Intervention de le colonel Guillaume

Réunion du mercredi 26 février 2020 à 9h35
Commission de la défense nationale et des forces armées

le colonel Guillaume :

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, permettez-moi de vous remercier pour l'honneur que vous nous faites de nous inviter à nous exprimer devant votre commission et pour l'intérêt que vous portez à nos travaux. Au centre de planification et de conduite des opérations, mon rôle consiste à proposer des options militaires pour le chef d'état-major des armées au profit du chef des armées, c'est-à-dire le Président de la République, en réponse à toute situation conflictuelle et pour la défense de nos intérêts.

Par conséquent, nous nous intéressons beaucoup à la conflictualité, ce choc de volontés antagonistes parfois si irréconciliables qu'il faut en arriver aux mains. Vous le savez, les raisons de la conflictualité sont aujourd'hui très nombreuses, une des causes résidant dans le tracé des frontières. Si une frontière terrestre peut être marquée physiquement – on peut y ériger des murs ou en interdire le passage -, pour une frontière maritime, c'est un peu plus compliqué. À partir d'un trait de côte bien délimité, un pays dispose, jusqu'à une distance de 12 miles nautiques, soit environ 22 kilomètres, de l'exclusivité des eaux territoriales. Au-delà, il existe une zone de frontières communes, les eaux internationales, que l'on peut librement franchir, où un pays peut revendiquer l'exclusivité des ressources naturelles. Dans cette partie, la conflictualité est assez singulière.

En 1902, Alfred Mahan, historien et stratège naval, disait : « La Méditerranée appartiendra à un seul maître, tombera sous l'hégémonie d'une puissance dominante qui poussera ses avantages dans toutes les directions ou sera le théâtre d'un conflit permanent ». Voyons si tel est devenu le cas.

La Méditerranée est actuellement secouée par deux crises majeures dans lesquelles on ne peut que constater que la Russie et la Turquie jouent un rôle important, complexe et ambigu. Si les raisons de l'implication de la Turquie et de la Russie ne sont pas surprenantes au regard de leurs intérêts sécuritaires, de leurs enjeux de politique intérieure et extérieure dans le bassin méditerranéen et de leur volonté respective de peser sur la scène internationale, la forme de leur implication doit nous interroger quant à la pertinence de notre approche de la résolution de ces crises internationales. Ces acteurs agissent en demeurant sous le seuil du conflit armé, agissent par proxies interposés c'est-à-dire par le biais d'intermédiaires, afin d'avancer masqués et de s'assurer de la non-attribution de leurs actions. Ils pratiquent la politique du fait accompli et demeurent dans une « zone grise ».

Pour faire obstacle à ces compétiteurs stratégiques dans ces fameuses zones grises, nous devons demeurer dans le strict respect des principes du droit international, privilégier la diplomatie et la retenue. Nous n'avançons donc pas avec les mêmes armes ni les mêmes règles du jeu.

Mon propos sera divisé en deux parties. Après avoir évoqué le retour de la diplomatie de la canonnière en Méditerranée, je m'intéresserai aux actions dans les zones grises.

Durant les trois décennies de la guerre froide, de 1955 à 1985, la Méditerranée était l'un des théâtres privilégiés de la compétition Est-Ouest. Puis, à l'issue de la Guerre Froide, on a vu un désengagement unilatéral de la Russie ; dans les faits, pendant les années 1990, la politique russe a été marquée par un sous-investissement diplomatique et militaire, autant en Méditerranée qu'au Moyen-Orient. Toutefois, en 1999, Vladimir Poutine, alors premier ministre de Boris Eltsine, a administré une piqûre de rappel pour signifier que la Russie avait bien vocation à entretenir une présence navale permanente dans les eaux méditerranéennes, ce qui n'a pas tardé à se concrétiser. De leur côté, les pays de la rive sud et est du bassin méditerranéen, traditionnellement tournés vers l'intérieur, n'exprimaient guère d'intérêt militaire pour le bassin méditerranéen. Durant deux décennies, la Méditerranée est donc restée un espace maritime stable non contesté aux nations occidentales. Mais en 2013, comme cela a été dit précédemment, le conflit syrien a catalysé, voire précipité, le réinvestissement russe en Méditerranée. Le groupe naval russe est sorti de la mer Noire en faisant venir une dizaine d'unités de sa flotte en Méditerranée orientale.

Cette présence navale peut être considérée comme légitime compte tenu des intérêts sécuritaires russes, puisque la Méditerranée ouvre accès à la Russie non seulement aux mers chaudes mais aussi au Moyen-Orient, région qu'elle considère comme stratégique dans la mesure où elle estime son flanc méridional comme le plus instable, craignant de voir un islamisme radical se diffuser à travers cette zone par le Caucase. Le problème réside donc principalement dans la façon dont la Russie utilise cet outil de puissance retrouvée en Méditerranée. Face à ce qu'elle a perçu comme un interventionnisme occidental grandissant dans la zone, qu'il s'agisse du Kosovo en 1999, de l'Irak en 2003, de la Libye en 2011 ou des révolutions de couleur, la Russie s'est sentie frustrée de ne disposer que de son droit de veto au Conseil de sécurité des Nations unies. Le Kremlin rejette l'ingérence occidentale dans ses affaires et considère que les interventions des Occidentaux dans cette région, loin de contribuer au règlement de la crise, ont plutôt été des facteurs d'instabilité. C'est pourquoi la Russie entend aujourd'hui faire contrepoids à l'influence occidentale dans la région.

Dans cette logique, Moscou a utilisé son outil militaire pour maintenir son soutien à Damas et surtout pour dissuader les puissances occidentales, au premier chef la Turquie, d'imposer un changement de régime en Syrie. Cela s'apparente bien à une diplomatie de la canonnière. Pour nous, cela s'est traduit sur le terrain par la mise en place de bulles de déni d'accès, dites A2AD ( Anti Access Area denial ), et par diverses manœuvres d'intimidation de la part des bâtiments et des aéronefs russes à l'encontre des moyens militaires occidentaux qui s'approcheraient d'un peu trop près de la frontière syrienne.

Du côté de la Turquie, on voit se dessiner une tendance comparable pour des raisons différentes. Chronologiquement, la tentative de coup d'État de 2016 a cristallisé le changement de politique d'Erdogan et accéléré le phénomène de désalignement avec la politique et la stratégie du bloc occidental. Paradoxalement, à l'époque, aucun pays de l'OTAN n'a marqué son soutien à Erdogan suite au coup d'État. Seule la Russie a fait un pas en avant. Ce désalignement turc s'est traduit par un interventionnisme plus marqué dans son environnement régional. La Turquie est un pays riverain membre de l'OTAN et elle est surtout la première puissance maritime de la Méditerranée orientale. Elle a toujours exercé une présence navale légitime dans cette zone, mais le problème réside dans la façon dont Ankara compte utiliser cet outil de puissance. Comme cela a aussi été dit précédemment, la découverte en 2009 d'importants gisements gaziers au large d'Israël a fait de la Méditerranée orientale un enjeu énergétique et stratégique majeur pour les pays riverains, alors qu'auparavant, elle était essentiellement une zone de transit ou un espace de manœuvre militaire. Cet enjeu énergétique a conduit les pays riverains à cadastrer la Méditerranée orientale dans un contexte de revendications de zones économiques exclusives ou de revendications de plateau continental.

Ce cadastrage ne nous pose pas de problème, dans la mesure où, conformément au droit de la mer, les zones économiques exclusives n'apportent aucun changement et ne peuvent contraindre l'activité militaire. Toutefois l'interprétation extensive par la Turquie de la convention de Montego Bay, dont je rappelle qu'elle n'est pas signataire, ainsi que sa position extrême vis-à-vis de pays comme Chypre ou la Grèce, la conduisent à soutenir des revendications de plateau continental totalement déraisonnables et en confrontation directe avec ses voisins. Dès lors, la Turquie, s'appuyant sur sa supériorité navale incontestable dans la région, s'est résolue à appuyer militairement ses revendications. Cela se traduit, depuis plusieurs années, par l'occupation permanente par la marine turque des eaux autour de Chypre, ce qui contraint notre action militaire dans la zone, puisque la Turquie se montre intransigeante et refuse à l'occasion de libérer l'espace concerné par les opérations de prospection gazière au profit de ses alliés pour des activités militaires, y compris pour l'opération Inherent Resolve, au large de la Syrie, à laquelle la Turquie est partie prenante. Cela se traduit également par un accompagnement naval direct des activités d'exploration pétrolière conduites par la Turquie depuis 2018 dans la zone et par des manœuvres d'intimidation, voire d'entrave, à l'encontre de tout autre navire d'exploration ou de forage opérant légitimement. Il n'existe pas réellement de cadre légal pour réprimer ce genre de comportement parfois dangereux, dans la mesure où des navires turcs peuvent être en route de collision vers des navires civils, ce qui est contraire à tous les préceptes occidentaux de respect du droit de la mer et à la charte de l'Alliance atlantique.

En l'absence d'opposition sur le terrain, la Turquie pousse toujours plus loin son avantage et utilise sa présence navale comme cautionnement tacite de droits qu'elle considère légitimes sur les eaux et qu'elle revendique indûment. Elle a même déployé, fin 2019, en République turque de Chypre du Nord, des drones qui peuvent être armés.

Par conséquent, tant la Russie que la Turquie s'inscrivent dans une posture de remise en cause du droit tel qu'il a été établi après la Seconde Guerre mondiale. Elles sont prêtes à employer leur puissance militaire pour appuyer cette posture en faisant fi des fondamentaux du droit de la mer, notamment le principe de libre activité en haute mer.

Cela doit nous interpeller sérieusement, parce qu'il n'y a qu'un pas entre la remise en cause de la liberté en haute mer et la mise en œuvre d'une stratégie de déni d'accès, à l'instar de ce qui est fait par la Chine en mer de Chine. Les moyens militaires d'une telle stratégie sont déjà à la portée de la Russie et ils le seront vraisemblablement assez rapidement pour la Turquie, au regard de la politique de développement militaire accéléré qui est menée par le pouvoir turc. Il y a donc fort à parier que la bascule vers une stratégie de déni d'accès en Méditerranée ne manquera pas de survenir tôt ou tard si rien n'est fait pour s'opposer fermement aux actions militaires malignes de ces compétiteurs stratégiques que sont la Russie et la Turquie en Méditerranée.

J'en arrive à la seconde partie de mon propos, pour m'attarder sur la Libye où l'hybridité, donc l'action en « zone grise », se met au service d'une stratégie d'influence assez décomplexée.

Au-delà du retour de la diplomatie de la canonnière en Méditerranée, la volonté russe de réinvestir la Méditerranée mais également l'Afrique trouvent leur matérialisation dans le conflit libyen.

La crise de Crimée en 2014 a montré sans ambiguïté au reste du monde la volonté et l'absence de scrupules de la Russie de s'appuyer sur des forces paramilitaires et d'utiliser des forces militaires déguisées en vue d'exploiter une situation de fragilité pour obtenir des gains territoriaux. Cela ne doit pas nous surprendre puisque la Libye de Kadhafi a été un des proches alliés de la Russie pendant la guerre froide, et la Russie a su capitaliser sur les liens tissés avec l'appareil militaire libyen pour exploiter l'occasion créée par un détournement occidental d'Haftar. Pour apporter l'appui militaire nécessaire au camp Haftar et contourner l'embargo sur les armes en Libye, la Russie s'appuie sur la société Wagner, une société militaire privée qui défend les intérêts de défense russe tout en jouissant d'une indépendance financière grâce la captation des ressources du pays hôte. Cela permet à la Russie d'agir militairement en toute discrétion, sans contrainte et en n'assumant pas les implications de son action militaire. En Libye, la Turquie a adopté une approche jusqu'à présent inédite pour elle puisque, dans la polarisation des forces en œuvre en Libye, la Turquie soutient, elle, le camp anti-Haftar dont font partie les milices de Misrata. L'entretien des liens historiques avec cette ville, mais surtout l'action turque, ont pris la forme d'un soutien politique puis militaire en violation, dès 2019, de l'embargo sur les armes en Libye. Le président Erdogan assumait politiquement ce soutien militaire, il l'a justifié par un accord de défense signé entre la Libye et la Turquie et a envoyé ses conseillers militaires, puis des combattants. Bien qu'assez engagée, elle a préféré utiliser des combattants syriens moyennant finances. On assiste donc, là encore, à une démarcation de l'action militaire au sens de l'emploi des forces sans leur conférer le statut et à une privatisation de l'emploi de la force armée qui est normalement une prérogative régalienne des États.

La Turquie et la Russie contournent ou mettent à défaut tout cadre normatif international qui a été patiemment construit pour réguler l'emploi de la force armée. Elles se revendiquent d'une action stabilisatrice et cherchent, a contrario, à mettre en défaut l'action de nos propres forces en s'appuyant sur des campagnes de désinformation facilitées par le contrôle total de l'appareil d'État en Russie et en Turquie, ainsi que sur la mainmise sur les organes de presse. Il en résulte pour nous une grande complexité, voire l'impossibilité pour nos forces à agir sur le terrain, quand la diplomatie seule peine à imposer une solution négociée, résolutions du Conseil de sécurité comprises. Le succès de ce type d'action s'est révélé assez probant en Ukraine, aujourd'hui en Syrie, peut-être demain en Libye. Il nous faut, sans attendre, avec nos alliés, nos partenaires et les pays qui partagent la volonté de résoudre ces crises en conformité avec le droit international, réfléchir aux moyens de contrer les stratégies en zone grise et développer des cadres et des mécanismes pour ce faire. Sinon nous assisterons impuissants à l'installation durable à nos portes de ses compétiteurs stratégiques qui menaceront directement nos intérêts.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.