Intervention de le général Patrick Henry

Réunion du mercredi 31 mars 2021 à 10h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

le général Patrick Henry, sous-directeur de l'anticipation opérationnelle à la Direction générale de la gendarmerie nationale :

C'est un honneur pour moi d'être invité à vous décrire qui nous sommes et ce que nous faisons, et je vous remercie pour vos aimables propos. La SDAO, service atypique, est l'un des derniers-nés de la communauté du renseignement puisqu'il a été créé par un arrêté du 6 décembre 2013. Il y a deux volets à son action. D'une part, la sous-direction est la tête de réseau de la chaîne fonctionnelle de renseignement de la DGGN. Dès leur premier jour à l'école, tous les gendarmes sont invités à recueillir du renseignement. Un gendarme doit se renseigner et renseigner, et il revient à la SDAO de le rappeler quotidiennement pour que cela devienne un réflexe pour tous.

En gendarmerie, la chaîne fonctionnelle commence au niveau de la brigade territoriale, où les gendarmes sont en contact journalier avec la population, et d'où nous faisons remonter tous les signaux faibles. Au niveau départemental, la chaîne fonctionnelle s'appuie sur les « cellules renseignement », petites unités spécialisées qui sont dans la main du commandant de groupement. C'est le premier niveau où l'on trouve des gendarmes ayant suivi une formation spécifique d'analyste renseignement ; elle a lieu pendant cinq semaines au centre spécialisé de Rosny-sous-Bois. Au niveau régional est établi un « bureau renseignement », un peu plus musclé dans les chefs-lieux d'une zone de défense. Enfin, au niveau central, la SDAO compte une cinquantaine de personnes. En tout, la chaîne fonctionnelle comprend un peu plus de 500 gendarmes ayant reçu une formation spécifique au renseignement.

Il nous revient de définir la doctrine interne, de la décliner quand elle procède de lois et décrets, et aussi d'animer, de stimuler, de dynamiser et de coordonner les actions en fonction de l'actualité en faisant remonter les informations. Ainsi, le drame de Saint-Just, qui fut pour nous un moment très difficile, nous a conduits à braquer nos projecteurs sur les survivalistes.

Le second volet de l'action de la SDAO proprement dite, à son siège d'Issy-les-Moulineaux, procède des textes qui lui confèrent la qualité de service de renseignement du second cercle. Elle seule peut faire certaines opérations au sein de la gendarmerie, pour les finalités définies par le décret du 11 décembre 2015. La SDAO est autorisée à recourir aux techniques de renseignement pour la première finalité – indépendance et souveraineté nationale, la quatrième – prévention du terrorisme – et la cinquième – les contestations violentes, à savoir l'ultra-gauche et l'ultra-droite. Ailleurs dans la gendarmerie, nos camarades de la sous-direction de la police judiciaire et des sections de recherche peuvent recourir à des techniques de renseignement pour les quatrième et sixième finalités – cette dernière couvrant la criminalité et délinquance organisée.

L'action de la SDAO est essentiellement axée sur la détection et la prévention de la radicalisation et du terrorisme ainsi que des contestations violentes. Elle met en œuvre à ce titre des techniques de renseignement en milieu fermé telles que définies par le décret : par exemple interceptions de sécurité, exploitation de fadettes, géolocalisations en temps réel et, plus rarement, des techniques un peu plus intrusives. Elle recueille également du renseignement provenant de sources humaines selon une gestion spécifique, très cloisonnée et très sécurisée.

La SDAO est donc à la fois une tête de réseau et un service de renseignement de second cercle. Je vous en décrirai l'écosystème quelque peu compliqué. Schématiquement, cinq cents gendarmes ayant suivi une formation au renseignement servent au sein de la gendarmerie, 500 autres sont répartis dans les autres services de renseignement du pays. Ceux qui sont affectés dans les autres services ne dépendent pas la SDAO sur le plan fonctionnel : ils sont mis pour emploi à la disposition de leurs chefs de service respectifs. On trouve des gendarmes essentiellement au service central de renseignement territorial (SCRT), qui devrait théoriquement en compter 425 en 2022, soit environ 13 % de l'effectif de ce service. On en trouve aussi à la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), à la Direction du renseignement militaire (DRM), à la Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), et même à la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Il n'y a guère que dans les services de renseignement financiers, la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) et Tracfin que les relations passent par des officiers de liaison, ce qui n'empêche pas les coopérations.

J'en viens aux relations entre la SDAO et le SCRT. Le SCRT est chargé depuis 2014, date de sa création sous ce nom, d'unifier les renseignements aux niveaux départemental et national, et d'informer les autorités administratives, le préfet au niveau départemental puis le Gouvernement au niveau national. Bien entendu, cela n'empêche pas la gendarmerie, au maillage territorial serré en métropole, outre-mer et à l'étranger, de rechercher et capter du renseignement même si elle contribue au SCRT. Les services publics sont moins présents qu'ils ne le furent et une brigade de gendarmerie, au-delà de ses missions de sécurité, recueille énormément d'informations qu'il nous revient de valoriser, d'exploiter et d'optimiser. Autant dire que la gendarmerie joue pleinement son rôle de captation du renseignement, qu'elle partage évidemment : il est inenvisageable que nous conservions des renseignements par-devers nous. Ensuite, le SCRT fusionne et analyse ces renseignements au niveau national, car je n'ai pas la vision complète de ce qui se passe en zone de compétence de la police. Je concentre mes efforts sur ce qui se passe en zone de gendarmerie – mais si des agriculteurs entreprennent de bloquer une ville avec des tracteurs en zone de police, je m'inscris bien sûr dans la continuité, en bonne intelligence avec le SCRT.

La SDAO participe à la préparation, la planification et la conduite de tous les types d'opérations de la gendarmerie, de l'évacuation d'une « zone à défendre » – une ZAD – à la préparation d'opérations Outre-mer ou d'opérations de police judiciaire. Cette préparation est suivie par un centre national des opérations (CNO) situé à la DGGN, à Issy-les-Moulineaux, qui va avoir des déclinaisons zonales. Le CNO, organisé selon un mode militaire, dispose d'un « J2 », c'est-à-dire une entité chargée de l'indispensable volet « renseignement » des opérations. Pour que l'opération soit exécutée avec succès, la SDAO va au-delà de la simple captation et analyse la menace ; c'est par exemple ce qui a été fait la semaine dernière encore avant l'évacuation de la ZAD du Carnet, en Loire-Atlantique.

La SDAO est organisée en plusieurs sections. L'une se consacre à la prévention de la radicalisation et du terrorisme en faisant remonter les signaux faibles recueillis par les brigades. Ainsi, la décoration murale, le contenu de la bibliothèque, le style vestimentaire ou tous autres détails peuvent parfois permettre de soupçonner qu'ils ont à faire à un individu radicalisé. Cela remonte à la cellule de renseignement au niveau départemental dans un premier temps, pour que l'on apprécie s'il y a lieu d'en parler au sein du groupe d'évaluation rassemblant tous les services sous l'égide du préfet, et d'inscrire le nom de cette personne dans le FSPRT, le fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste. En cette matière, le bas du spectre est confié pour traitement à la gendarmerie et il incombe à la SDAO d'apporter un appui méthodologique et opérationnel et pour commencer de lever les doutes car il peut apparaître qu'en réalité l'individu considéré n'est pas ou n'est plus radicalisé. Nous nous attachons donc à mener un travail objectif, qui peut nous conduire à mettre en œuvre, au titre de la quatrième finalité, des techniques de renseignement pointues pour déterminer si la personne soupçonnée d'être radicalisée l'est réellement. Cela se fait en coordination entre l'échelon départemental et l'échelon national à la SDAO. Si la radicalisation est effective, l'individu pourra faire l'objet d'une nouvelle présentation en groupe d'évaluation départemental et son cas sera éventuellement confié au SCRT, voire à la DGSI qui s'occupe du haut du spectre. J'appelle votre attention sur le fait que le danger vient souvent du bas du spectre : dans les derniers attentats et tentatives d'attentats, on a très souvent eu à faire à des gens qui n'étaient ni fichés ni connus. Pour certains, c'est parce qu'ils venaient d'entrer sur le territoire national, mais ce n'est pas le cas de tous. D'autre part, on en est arrivé au terrorisme « low-cost », pour lequel un couteau suffit ; on n'est plus uniquement dans un projet d'attentat organisé avec des moyens explosifs.

La première mission du SDAO est donc de s'assurer de la détection des signaux faibles et de leur remontée, en martelant que les gendarmes doivent être particulièrement attentifs à ces questions, en les appuyant par des techniques de renseignement propres à déterminer si la personne est radicalisée et à évaluer sa dangerosité.

Notre sous-direction a pour autre mission, au titre de la cinquième finalité, la prévention des contestations violentes. Ce champ très large embrasse les extrémismes violents de l'ultra-gauche et de l'ultra-droite voire certains mouvements complotistes et survivalistes qui essaiment, particulièrement ces derniers temps ; ils remettent en question assez violemment les institutions et l'ordre public, et ils ont touché la gendarmerie en plein cœur il y a quelques mois, vous l'avez rappelé. Nous sommes particulièrement vigilants car ce phénomène touche de plein fouet la zone de compétence de la gendarmerie. Dans certains départements de « France profonde » singulièrement, nous constatons des implantations préoccupantes, plus ou moins légales, de mouvances ultras.

De fait, il est de plus en plus compliqué pour l'État et les collectivités territoriales de mener à bien de grands projets d'aménagement. Qu'il s'agisse d'une retenue d'eau, d'un nouvel aéroport en Loire-Atlantique ou du stockage de déchets nucléaires, ces projets donnent lieu à des contestations initialement légales mais qui pour certaines basculent dans la radicalité et la violence. C'est essentiellement le fait de l'ultra-gauche qui, en dépit de sa structure horizontale, est très organisée et dont le projet idéologique peut conduire à des troubles à l'ordre public et à des violences. On le voit très nettement quand les choses s'ankylosent dans une ZAD : au mépris des décisions de justice, on s'installe sur un territoire et l'on passe d'une « zone à défendre » à une « zone d'autonomie définitive », selon le terme des intéressés. L'ultra-gauche est particulièrement implantée en zone rurale, ainsi dans le grand Massif central, en Loire-Atlantique et aux abords de Bure, en Moselle. Elle a lancé un appel à « l'action directe » au début du premier confinement, en mars 2020, qui a conduit à quelque 150 atteintes à des bâtiments publics et à des antennes du réseau mobile 5G, considérées comme les vecteurs et symboles d'une société de surveillance et/ou d'un projet « capitaliste » à dénoncer. En pratique, on se rend compte que tous ces faits ne sont pas imputables à l'ultra-gauche, loin s'en faut, comme le met au jour le travail de mes camarades des unités de recherche avec lesquels je suis en interaction régulière – la gendarmerie ne fonctionnant pas en tuyaux d'orgue.

L'appel à « l'action directe » a mené à des dégradations aux conséquences très négatives : à Marseille et à Limoges, plusieurs centaines de milliers de personnes se sont ainsi trouvées privées plusieurs jours de moyens de communication. Un épisode de ce type est plus difficile à accepter que celui d'être sans téléphone pendant les deux heures que dure une audition, sans parler de son impact pénalisant pour l'activité économique. La mouvance ultra-gauche jouit d'une solidarité internationale, notamment au plan européen. La surveiller est pour nous une priorité. Dans ce cadre, la SDAO capte des renseignements, qu'elle partage évidemment avec le SCRT, DGSI, voire la DRSD si la mouvance ultra-gauche s'intéresse à des emprises militaires.

La sous-direction contribue dans ce cadre à la préparation des opérations de gendarmerie. Je prendrai pour exemple l'évacuation de la ZAD du Carnet. L'emprise, située dans l'estuaire de la Loire et appartenant au Grand port maritime de Nantes-Saint-Nazaire, est destinée à accueillir un parc éco-technologique. Des contestations sont nées, fondées sur le motif de la préservation d'espaces protégés. Bien que tous les recours déposés aient été perdus, la mouvance occupe la place peu à peu, au mépris des décisions de justice. Une opération est donc préparée, car on n'évacue pas une ZAD de manière improvisée. En effet, l'adversaire nous attend : il a préparé des projectiles, des boules de pétanque, des bombonnes de gaz, a creusé des trous où sont des pieux… Ce qui semble être un scénario de film est l'exacte vérité : nous l'avions vu à Notre-Dame des Landes et l'avons constaté à nouveau au Carnet. Le travail de la SDAO est d'anticiper quel type de pièges ont été disposées.

Notre adversaire sait que l'on va vers l'évacuation, s'y prépare et cherche à se faire passer pour un martyr, notamment en étant blessé. Pour notre part, nous ne voulons aucun blessé, ni dans nos rangs ni dans les rangs d'en face. Une opération qui entraîne des blessés, voire pire, est ratée, au moins médiatiquement et politiquement, sans même parler de l'intégrité des personnes. Aussi se prépare-t-elle soigneusement, et nous y faisons participer un grand nombre de gens : personnels de la SDAO et aussi cellule de renseignement locale intégrée dans les escadrons de gendarmerie mobile qui vont évacuer la zone et permettre de la déblayer – 400 m3 d'encombrants à la ZAD du Carnet… Beaucoup de renseignements ont été ainsi récupérés. Le contrôle de l'identité des personnes sur place est riche d'enseignements : il est intéressant de savoir qui était là, si ce sont ou non des gens connus des services de gendarmerie ou de services partenaires, car certains iront vraisemblablement rejoindre d'autres squats avec un projet à suivre.

La mouvance d'ultra-gauche tire un certain profit de l'état de crise, comme l'a montré l'appel à « l'action directe » lancé dès mars 2020, et si l'on ne peut véritablement parler de convergence des luttes, on voit, en zones de police comme en zone de gendarmerie, une certaine porosité dans les modes opératoires au cours des manifestations : à une manifestation qui n'était pas considérée comme potentiellement violente se greffent des éléments perturbateurs violents venant au contact des policiers ou des gendarmes.

Nous suivons également l'ultra-droite avec une grande attention. Cette frange est très organisée, et nous impose également de recourir parfois aux techniques de renseignement en milieu fermé. C'est d'autant plus délicat que ses membres sont souvent fascinés par les armes et que l'armement caractérise leur idéologie extrémiste. Il peut en résulter un lien avec certains survivalistes. Il convient de noter que ces personnes utilisent toutes les voies administratives qui leur permettent d'être armées légalement, en se déclarant chasseurs ou tireurs sportifs, et aussi tous les moyens illégaux pour acquérir des armes, parfois automatiques.

Nous suivons cette mouvance en très forte coordination avec le renseignement territorial, avec d'autant plus d'attention que certains membres de corps en uniforme peuvent parfois être sensibles à cette idéologie. Nous sommes donc vigilants face à des gens qui ne sont pas du style à revendiquer une ZAD mais qui agissent de manière beaucoup plus pernicieuse même si, de temps en temps, ils organisent des manifestations sur la voie publique, essentiellement en zone police.

Nous observons aussi, à la faveur de la crise, la progression des mouvements complotistes et survivalistes, qui regroupent toutes sortes de personnes : certaines les rejoignent par idéologie ou curiosité, d'autres peuvent s'y trouver embarquées parce qu'elles sont vulnérables. Comme dans les cas des dérives sectaires, le traitement le plus efficace est judiciaire. La gendarmerie privilégie donc la recherche d'une infraction– fraude, abus de faiblesse, abus de confiance, agression sexuelle, … – pour enquêter sur ces personnes et les déférer à la justice. Quand cela ne donne rien, nous nous attachons à approfondir nos renseignements pour essayer de prévenir tout passage à l'action violente, car de tels projets existent. Certains survivalistes et complotistes cherchant à échapper à toute forme de surveillance, la zone de compétence de la gendarmerie est particulièrement concernée. Depuis le drame de Saint-Just, notre attention a été très focalisée sur ce phénomène qui demande absolument que l'on s'y intéresse.

La contestation violente touche également l'outremer, où la gendarmerie est très présente. C'est une litote de dire que les sujets de préoccupation sont nombreux outremer. Sans parler de la violence aux Antilles, traitée judiciairement et malheureusement pour partie endémique, je pense à la Guyane, qui a pour notre pays un intérêt stratégique, et surtout à Mayotte et à la Nouvelle-Calédonie.

À Mayotte, la situation sociale peut faire penser à une bombe à retardement. Un nombre considérable de personnes y sont totalement désœuvrées, notamment des jeunes gens plus ou moins mineurs laissés à eux-mêmes, sans travail, sans aucune éducation et avec des perspectives économiques peu réjouissantes. En liaison avec le renseignement territorial, nous suivons la situation dans l'archipel, dont 90 % de la population est musulmane ; c'est un islam modéré, mais nous observons cela pour prévenir toute évolution négative.

En Nouvelle-Calédonie, nous sommes très impliqués dans la préparation du troisième référendum sur l'indépendance. La Nouvelle-Calédonie recèle un potentiel de violence connu ; les gendarmes en ont fait l'expérience dans les années 1980 et 1990. Enfin, la SDAO comprend une entité composée de personnels hautement qualifiés chargés de la veille numérique, et une autre chargée de la sécurité économique et de la protection des entreprises. La DGSI et la DRSD suivent les entreprises particulièrement sensibles, mais les territoires recèlent une myriade de sous-traitants, filiales ou petites entreprises qui forment une bonne partie de notre patrimoine économique ; nous participons au travail de sensibilisation à toutes les formes de danger.

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