Intervention de Laurent Nuñez

Réunion du mardi 9 février 2021 à 17h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Laurent Nuñez, coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme :

À la coordination entre le GIGN et le RAID, il faut ajouter un autre acteur, à Paris : la Brigade de recherche et d'intervention (BRI) de la préfecture de police. Depuis le quinquennat précédent, une planification des forces d'intervention sur l'ensemble du territoire national a été prévue en cas d'attaque violente. Ces unités sont déployées de manière à être à moins de vingt minutes d'un lieu possible d'intervention et à pouvoir agir de façon coordonnée, ce qui passe par des exercices communs. À ma connaissance, aucune difficulté particulière n'a été constatée. Le RAID et le GIGN ont appris à travailler ensemble, de même que le RAID et la BRI à Paris. L'ensemble des fonctionnaires de police et des militaires de la gendarmerie est désormais également formé à la primo intervention, de même que des forces intermédiaires comme certaines brigades anticriminalité (BAC) et les pelotons de surveillance et d'intervention de la gendarmerie classés Sabre (Psig Sabre).

Le « secret défense » constitue une protection supérieure par rapport au « confidentiel défense » : informations très confidentielles en matière de contre-espionnage, d'organisation d'un service, etc. Les règles de protection sont beaucoup plus fortes que pour les documents ou informations « confidentiel défense », dont la diffusion peut être un peu plus large, uniquement bien sûr auprès de personnes habilitées. J'ajoute que ces classifications seront révisées à partir du 1er juillet. Je manipule bien évidemment des notes « secret défense » mais un service de renseignement n'en produit que quelques-unes, lorsque les destinataires d'informations très sensibles sont peu nombreux : par exemple, sur un plan opérationnel, des informations en provenance d'une source humaine, laquelle doit être impérativement protégée, et sur des thématiques très sensibles. Le « confidentiel défense » est en quelque sorte le droit commun de la classification.

Dans les services de renseignement, importe également ce que l'on appelle le « besoin d'en connaître » : une personne habilitée à consulter des documents classifiés n'a pas à tout connaître. C'est d'ailleurs pourquoi il n'est pas possible d'organiser des réunions de service avec tout le monde, où serait évoqué l'ensemble des dossiers.

L'arsenal judiciaire antiterroriste me paraît suffisant. Adapter la réglementation antiterroriste dans un sens plus restrictif en raison de la présence accrue de mouvements ultras pourrait être vu par certains, politiquement, comme une forme de criminalisation de l'opposition. Si la liberté d'expression est totale en France, l'apologie du terrorisme ou l'incitation à passer à l'acte n'en font pas partie et nous avons déjà des possibilités d'action lorsque tel est le cas. Il est vrai que nous nous intéressons moins aux structures qu'aux actes. Il y a une définition très précise du terrorisme qui permet, dans certaines conditions, de qualifier de terroriste un individu seul qui voudrait passer à l'action. Quelques ajustements seront discutés dans les semaines à venir mais l'ensemble des dispositions me semble suffisant.

Comment s'assurer que les services conjuguent bien leurs différences ? C'est précisément notre rôle, qui est couvert par le secret de la défense nationale. Je peux donc vous dire que cela fonctionne correctement mais vous n'êtes pas obligés de me croire ! C'est même votre rôle de ne pas me croire et de contrôler le travail de l'exécutif. À cet égard, la délégation parlementaire au renseignement peut mener des investigations assez poussées. D'autres organes de contrôle, tels que la Cour des comptes, se montrent aussi vigilants : des doublons existent-ils ? La coopération est-elle satisfaisante ? La politique publique du renseignement est, en définitive, l'une des plus contrôlées. Même si ces contrôles représentent une contrainte, notamment en termes de temps, pour les services, ils l'acceptent comme une condition de l'acceptation par nos concitoyens de techniques très intrusives, dont il faut s'assurer de la proportionnalité avec les impératifs de protection de la sécurité nationale.

Effectivement, des individus situés dans le « bas du spectre », et même inconnus, passent à l'action. L'attaque de la rue de l'Opéra au mois de mai 2017 ou celle de Trèbes près de Carcassonne, en mars 2018, sont le fait d'individus connus des services, mais au titre de l'appartenance à un réseau dont ils étaient en bas du spectre. Cela pose effectivement la question des algorithmes capables de détecter, à partir des données de connexion des utilisateurs, des contacts ou des déplacements suspects d'individus connus ou non, une menace. À titre personnel, je pense qu'il s'agit d'une technique d'avenir en matière de renseignement, même si je comprends qu'elle puisse poser des problèmes éthiques et juridiques dont la représentation nationale doit débattre. Il faut vraiment convaincre de l'utilité de cet outil, que l'évolution de la menace rend indispensable. Vous pourrez en juger au vu du bilan qui sera tiré de l'expérimentation d'un certain nombre de techniques qui avait été prévue dans la loi de 2015.

Le suivi des individus radicalisés atteints de troubles psychiatriques ou comportementaux constitue un véritable enjeu. La plupart des auteurs d'actes terroristes souffrent de difficultés psychologiques. Pour les auteurs de trois des sept dernières attaques sur le territoire national, elles étaient même d'ordre psychiatrique. Les échanges entre les mondes de la psychiatrie et du renseignement doivent donc progresser, mais le secret médical rend les choses compliquées. La matière est sensible ; il faut en discuter. S'agissant d'un individu connu pour être radicalisé interné en psychiatrie, il ne serait pas choquant que, lors de sa sortie ou de la rupture de son traitement, le chef d'établissement ou le médecin puisse prévenir l'autorité de renseignement : dans le cas d'une ou deux attaques, cette information aurait pu être utile.

Il n'est pas si simple d'empêcher des infiltrés d'entrer dans les manifestations. Il faut avoir le courage de le dire, aucun pouvoir n'a fait mieux qu'un autre. Je n'ai jamais vu qu'on intercepte des gens sur la seule foi d'une information selon laquelle ils sont connus par un service de renseignement pour leur appartenance à une mouvance. Rien ne dit qu'ils vont causer des troubles pour autant. En revanche, quand les informations concernent l'intention de groupes connus de venir pour commettre des exactions, on les empêche d'accéder, quand on le peut, soit par des contrôles d'identité organisés par le procureur, soit parce qu'on les trouve porteurs d'engins, par exemple. Des individus connus qui se donnent rendez-vous, cela constitue un élément d'ambiance pour les services de sécurité publique, mais il reste très compliqué de les contenir à l'extérieur de la manifestation. Il y a des règles à respecter.

D'autant qu'à Paris, où la mouvance de l'ultragauche la plus dure regroupe peut-être un millier personnes, on a vu, dans les manifestations les plus récentes, d'autres individus s'agréger à ces groupes et adopter les mêmes comportements. Ce sont, par exemple, ceux que nous désignons comme les ultrajaunes, des individus appartenant au mouvement des « gilets jaunes », qui sont très radicalisés plutôt que revendicatifs, mais qui ne sont pas connus.

Je ne dis pas que l'on ne peut rien faire : lorsque l'on sait que cela va être très chaud, que ces individus viendront pour commettre des exactions, on peut évidemment intervenir.

En 2019, j'avais défendu, en tant que secrétaire d'État, la possibilité de prononcer une interdiction administrative de manifester. Juridiquement complexe, cette mesure n'a pas été retenue. Reste l'interdiction judiciaire, que la représentation nationale avait trouvée plus rassurante et plus protectrice des libertés. De fait, l'interdiction administrative se fonde sur des troubles éventuels, alors que l'interdiction judiciaire repose sur la commission de ceux-ci. Encore faut-il qu'elle soit mise en œuvre.

L'ultradroite, à laquelle le livre La poudrière est consacré, a été désignée comme une menace dès 2016 par mon prédécesseur à la DGSI, Patrick Calvar, notamment les groupes qui s'organisent par rapport à la menace islamiste et qui sont susceptibles de passer à l'action. Quatre de ces groupes qui voulaient passer à l'action violente ont été démantelés depuis 2017 par la DGSI, un autre l'ayant été par la gendarmerie. Il ne s'agit donc vraiment pas d'une menace que nous minimisons, pas plus que celle que représente l'ultragauche, dont les ressorts et les motivations sont différents.

La crainte, vis-à-vis de ces groupes, c'est qu'un ou plusieurs individus en leur sein aient envie d'aller plus vite et de passer à l'action. C'est ce qui nous a incités, lorsque j'étais directeur de la DGSI, à lancer, sous l'autorité du parquet de Paris, une procédure judiciaire pour en démanteler deux. Nous redoutons particulièrement un scénario à la Breivik ou Christchurch, d'un individu isolé, et nous surveillons les réseaux sociaux, sur lesquels ces groupes sont très présents.

Il est difficile d'évoquer l'opération Barkhane sans penser aux cinquante et un militaires de la force qui sont morts pour la France ou ceux de l'opération Serval avant eux, mais le bilan est quand même positif : nous avons empêché le Mali de tomber aux mains des djihadistes et de devenir un foyer à partir duquel ils attaqueraient les intérêts français dans la zone, l'Europe et le territoire national – car tel est bien leur but. Je doute de la possibilité d'attaques projetées depuis le Sahel, mais il faut tout de même faire attention : il y a eu quelques djihadistes français au Sahel, les groupes n'ont pas été éradiqués et ils ont des velléités d'extension vers le Sud. C'est pourquoi le Président de la République a appelé à ce que les pays de la zone montent en puissance et à ce que nous soyons accompagnés par davantage de partenaires : c'est la réflexion qui va s'ouvrir à N'Djamena.

À propos des ingérences, j'ai évoqué la guerre froide en référence certes à la Russie, mais également à la Chine, à la Turquie et, évidemment, aux États-Unis, qui pratiquent l'ingérence entre alliés sous d'autres formes – leurs règlements en matière d'extraterritorialité constituent de véritables difficultés pour nos entreprises. En la matière, nous avons beaucoup moins d'alliés qu'en matière d'antiterrorisme.

Anticiper l'épidémie fait-il partie du job des services de renseignement ? Tout est du ressort du renseignement dès lors qu'une menace est susceptible de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation. La déstabilisation engendrée par la crise sanitaire est dans ce registre. Même si l'entrave ne peut pas répondre à un virus, il nous faudra tirer les enseignements de ce phénomène inédit.

L'affaire évoquée par le président Chassaigne interpelle. Elle ne m'est pas remontée puisqu'il ne s'agit pas d'une action terroriste, mais d'après ce que le procureur du Puy-de-Dôme et ses compagnes successives ont dit de l'auteur des faits, en particulier son adhésion au complotisme et au survivalisme, cet individu avait tout à fait le profil pour intégrer une des cellules dont j'ai parlé. Il y a donc une réflexion à avoir, et nous ne l'éluderons pas, sur les capteurs locaux. L'organisation du renseignement en gendarmerie, qui fait de chaque gendarme un capteur, est, selon moi, assez performante. Mais il y a eu des plaintes, il a tué trois gendarmes ; il aurait pu être dans une mouvance. Il faut savoir si les capteurs de proximité ont ou non fonctionné. Que connaissait-on de lui ? Surtout, que donnait-il à voir de sa forme de radicalité ? Je n'éluderai pas ce travail de retour d'expérience.

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