinaï, du fait des trafics et des interactions entre mouvements jihadistes. L'Égypte assure une médiation cruciale à plusieurs niveaux entre les autorités palestiniennes, les autorités israéliennes et le Hamas.

L'Égypte ne se veut plus seulement comme la grande puissance arabe, mais aussi comme une puissance qui compte en Méditerranée. La découverte de gisements de gaz l'a conduite à rejoindre l' Eastern Mediterranean Gas Forum ; elle opère pour cela un net rapprochement stratégique avec la Grèce et Chypre, notamment au moyen de ses nouvelles capacités navales.

Enfin, l'Égypte veut à nouveau peser en Afrique, après une année de présidence de l'Union africaine orientée vers le développement des infrastructures et le commerce.

J'en viens à Israël et au plan de paix.

Le plan de paix, qui a été présenté le 28 janvier dernier après trois années de gestation, voit son ambition réduite à une « vision » proposant les bases d'une négociation. Il ne constitue en aucun cas un état final. Après une période de sidération, les parties prenantes se mettent en ordre de bataille. Le Conseil de sécurité a été unanime, y compris du côté américain qui s'est montré plutôt conciliant, pour réaffirmer le soutien à la solution de deux États. De leur côté, les Palestiniens restent sur le qui-vive au regard des risques d'accélération de la colonisation et des annexions. Mais la partie palestinienne est trop divisée. En outre, elle bénéficie d'un soutien trop faible des États arabes qui sont trop dépendants des Américains, voire, pour certains, qui commencent à normaliser leurs relations avec Israël. Seule la Jordanie a pu réaffirmer avec force son opposition à l'annexion de Jérusalem et de la rive occidentale du Jourdain. Elle a seulement été dépassée dans son opposition par des propos plus radicaux de la Turquie ou de l'Iran. Ce plan acte indéniablement des gains politiques pour Israël, mais les autorités ne crient pas victoire trop tôt, malgré le contexte électoral propice à la surenchère sur le sujet, ou dans l'évaluation de la menace extérieure. Israël a en effet vécu une année d'incertitude politique que la prochaine élection, le 2 mars, ne devrait pas lever de manière franche.

Dans ce contexte d'intérim budgétaire et décisionnel, les armées israéliennes commencent à éprouver des difficultés dans la préparation de leur avenir, car la menace extérieure s'est accentuée ces dernières années depuis l'amélioration des capacités de ciblage de précision des missiles balistiques, des missiles de croisière et des drones mis en œuvre l'Iran. Les frappes du 14 septembre contre les installations pétrolières saoudiennes et du 7 janvier dernier contre deux bases américaines en Irak l'ont amplement démontré. Israël est conscient de sa nouvelle vulnérabilité et s'attache à traiter cette menace dès les premiers signes d'émergence. C'est le sens des frappes opérées régulièrement par l'armée de l'air israélienne en Syrie à l'encontre de la présence iranienne.

Dans ce concert de frappes, le Liban apparaît relativement épargné. Le Hezbollah, parmi les destinataires de ses capacités de précision iranienne, préfère s'en tenir à la rhétorique de la résistance et à valoriser sa présence au sein des institutions politiques. Il ne recherche pas le conflit ouvert avec Israël. La composition du nouveau gouvernement libanais souligne le sentiment de déclassement de la communauté sunnite que les manifestations populaires avaient, elles aussi, mis en évidence. Les risques de radicalisation de la rue sunnite et de polarisation autour des clivages confessionnels ne peuvent être exclus, car les réformes nécessaires à la résolution de la crise économique que connaît le Liban seront porteuses de risques pour la stabilité du gouvernement et du pays.

De ce point de vue, les forces armées libanaises ont joué un rôle crucial dans la bonne tenue des protestations. Pourtant l'aide américaine de 105 millions de dollars par an qui est nécessaire à leur action pourrait être remise en question par la Maison Blanche qui considère, au titre de sa lutte contre l'Iran, que les forces armées libanaises sont trop soumises au Hezbollah.

Je terminerai par la Syrie, où nous retrouvons l'affrontement des volontés des puissances impliquées, de façon assez similaire à la situation en Libye.

En 2015 la Russie s'était fixée pour objectif de mettre en échec la stratégie américaine et européenne de soutien à l'opposition au régime de Damas. L'objectif russe ayant été atteint, la Russie cherche maintenant à en recueillir les fruits politiques par le maintien à Damas d'un régime qui lui soit favorable et elle souhaite être également reconnue comme le faiseur d'une paix que l'Occident n'a pas su faire aboutir. Elle cherche à en recueillir les fruits économiques au travers de concessions portuaires ou dans l'exploitation du gaz, y compris en mer. Enfin, elle a acquis un bénéfice stratégique en obtenant une implantation durable de ses forces en Méditerranée orientale. Elle doit cependant composer avec les deux puissances régionales qui entendent faire valoir leurs intérêts, la Turquie et, dans une bien moindre mesure, l'Iran.

La Turquie, elle, a également atteint une partie de ses objectifs en réussissant à mettre en place une zone tampon le long de sa frontière afin d'éloigner la menace kurde. Elle cherche maintenant à éviter de voir la population d'Idlib - il y a déjà un million de personnes déplacées et deux millions en attente de subir le même sort - franchir sa frontière sous la poussée du régime syrien. Le modus vivendi qu'elle avait trouvé avec la Russie depuis 2015 est en grande difficulté, sans qu'une perspective de nouvel accord similaire à celui de Sotchi signé pour la création de zones de désescalade en Syrie, se dégage. L'appui qu'elle procure dorénavant seule aux mouvements insurgés la propulse comme le défenseur le plus engagé de la cause sunnite, au grand dam de l'Arabie saoudite.

Nous sommes donc à l'aube d'une nouvelle bascule stratégique où le recentrage progressif des Américains vers l'Asie laisse le terrain libre à une Russie dont le redressement militaire offre le rôle inespéré d'une alternative crédible à l'Occident aux yeux de nombreux pays de la région. D'autres puissances émergentes peuvent contester localement nos intérêts stratégiques et de sécurité et mettre à l'épreuve la solidarité européenne et au sein de l'OTAN. Nous devrons donc continuer à faire preuve de constance et de cohérence avec nos partenaires au nord et au sud de la Méditerranée.

Monsieur le président, je vous invite à donner la parole à mes deux camarades pour approfondir certains aspects relatifs aux conflits en Méditerranée.

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