Intervention de le capitaine de vaisseau Bruno

Réunion du mercredi 26 février 2020 à 9h35
Commission de la défense nationale et des forces armées

le capitaine de vaisseau Bruno :

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, merci de nous accueillir. Je suis affecté à l'état-major des opérations de la marine et travaille avec le sous-chef d'état-major des opérations de la marine. Ce dernier a pour mission d'assister le chef du centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) dans la conduite de sa mission, d'assister le chef d'état-major de la marine dans l'exercice de ses responsabilités de conseil au chef d'état-major des armées sur l'emploi des forces de la marine, comme de ses responsabilités de préparation des forces de la marine à leur engagement opérationnel. Quelle qu'en soit la forme, celui-ci l'est nécessairement sur ordre du chef des armées et sous le commandement opérationnel du chef d'état-major des armées. responsabilité portée par le CPCO, aujourd'hui incarné par mon camarade le colonel Guillaume.

Dans le prolongement des deux exposés précédents, mon intervention s'inscrira dans une perspective plus maritime : que se passe-t-il en mer ? Je ne reprendrai pas certains éléments que vous avez déjà entendus. Vous l'avez compris, la mer Méditerranée est le théâtre d'intenses problématiques principalement concentrées en Méditerranée orientale. Après une brève analyse du théâtre, j'évoquerai la présence militaire de la Russie en Syrie, celle de la Turquie autour de Chypre, puis de ces deux acteurs en Libye, ce que nous observons, ce que nous en comprenons, avant de tirer quelques conclusions pour la marine.

Du point de vue de la marine, la Méditerranée est une zone de flux et une zone de stocks. Une carte que j'ai préparée vous est projetée dès le début afin d'étayer notre discours.

Il existe deux flux principaux. Le premier est le flux est-ouest d'approvisionnement de l'espace européen à partir de l'espace asiatique ou de renforcement des théâtres du nord de l'océan Indien, à partir de l'Ouest. Dès la première guerre du Golfe, dans les années 1990, un dispositif très lourd d'approvisionnement venait des États-Unis, accompagné par un dispositif de surveillance du flanc sud de la Méditerranée. Le second flux est le flux migratoire résultant de la pression entre le continent africain et l'espace de prospérité européen.

Les stocks sont principalement les stocks de gaz en Méditerranée orientale qui vous ont été signalés par mes camarades.

Parallèlement, il existe des facteurs d'incertitude et d'instabilité relatifs à l'Algérie, à la Libye et la Syrie. Ils ont été décrits par le colonel Jérôme et je n'y reviens pas.

Dans ce théâtre, les missions de la Marine sont d'abord de tenir la mer – nous y reviendrons peut-être dans nos échanges. Tenir la mer demande un effort considérable, parce que ce n'est pas toujours naturel et parce que cela demande des moyens. Cela pour trois grandes missions.

La première est la protection du territoire, moins en Méditerranée orientale que dans le bassin occidental au sud de la France. Il s'agit d'assurer la liberté de manœuvre de nos forces militaires pour assurer la surveillance des côtes, près des côtes, mais aussi loin des côtes, c'est-à-dire jusqu'à Gibraltar et jusqu'au canal de Sicile. Il s'agit aussi de protéger nos intérêts et de défendre notre souveraineté.

La deuxième grande mission est la connaissance et l'anticipation des zones de crise, principalement le canal de Syrie, la Libye, la mer Noire. Dans le canal de Syrie, nous essayons de maintenir en permanence un moyen, ce qui n'est pas toujours facile, soit parce que les moyens sont comptés, soit parce que la zone est contestée. Dans de telles conditions, pour continuer à surveiller, il ne reste plus que les satellites et les sous-marins. Nous avons maintenu la permanence de cette surveillance grâce aux sous-marins.

Le dernier grand volet est l'intervention. De temps en temps, il faut faire un effort particulier pour obtenir un effet décisif dans le déroulé de l'opération, soit avec des frégates ou des sous-marins, soit plus sérieusement avec le groupe aéronaval (GAN). C'est le cas aujourd'hui pour l'opération Chammal et l'opération Inherent Resolve. Engager le GAN et son GAé (groupe aérien embarqué) sur ce théâtre permet soit un surcroît d'effort, soit de partager le fardeau dans une opération de longue haleine. Nous y reviendrons si vous le souhaitez. Le GAN peut aussi contribuer à consolider le flanc nord de l'OTAN, comme le prévoit son déploiement cette année. Certes il ne s'agit plus de la Méditerranée, mais compte tenu de ce qu'on observe sur la Russie, le mentionner est utile. Enfin, le GAN a la capacité d'intégration et d'agrégation des compétences européennes.

J'en viens à la question russe en Syrie, vue sous l'angle maritime.

La crise en Syrie démarre alors que les Russes commencent à peine à tirer les bénéfices de la politique de modernisation de leur outil de défense. Je passerai rapidement sur ces éléments déjà évoqués. L'incapacité de l'Occident à contrôler la situation laisse le champ libre à Moscou qui soutient le régime syrien. Pour nous, marins, les frappes russes par des missiles de croisière depuis la mer Caspienne, en 2015, ont été un élément important. À cela s'ajoutent le renforcement de la base de Tartous, point d'appui russe en Méditerranée, le déploiement de la force navale russe en Méditerranée orientale, le contrôle de zones et le déploiement des forces russes sur le territoire syrien. Après l'opération Hamilton que vous connaissez, Moscou montre à l'Occident sa capacité à contrôler la Méditerranée orientale jusqu'à la Crête, en déployant des sous-marins lanceurs de missiles de croisière, en conduisant un grand exercice baptisé Bouclier Naval en 2018, en brouillant la réception GPS. Le message subliminal adressé par les forces russes au travers de ces manœuvres est : si vous voulez revenir, nous sommes capables de vous en empêcher.

On assiste aujourd'hui à un pistage souple des forces navales étrangères déployées en Méditerranée orientale, en particulier dans le canal de Syrie et à l'interception systématique des vols de surveillance et de reconnaissance effectuées au-dessus de ce canal. La Russie a réinvesti la Méditerranée orientale, le conflit syrien lui permet de faire progresser ses savoir-faire de combat, soit qu'elle mette à l'épreuve ses forces, soit qu'elle observe celles des autres. On l'observe dans le domaine naval comme dans les autres domaines. Si les confrontations y sont la plupart du temps moins sanglantes, elles ne sont pas moins enrichissantes en matière de lutte anti-sous-marine, de projection de puissance ou de défense anti-missile.

S'agissant de la Turquie autour de Chypre, je ne vous apprendrai pas que le conflit gréco-turque est ancien. Il porte sur un partage de richesses. La carte que vous avez sous les yeux montre le partage du plateau continental entre la Turquie et la Grèce. C'est une des questions qui pose problème à Ankara.

Les existences disputées de la République de Chypre et de la République turque de Chypre du Nord (RTCN) constituent le point focal de ces tensions, lesquelles, évidemment, se sont aggravées après la découverte de vastes gisements sous-marins d'hydrocarbures. Leur partage est un enjeu stratégique pour chacun des riverains du bassin, non seulement pour la Turquie mais aussi pour Chypre, la Syrie, le Liban, Israël, l'Égypte et leurs partenaires.

La position turque telle qu'on la comprend, c'est qu'elle entend signifier aux autres pays que le partage ne se fera pas sans elle. La position d'Ankara est d'autant plus inconfortable que les pays occidentaux, qui avaient d'abord compté sur la Turquie pour ouvrir une voie alternative à l'approvisionnement de gaz russe, entendent aujourd'hui s'affranchir du contrôle turc, privant Ankara d'un précieux manque à gagner. Évidemment, la suspension du processus d'adhésion à l'Union européenne interdit désormais à Ankara d'espérer un soutien des États membres, à terme. Enfin, la Turquie n'est pas signataire de la convention des Nations unies sur le droit de la mer, et pour cause : elle en conteste les effets sur le plateau qu'elle convoite ; ceci lui permet de circonscrire son voisin grec par des accords bilatéraux avec les autres riverains.

Au bilan, la Turquie prospecte sur les zones qui sont revendiquées par elle-même et par la RTCN. Elle appuie ses explorations par des manœuvres militaires en surface et sous la mer pour marquer sa détermination à revendiquer les richesses du sous-sol. Mais elle n'est pas la seule à le faire : l'Égypte a déployé une frégate et un sous-marin en soutien d'une opération de recherche pétrolière et s'est attachée à en faire la publicité. La Turquie entrave les explorations conduites par les opérateurs qui souhaitent travailler dans des concessions attribuées par Chypre et dont, de façon logique, elle conteste la légitimité. C'est l'incident subi par la société italienne ENI.

On note qu'Ankara évite soigneusement de porter ce différend devant la Cour internationale de justice, et pour cause. D'une part, elle n'a pas signé la convention sur le droit de la mer et, d'autre part, aller devant une instance internationale en vue de régler ce différend serait commencer par accepter de discuter avec Chypre, dont elle ne reconnaît pas l'existence. Si Ankara ne reconnaît pas l'existence de Nicosie et de la ZEE qui lui est accordée, elle ne voit pas pourquoi elle irait devant une cour internationale qui l'obligerait à reconnaître l'existence de cette situation. Les autorités turques préfèrent donc traiter cela en bilatéral avec tous les autres, sauf avec Nicosie. Le dernier accord bilatéral passé l'a été avec la Libye, qui empiète sérieusement sur la ZEE grecque dont Ankara conteste les contours.

Les manœuvres militaires turques sont gouvernées par cette politique : permanence d'unité de surface et de sous-marins en Méditerranée orientale, contribution active aux opérations de l'OTAN, opération Sea Guardian, participation aux forces navales de l'OTAN déployées en Méditerranée. Tout en veillant à servir les intérêts de la Turquie, il y a une espèce d'instrumentalisation qui se résume en ces termes : « Je suis un bon élève de l'OTAN, mais je ne le fais pas n'importe où et quand je propose de commander un dispositif, je ne le fais pas n'importe comment ».

L'appui aux opérations de prospection, dont j'ai déjà parlé, se double d'une réservation de zone de patrouille de sous-marins tout autour de la Turquie et autour de Chypre tout au long de l'année, comme le disait mon camarade, le colonel Guillaume, avec une certaine volonté de blocage qui peut se résumer en ces termes : « J'ai réservé du terrain, j'en ai besoin. Vous voulez venir, mais ça me gêne, je ne peux pas vous faire de place ». Nous l'avons encore observé au cours du déploiement du porte-avions qui termine bientôt un mois d'opérations au large du canal de Syrie pour engager son groupe aérien embarqué sur l'opération Chammal.

Au bilan, Ankara marque du terrain sur la ZEE chypriote. Les moyens turcs ne forent pas mais ils prospectent et empêchent la prospection des autres. La proximité de leur port base et leur nombre sont un atout précieux pour occuper le terrain et s'y regrouper en masse. Ceci représente un réel sujet de préoccupation.

J'évoquerai enfin le cas de la Russie et de la Turquie en Libye. Ces deux acteurs y jouent une partition assez étrange : apparemment alliés sur le théâtre Syrien, ils soutiennent des camps opposés en Libye. La Turquie a intensifié sa présence dans le Golfe de Syrte où elle maintient d'un groupe de combat depuis plusieurs mois, c'est-à-dire quatre frégates et un pétrolier-ravitailleur. Elle y transgresse bien des règles : ces frégates inscrites à une opération de l'OTAN participent à l'escorte de bâtiments civils armés par Ankara pour acheminer du matériel militaire en violation de l'embargo sur la livraison d'armes en Libye. Non contente de transgresser cet embargo, elle le fait sous couvert d'une opération de l'OTAN, en s'écartant pendant douze heures pour accompagner ces navires, en falsifiant les positions de ses unités, en simulant la poursuite de la mission en cours par des interrogations VHF de façade. Les autres nations de l'OTAN, en particulier la France, ne sont pas dupes de ce jeu.

La Russie est plus discrète. Elle procède aussi à la livraison de matériel militaire, mais elle a l'avantage de soutenir le camp oriental qui est soutenu par l'Égypte, vers lequel on peut acheminer du matériel militaire par la terre, ce qui est plus simple que pour la Turquie.

En résumé, je constate dans ce théâtre que la Libye fournit l'occasion d'une nouvelle prise de gage d'influence pour Ankara et Moscou. La Russie poursuit sa reprise du contrôle de la Méditerranée. Je vois presque résurrgir les mouillages russes de la guerre froide dans le Golfe de Syrte. La Turquie est sur la même dynamique de tentative de prise de contrôle sur les ressources d'hydrocarbures, sur fond de partage des richesses en Méditerranée orientale.

Enfin, pour les opérations navales, je vois trois théâtres : la Méditerranée occidentale, principalement orientée vers la protection du territoire au sens large et vers la liberté d'action de nos forces ; la Méditerranée centrale avec le problème libyen et la Méditerranée orientale avec le problème syrien. On note une intensification des présences russe et turque, un durcissement des confrontations. Par exemple, en Libye, on observe l'installation de systèmes de défense antiaérienne, donc de restrictions à nos capacités nationales d'appréciation de situation sur ce théâtre. On n'a pas encore de défense anti-navire, mais ça pourrait venir.

Face à l'intensification des présences et au durcissement des confrontations, quelles conclusions tirer ? Manifestement, la permanence de notre présence à la mer doit être renforcée. Rappelons que pour assurer la permanence à la mer d'une plateforme navale, il faut quatre plateformes si l'on se réfère à l'exemple de la composante océanique de la dissuasion. La permanence sur un théâtre peut en nécessiter un peu moins de quatre, mais c'est quand même assez lourd. de plus, il faut organiser la concentration des moyens. Les Turcs ont été capables d'organiser un exercice avec une centaine d'unités à la mer. Cela donne à réfléchir, pour qui envisage se frotter aux Turcs sur les questions d'hydrocarbures autour de Chypre. Il faut aussi préparer des engagements du haut du spectre : projection de puissance, défense anti-missiles balistiques ou défense anti-missiles tout court. C'est un axe sur lequel les Russes ont beaucoup progressé, et les Turcs suivront assez vite. Il faut prévoir des plateformes capables d'opérer dans des zones contestées, donc les sous-marins, puis les forces spéciales, car si on observait un autre bâtiment de commerce livrant du matériel militaire et si on souhaitait l'intercepter, il est très probable que le pays commanditaire s'y opposerait. On ne devrait pas se limiter à une interrogation par la VHF et à une demande à stopper. Il faudrait peut-être envoyer des forces pour prendre le contrôle de la passerelle et ce ne serait probablement pas simple.

Je vous remercie pour votre attention et je suis prêt à répondre à vos questions, ainsi que mes camarades.

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