Comme aumônier en chef, nous avons une vision panoramique de l'ensemble de nos forces, dans toutes leurs composantes, sous toutes les latitudes, dans toutes leurs dimensions. Cela consiste à nous préoccuper aussi bien de la mise en œuvre du plan « Famille » que de l'absence de discriminations, de considérations géostratégiques ou de planifications des moyens, et ce, en échangeant et en réfléchissant librement avec tous, aussi simplement que confidentiellement.
Qu'il s'agisse des lieux de formation, des lieux d'engagement, des lieux de soutien ou des lieux de soins, nous bénéficions d'un regard privilégié sur toutes les questions de notre société que l'armée porte avec incandescence. Cela va du rapport homme/machine à la question du commandement, de la question de l'équilibre personnel à celui de la cohésion du groupe.
L'armée invite en permanence à réfléchir sur les sujets les plus incontournables de l'existence, à savoir le sens de la vie, les raisons de l'engagement, la justification de posséder des armes, la légitimité de donner la mort.
Qu'est-ce qui mérite aujourd'hui de donner sa vie ? Qu'est-ce qui justifie de prendre la vie de l'autre ? Nos soldats et leur commandement sont en permanence, au quotidien, face à la mort.
L'article 1 de la loi du 24 mars 2005 dispose que « l'état militaire exige en toutes circonstances un esprit de sacrifice pouvant aller jusqu'au sacrifice suprême ».
La spécificité des militaires réside dans son acceptation de la potentialité du sacrifice au bénéfice de la défense des intérêts de la Nation ; nous le savons tous. À l'extrémité du spectre des sacrifices se trouve le don de soi, c'est-à-dire le renoncement à ce que l'individu a de plus cher, sa vie, au nom d'une cause transcendante, la défense de la Nation. Vous ne pouvez demander à un militaire d'engager sa vie qu'à la lumière d'une transcendance. Le mot « sacrifice » revient en boucle, notamment dans la cour des Invalides. Il renvoie au « sacré » et aux questions les plus fondamentales de la vie et de la mort pour chacun d'entre nous.
Les aumôniers militaires ont pour mission de soutenir le moral et la fraternité de tous. L'une des caractéristiques de l'aumônier est d'avoir toujours le grade de celui à qui il parle. Il est donc à l'aise avec chacun. Sa fonction première consiste à partager la vie de tous, dans une dimension d'écoute, de disponibilité et de confidentialité. C'est d'autant plus essentiel pour le moral des troupes lorsqu'elles se trouvent loin de leurs bases géographique, familiale et culturelle. La guerre ne se fait pas prioritairement avec des armes, mais avec des hommes.
Le réel, c'est mon compagnon d'armes, que je n'ai pas choisi, dont je ne connais pas ou ne partage pas les convictions religieuses ou philosophiques. Avec lui, je partage mes repas, nous combattons ensemble, nous sommes responsables chacun de la vie de l'autre, et nous allons peut-être mourir ensemble. L'armée est un lieu de vérité de la relation qui rend la fraternité non seulement possible, mais vitale.
Loin de toute tentation communautariste, nous sommes au service de tous en offrant une présence de gratuité, un soutien hors hiérarchie et sans finalité opérationnelle. L'aumônier traduit par sa présence et son rapport à chacun ce climat de gratuité sans lequel l'homme perd le sens de sa destinée. Sans ce témoignage de gratuité, nous pourrions craindre l'apothéose d'un matérialisme déshumanisant, menant tout droit à la barbarie. Il nous est donné de comprendre tout homme comme personne, être de relation, non reproductible, non interchangeable, non instrumentalisable. L'aumônier offre une vision intégrale de l'homme : au-delà des aspects matériels ou techniques, au-delà de la philosophie ou de la psychologie, l'homme passe l'homme… Il porte en lui-même infiniment plus que ses instincts. Il est habité par plus grand que lui-même.
La laïcité – qui nous réunit plus particulièrement ce matin – n'est en rien un problème, elle est en tout une solution. Dans les armées, nous ne sommes pas dans l'idéologie ou dans les concepts abstraits. Nous sommes sur le terrain.
La laïcité est vécue de façon exemplaire dans les armées, notamment parce qu'elle place chacun face à la question centrale de la vie et de la mort. Je le répète, les armées y sont confrontées au quotidien. C'est bouleversant, susceptible de vous traumatiser psychiquement dans vos repères les plus profonds. Où est le bien ? Où est le mal ? À quoi est-ce que je participe ? D'où l'importance décisive d'un soutien qui soit aussi, si on le souhaite, spirituel, dans le plus grand respect des libertés et des convictions des uns et des autres.
Dans l'armée, ainsi que vous l'avez souligné, Madame la présidente, la cohérence du corps, de l'âme et de l'esprit est centrale. C'est une forme de résilience. En effet, si ces dimensions constitutives ne sont pas unies, l'homme - comme la Nation -, au final, se désagrège.
L'aumônier doit accompagner, participer à la cohésion. La dimension religieuse est parfois manipulée par des esprits totalitaires qui voudraient que le religieux envahisse les champs social et politique. Or ce qui est central dans l'armée, encore et toujours, c'est la fraternité d'armes. Il n'y a pas de statistiques sur les appartenances des uns ou des autres et la réalité à laquelle les militaires sont confrontés les transcende. Leur mission l'emporte sur toute autre considération. La réalité militaire illustre le fait qu'on peut dépasser des étiquettes souvent assez artificielles.
Cette laïcité, définie comme la séparation du politique et du religieux, fait partie intégrante de la vision chrétienne, au sens le plus fondamental du terme ; ce fameux « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Cette séparation constitue l'origine et le fondement stable de la notion occidentale de liberté. Ni le politique ni le religieux ne présentent un caractère de totalité. Ce fut le sens du discours prononcé en 2018 par le président de la République au collège des Bernardins. La liberté s'appuie sur l'équilibre de cette relation. L'idée moderne de liberté, à laquelle nous sommes tous tellement attachés, s'est développée dans ce contexte. Elle ne pouvait pas se développer en dehors de lui. Il suffit pour s'en convaincre d'observer l'ensemble des régimes politiques en vigueur sur la planète. Le grand danger serait que soit le politique soit le religieux devienne une instance totalisante.
La laïcité, définie comme la séparation du politique et du religieux, représente le plus puissant rempart face aux totalitarismes sans cesse renaissant. C'est la raison pour laquelle la manière dont nous la vivons au sein des armées de la République se doit d'être exemplaire et je pense qu'elle l'est à bien des égards. Nos armées constituent l'élément premier de la défense de la liberté, de la dignité et des valeurs les plus fondamentales de notre pays. En leur sein, il appartient aux cultes de promouvoir cette liberté et cette dignité de l'homme, de tous les hommes.
C'est pour cela, et pour cela seulement, que donner sa vie prend un sens. Si le sacrifice suprême auquel chaque soldat est confronté peut s'envisager, c'est bien parce qu'il porte en lui cette réalité spirituelle, qui est son secret et son trésor, et qui mérite de donner sa vie.