La séance est ouverte à dix-heures trente.
Je suis heureuse d'accueillir le général Patrick Henry dans le cadre du cycle de réflexion que nous avons organisé pour préparer notre commission au débat à venir sur l'actualisation de la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement.
Général, vous êtes à la tête de la sous-direction de l'anticipation opérationnelle (SDAO) à la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) depuis août 2020. Le service que vous dirigez, créé en décembre 2013, appartient à la direction des opérations et de l'emploi, l'un des trois piliers de la DGGN. La SDAO appartient au second cercle de la communauté du renseignement. Elle se consacre exclusivement au renseignement, qu'elle centralise et analyse en temps réel, et anime toute la chaîne fonctionnelle chargée du recueil du renseignement dans la gendarmerie, en liaison étroite avec le service central du renseignement territorial (SCRT) qui relève de la direction générale de la police nationale. Comment fonctionne la sous-direction et quels sont ses champs d'intervention ? Comment se fait l'articulation avec les autres services de renseignement, le SCRT en particulier ?
Quel regard portez-vous sur la loi de 2015 ? Vous donne-t-elle tous les moyens dont vous avez besoin ? Quels aspects du texte peuvent être améliorés ?
Nous avons tous été meurtris par l'assassinat de trois gendarmes à Saint-Just, le 23 décembre dernier. La dangerosité du tireur, qui possédait des armes et faisait partie de la mouvance « survivaliste », n'avait pas été identifiée préalablement. Quelles conclusions tirez-vous de cette affaire ? Par quels moyens détectez-vous les signaux faibles ? Quelles améliorations pourraient permettre la révision de la loi ? Le coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme a fait état devant nous de risques de violences venant l'ultra-gauche comme de l'ultra-droite survivaliste ; quelle est votre vision de ces mouvements ?
Enfin, la gendarmerie nationale est en première ligne dans la lutte contre le terrorisme sur le territoire. J'évoque à cet égard la mémoire du colonel Arnaud Beltrame, décédé il y a trois ans au cours d'une attaque terroriste à Trèbes, dans l'Aude. Le général Christian Rodriguez l'a souligné la semaine dernière, Arnaud Beltrame était « un preux ». Son sacrifice nous oblige. À travers lui, c'est au courage et à l'engagement sans faille de tous les gendarmes que nous rendons hommage. Vous savez d'ailleurs l'attachement des parlementaires à leurs gendarmes.
C'est un honneur pour moi d'être invité à vous décrire qui nous sommes et ce que nous faisons, et je vous remercie pour vos aimables propos. La SDAO, service atypique, est l'un des derniers-nés de la communauté du renseignement puisqu'il a été créé par un arrêté du 6 décembre 2013. Il y a deux volets à son action. D'une part, la sous-direction est la tête de réseau de la chaîne fonctionnelle de renseignement de la DGGN. Dès leur premier jour à l'école, tous les gendarmes sont invités à recueillir du renseignement. Un gendarme doit se renseigner et renseigner, et il revient à la SDAO de le rappeler quotidiennement pour que cela devienne un réflexe pour tous.
En gendarmerie, la chaîne fonctionnelle commence au niveau de la brigade territoriale, où les gendarmes sont en contact journalier avec la population, et d'où nous faisons remonter tous les signaux faibles. Au niveau départemental, la chaîne fonctionnelle s'appuie sur les « cellules renseignement », petites unités spécialisées qui sont dans la main du commandant de groupement. C'est le premier niveau où l'on trouve des gendarmes ayant suivi une formation spécifique d'analyste renseignement ; elle a lieu pendant cinq semaines au centre spécialisé de Rosny-sous-Bois. Au niveau régional est établi un « bureau renseignement », un peu plus musclé dans les chefs-lieux d'une zone de défense. Enfin, au niveau central, la SDAO compte une cinquantaine de personnes. En tout, la chaîne fonctionnelle comprend un peu plus de 500 gendarmes ayant reçu une formation spécifique au renseignement.
Il nous revient de définir la doctrine interne, de la décliner quand elle procède de lois et décrets, et aussi d'animer, de stimuler, de dynamiser et de coordonner les actions en fonction de l'actualité en faisant remonter les informations. Ainsi, le drame de Saint-Just, qui fut pour nous un moment très difficile, nous a conduits à braquer nos projecteurs sur les survivalistes.
Le second volet de l'action de la SDAO proprement dite, à son siège d'Issy-les-Moulineaux, procède des textes qui lui confèrent la qualité de service de renseignement du second cercle. Elle seule peut faire certaines opérations au sein de la gendarmerie, pour les finalités définies par le décret du 11 décembre 2015. La SDAO est autorisée à recourir aux techniques de renseignement pour la première finalité – indépendance et souveraineté nationale, la quatrième – prévention du terrorisme – et la cinquième – les contestations violentes, à savoir l'ultra-gauche et l'ultra-droite. Ailleurs dans la gendarmerie, nos camarades de la sous-direction de la police judiciaire et des sections de recherche peuvent recourir à des techniques de renseignement pour les quatrième et sixième finalités – cette dernière couvrant la criminalité et délinquance organisée.
L'action de la SDAO est essentiellement axée sur la détection et la prévention de la radicalisation et du terrorisme ainsi que des contestations violentes. Elle met en œuvre à ce titre des techniques de renseignement en milieu fermé telles que définies par le décret : par exemple interceptions de sécurité, exploitation de fadettes, géolocalisations en temps réel et, plus rarement, des techniques un peu plus intrusives. Elle recueille également du renseignement provenant de sources humaines selon une gestion spécifique, très cloisonnée et très sécurisée.
La SDAO est donc à la fois une tête de réseau et un service de renseignement de second cercle. Je vous en décrirai l'écosystème quelque peu compliqué. Schématiquement, cinq cents gendarmes ayant suivi une formation au renseignement servent au sein de la gendarmerie, 500 autres sont répartis dans les autres services de renseignement du pays. Ceux qui sont affectés dans les autres services ne dépendent pas la SDAO sur le plan fonctionnel : ils sont mis pour emploi à la disposition de leurs chefs de service respectifs. On trouve des gendarmes essentiellement au service central de renseignement territorial (SCRT), qui devrait théoriquement en compter 425 en 2022, soit environ 13 % de l'effectif de ce service. On en trouve aussi à la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), à la Direction du renseignement militaire (DRM), à la Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), et même à la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Il n'y a guère que dans les services de renseignement financiers, la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) et Tracfin que les relations passent par des officiers de liaison, ce qui n'empêche pas les coopérations.
J'en viens aux relations entre la SDAO et le SCRT. Le SCRT est chargé depuis 2014, date de sa création sous ce nom, d'unifier les renseignements aux niveaux départemental et national, et d'informer les autorités administratives, le préfet au niveau départemental puis le Gouvernement au niveau national. Bien entendu, cela n'empêche pas la gendarmerie, au maillage territorial serré en métropole, outre-mer et à l'étranger, de rechercher et capter du renseignement même si elle contribue au SCRT. Les services publics sont moins présents qu'ils ne le furent et une brigade de gendarmerie, au-delà de ses missions de sécurité, recueille énormément d'informations qu'il nous revient de valoriser, d'exploiter et d'optimiser. Autant dire que la gendarmerie joue pleinement son rôle de captation du renseignement, qu'elle partage évidemment : il est inenvisageable que nous conservions des renseignements par-devers nous. Ensuite, le SCRT fusionne et analyse ces renseignements au niveau national, car je n'ai pas la vision complète de ce qui se passe en zone de compétence de la police. Je concentre mes efforts sur ce qui se passe en zone de gendarmerie – mais si des agriculteurs entreprennent de bloquer une ville avec des tracteurs en zone de police, je m'inscris bien sûr dans la continuité, en bonne intelligence avec le SCRT.
La SDAO participe à la préparation, la planification et la conduite de tous les types d'opérations de la gendarmerie, de l'évacuation d'une « zone à défendre » – une ZAD – à la préparation d'opérations Outre-mer ou d'opérations de police judiciaire. Cette préparation est suivie par un centre national des opérations (CNO) situé à la DGGN, à Issy-les-Moulineaux, qui va avoir des déclinaisons zonales. Le CNO, organisé selon un mode militaire, dispose d'un « J2 », c'est-à-dire une entité chargée de l'indispensable volet « renseignement » des opérations. Pour que l'opération soit exécutée avec succès, la SDAO va au-delà de la simple captation et analyse la menace ; c'est par exemple ce qui a été fait la semaine dernière encore avant l'évacuation de la ZAD du Carnet, en Loire-Atlantique.
La SDAO est organisée en plusieurs sections. L'une se consacre à la prévention de la radicalisation et du terrorisme en faisant remonter les signaux faibles recueillis par les brigades. Ainsi, la décoration murale, le contenu de la bibliothèque, le style vestimentaire ou tous autres détails peuvent parfois permettre de soupçonner qu'ils ont à faire à un individu radicalisé. Cela remonte à la cellule de renseignement au niveau départemental dans un premier temps, pour que l'on apprécie s'il y a lieu d'en parler au sein du groupe d'évaluation rassemblant tous les services sous l'égide du préfet, et d'inscrire le nom de cette personne dans le FSPRT, le fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste. En cette matière, le bas du spectre est confié pour traitement à la gendarmerie et il incombe à la SDAO d'apporter un appui méthodologique et opérationnel et pour commencer de lever les doutes car il peut apparaître qu'en réalité l'individu considéré n'est pas ou n'est plus radicalisé. Nous nous attachons donc à mener un travail objectif, qui peut nous conduire à mettre en œuvre, au titre de la quatrième finalité, des techniques de renseignement pointues pour déterminer si la personne soupçonnée d'être radicalisée l'est réellement. Cela se fait en coordination entre l'échelon départemental et l'échelon national à la SDAO. Si la radicalisation est effective, l'individu pourra faire l'objet d'une nouvelle présentation en groupe d'évaluation départemental et son cas sera éventuellement confié au SCRT, voire à la DGSI qui s'occupe du haut du spectre. J'appelle votre attention sur le fait que le danger vient souvent du bas du spectre : dans les derniers attentats et tentatives d'attentats, on a très souvent eu à faire à des gens qui n'étaient ni fichés ni connus. Pour certains, c'est parce qu'ils venaient d'entrer sur le territoire national, mais ce n'est pas le cas de tous. D'autre part, on en est arrivé au terrorisme « low-cost », pour lequel un couteau suffit ; on n'est plus uniquement dans un projet d'attentat organisé avec des moyens explosifs.
La première mission du SDAO est donc de s'assurer de la détection des signaux faibles et de leur remontée, en martelant que les gendarmes doivent être particulièrement attentifs à ces questions, en les appuyant par des techniques de renseignement propres à déterminer si la personne est radicalisée et à évaluer sa dangerosité.
Notre sous-direction a pour autre mission, au titre de la cinquième finalité, la prévention des contestations violentes. Ce champ très large embrasse les extrémismes violents de l'ultra-gauche et de l'ultra-droite voire certains mouvements complotistes et survivalistes qui essaiment, particulièrement ces derniers temps ; ils remettent en question assez violemment les institutions et l'ordre public, et ils ont touché la gendarmerie en plein cœur il y a quelques mois, vous l'avez rappelé. Nous sommes particulièrement vigilants car ce phénomène touche de plein fouet la zone de compétence de la gendarmerie. Dans certains départements de « France profonde » singulièrement, nous constatons des implantations préoccupantes, plus ou moins légales, de mouvances ultras.
De fait, il est de plus en plus compliqué pour l'État et les collectivités territoriales de mener à bien de grands projets d'aménagement. Qu'il s'agisse d'une retenue d'eau, d'un nouvel aéroport en Loire-Atlantique ou du stockage de déchets nucléaires, ces projets donnent lieu à des contestations initialement légales mais qui pour certaines basculent dans la radicalité et la violence. C'est essentiellement le fait de l'ultra-gauche qui, en dépit de sa structure horizontale, est très organisée et dont le projet idéologique peut conduire à des troubles à l'ordre public et à des violences. On le voit très nettement quand les choses s'ankylosent dans une ZAD : au mépris des décisions de justice, on s'installe sur un territoire et l'on passe d'une « zone à défendre » à une « zone d'autonomie définitive », selon le terme des intéressés. L'ultra-gauche est particulièrement implantée en zone rurale, ainsi dans le grand Massif central, en Loire-Atlantique et aux abords de Bure, en Moselle. Elle a lancé un appel à « l'action directe » au début du premier confinement, en mars 2020, qui a conduit à quelque 150 atteintes à des bâtiments publics et à des antennes du réseau mobile 5G, considérées comme les vecteurs et symboles d'une société de surveillance et/ou d'un projet « capitaliste » à dénoncer. En pratique, on se rend compte que tous ces faits ne sont pas imputables à l'ultra-gauche, loin s'en faut, comme le met au jour le travail de mes camarades des unités de recherche avec lesquels je suis en interaction régulière – la gendarmerie ne fonctionnant pas en tuyaux d'orgue.
L'appel à « l'action directe » a mené à des dégradations aux conséquences très négatives : à Marseille et à Limoges, plusieurs centaines de milliers de personnes se sont ainsi trouvées privées plusieurs jours de moyens de communication. Un épisode de ce type est plus difficile à accepter que celui d'être sans téléphone pendant les deux heures que dure une audition, sans parler de son impact pénalisant pour l'activité économique. La mouvance ultra-gauche jouit d'une solidarité internationale, notamment au plan européen. La surveiller est pour nous une priorité. Dans ce cadre, la SDAO capte des renseignements, qu'elle partage évidemment avec le SCRT, DGSI, voire la DRSD si la mouvance ultra-gauche s'intéresse à des emprises militaires.
La sous-direction contribue dans ce cadre à la préparation des opérations de gendarmerie. Je prendrai pour exemple l'évacuation de la ZAD du Carnet. L'emprise, située dans l'estuaire de la Loire et appartenant au Grand port maritime de Nantes-Saint-Nazaire, est destinée à accueillir un parc éco-technologique. Des contestations sont nées, fondées sur le motif de la préservation d'espaces protégés. Bien que tous les recours déposés aient été perdus, la mouvance occupe la place peu à peu, au mépris des décisions de justice. Une opération est donc préparée, car on n'évacue pas une ZAD de manière improvisée. En effet, l'adversaire nous attend : il a préparé des projectiles, des boules de pétanque, des bombonnes de gaz, a creusé des trous où sont des pieux… Ce qui semble être un scénario de film est l'exacte vérité : nous l'avions vu à Notre-Dame des Landes et l'avons constaté à nouveau au Carnet. Le travail de la SDAO est d'anticiper quel type de pièges ont été disposées.
Notre adversaire sait que l'on va vers l'évacuation, s'y prépare et cherche à se faire passer pour un martyr, notamment en étant blessé. Pour notre part, nous ne voulons aucun blessé, ni dans nos rangs ni dans les rangs d'en face. Une opération qui entraîne des blessés, voire pire, est ratée, au moins médiatiquement et politiquement, sans même parler de l'intégrité des personnes. Aussi se prépare-t-elle soigneusement, et nous y faisons participer un grand nombre de gens : personnels de la SDAO et aussi cellule de renseignement locale intégrée dans les escadrons de gendarmerie mobile qui vont évacuer la zone et permettre de la déblayer – 400 m3 d'encombrants à la ZAD du Carnet… Beaucoup de renseignements ont été ainsi récupérés. Le contrôle de l'identité des personnes sur place est riche d'enseignements : il est intéressant de savoir qui était là, si ce sont ou non des gens connus des services de gendarmerie ou de services partenaires, car certains iront vraisemblablement rejoindre d'autres squats avec un projet à suivre.
La mouvance d'ultra-gauche tire un certain profit de l'état de crise, comme l'a montré l'appel à « l'action directe » lancé dès mars 2020, et si l'on ne peut véritablement parler de convergence des luttes, on voit, en zones de police comme en zone de gendarmerie, une certaine porosité dans les modes opératoires au cours des manifestations : à une manifestation qui n'était pas considérée comme potentiellement violente se greffent des éléments perturbateurs violents venant au contact des policiers ou des gendarmes.
Nous suivons également l'ultra-droite avec une grande attention. Cette frange est très organisée, et nous impose également de recourir parfois aux techniques de renseignement en milieu fermé. C'est d'autant plus délicat que ses membres sont souvent fascinés par les armes et que l'armement caractérise leur idéologie extrémiste. Il peut en résulter un lien avec certains survivalistes. Il convient de noter que ces personnes utilisent toutes les voies administratives qui leur permettent d'être armées légalement, en se déclarant chasseurs ou tireurs sportifs, et aussi tous les moyens illégaux pour acquérir des armes, parfois automatiques.
Nous suivons cette mouvance en très forte coordination avec le renseignement territorial, avec d'autant plus d'attention que certains membres de corps en uniforme peuvent parfois être sensibles à cette idéologie. Nous sommes donc vigilants face à des gens qui ne sont pas du style à revendiquer une ZAD mais qui agissent de manière beaucoup plus pernicieuse même si, de temps en temps, ils organisent des manifestations sur la voie publique, essentiellement en zone police.
Nous observons aussi, à la faveur de la crise, la progression des mouvements complotistes et survivalistes, qui regroupent toutes sortes de personnes : certaines les rejoignent par idéologie ou curiosité, d'autres peuvent s'y trouver embarquées parce qu'elles sont vulnérables. Comme dans les cas des dérives sectaires, le traitement le plus efficace est judiciaire. La gendarmerie privilégie donc la recherche d'une infraction– fraude, abus de faiblesse, abus de confiance, agression sexuelle, … – pour enquêter sur ces personnes et les déférer à la justice. Quand cela ne donne rien, nous nous attachons à approfondir nos renseignements pour essayer de prévenir tout passage à l'action violente, car de tels projets existent. Certains survivalistes et complotistes cherchant à échapper à toute forme de surveillance, la zone de compétence de la gendarmerie est particulièrement concernée. Depuis le drame de Saint-Just, notre attention a été très focalisée sur ce phénomène qui demande absolument que l'on s'y intéresse.
La contestation violente touche également l'outremer, où la gendarmerie est très présente. C'est une litote de dire que les sujets de préoccupation sont nombreux outremer. Sans parler de la violence aux Antilles, traitée judiciairement et malheureusement pour partie endémique, je pense à la Guyane, qui a pour notre pays un intérêt stratégique, et surtout à Mayotte et à la Nouvelle-Calédonie.
À Mayotte, la situation sociale peut faire penser à une bombe à retardement. Un nombre considérable de personnes y sont totalement désœuvrées, notamment des jeunes gens plus ou moins mineurs laissés à eux-mêmes, sans travail, sans aucune éducation et avec des perspectives économiques peu réjouissantes. En liaison avec le renseignement territorial, nous suivons la situation dans l'archipel, dont 90 % de la population est musulmane ; c'est un islam modéré, mais nous observons cela pour prévenir toute évolution négative.
En Nouvelle-Calédonie, nous sommes très impliqués dans la préparation du troisième référendum sur l'indépendance. La Nouvelle-Calédonie recèle un potentiel de violence connu ; les gendarmes en ont fait l'expérience dans les années 1980 et 1990. Enfin, la SDAO comprend une entité composée de personnels hautement qualifiés chargés de la veille numérique, et une autre chargée de la sécurité économique et de la protection des entreprises. La DGSI et la DRSD suivent les entreprises particulièrement sensibles, mais les territoires recèlent une myriade de sous-traitants, filiales ou petites entreprises qui forment une bonne partie de notre patrimoine économique ; nous participons au travail de sensibilisation à toutes les formes de danger.
Je vous remercie d'avoir dressé le tableau exhaustif de vos missions. La parole est maintenant aux orateurs des groupes, et avant eux à M. Xavier Batut, rapporteur pour avis du budget de la gendarmerie.
Mon général, je vous ai auditionné en septembre dernier en ma qualité de rapporteur sur les crédits du programme 152, alors que vous veniez de prendre vos fonctions ; vous avez depuis lors été élevé au grade de général de brigade et je vous en félicite. La loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement et ses textes d'application visent la SDAO elle-même mais pas le niveau territorial. De ce fait, bien que la menace soit diffuse dans le domaine terroriste comme dans celui de la contestation violente, les gendarmes ne peuvent mettre en œuvre de techniques de renseignement, même les moins intrusives, au niveau local. Le texte devrait-il évoluer sur ce point, pour vous permettre de renforcer la détection de signaux faibles et de « loups solitaires » ? Vous pouvez traiter trois des sept finalités prévues dans la loi ; cela vous paraît-il suffisant ? Enfin, estimez-vous la performance de vos fichiers suffisante ? Ceux auxquels vous avez besoin d'accéder sont-ils bien accessibles et interconnectés ou le fonctionnement de l'ensemble est-il trop « en silo » ? Si vous disposez de l'accès au fichier GIPASP de gestion de l'information et de prévention des atteintes à la sécurité publique, pouvez-vous aussi consulter le fichier SIS, système d'information de l'espace Schengen ? Faudrait-il améliorer vos possibilités d'accès à d'autres fichiers ? Enfin, la mutualisation engagée au sein du Secrétariat général pour l'administration du ministère de l'intérieur a-t-elle un impact sur le fonctionnement des systèmes d'information ?
Je prends la parole au nom du groupe Les Républicains. Votre très intéressant exposé illustre à la fois la complexité des missions de la SDAO et celle de l'organisation de la collecte, du partage et de la fusion du renseignement ; cette collecte en tuyaux d'orgue ne nuit-elle pas à la fluidité du renseignement et à l'efficacité recherchée ? Quel a été le retour d'expérience après que, l'été dernier, Dijon a été le théâtre d'affrontements entre des membres de la communauté tchétchène d'une part, des habitants du quartier des Grésilles d'autre part ? Comment en revenir à un maillage territorial très fin pour repérer ceux qui sont « hors radar » ? Quels sont les freins à la remontée de signaux et d'informations ? Ne sont-ils pas dus pour partie aux moyens de télécommunication difficiles à pénétrer qu'utilisent les réseaux crapuleux et terroristes ? D'autres ne tiennent-ils pas à la législation et la réglementation encadrant le renseignement de façon peut-être trop contraignante ?
Je m'exprime au nom du groupe du Mouvement démocrate et Démocrates apparentés. On comprend en vous écoutant que la gendarmerie est particulièrement bien placée pour mener les missions qui vous incombent dans le cadre de l'État de droit face à des menaces et à des risques variés. L'action de votre service, qui prend le pouls de toute la population, est essentielle. Cette présence se double d'une grande ouverture : avec près de 30 000 réservistes en son sein, la gendarmerie bénéficie de l'expérience de la société civile et du point de vue de citoyens volontaires et investis dans la vie de la cité. Le SDAO emploie-t-il des réservistes ? Co-rapporteur avec notre collègue Jean-François Parigi de la mission d'information de notre commission sur les réserves, j'aimerais connaître votre sentiment sur l'utilité de la réserve pour votre service. Y occupent-ils des postes particuliers ? Certains emplois leur sont-ils au contraire inaccessibles ? Sont-ils une richesse pour vous ou éprouvez-vous plus de difficulté à les employer que des militaires de carrière ?
Je prends la parole au nom du groupe Socialistes et apparentés. L'évolution des technologies impose celle du traitement de la sécurité. Pouvons-nous, en révisant la loi de 2015, mettre fin à des blocages ou envisager des moyens supplémentaires ? Les mouvances d'ultra-droite et d'ultra-gauche deviennent violentes au point de bousculer la démocratie ; ainsi un groupuscule d'extrême-droite a-t-il tout récemment fait intrusion lors d'une séance plénière du conseil régional d'Occitanie. Cette mouvance est-elle sous observation dans les Pyrénées ? Comment mieux intervenir pour qu'elle cesse de nuire ? Comment pouvez-vous renforcer la cybersécurité à la veille d'une période électorale, puisque ces mouvements parfois ultra-violents peuvent, on l'a vu à l'étranger, vouloir déstabiliser les États ?
Je témoigne, au nom du groupe Agir ensemble, de la confiance des élus en la gendarmerie ; les élus des campagnes constatent chaque jour votre aptitude à l'anticipation, à la rigueur, à la planification et au retour d'expérience. Bien souvent, dans les communes rurales isolées, de tous les services publics seules demeurent ouvertes la porte de la gendarmerie et celle de la mairie. Je salue aussi votre politique en faveur du numérique, préoccupation constante, de longue date, de la DGGN, avec une politique de ressources humaines tout à fait adaptée. Ma question porte sur la lecture automatisée des plaques d'immatriculation (LAPI). Certains véhicules de la gendarmerie en sont équipés, et il y a parfois des lecteurs fixes, en Guyane par exemple. Mais il faut aller beaucoup plus loin car le nombre de capteurs n'est pas suffisant, les plaques ne sont pas analysées en temps réel et l'on ne conserve pas ces éléments. On pourrait imaginer équiper tous les véhicules de gendarmerie, utiliser les capteurs des péages et des radars ainsi que les caméras de vidéosurveillance. Un véhicule de gendarmerie croisant un véhicule signalé volé ne devrait-il pas pouvoir en être informé immédiatement, ou les gendarmes intercepter des véhicules conduits pas des gens en fuite ? Il me semble que l'on n'en fait pas assez sur ce point ; la révision de la loi sur le renseignement pourrait-elle être l'occasion d'améliorer ce dispositif ? D'autre part, pour analyser la masse de données numériques disponibles et leur donner un sens, la DGSI a recours aux services de la société Palantir, et plusieurs ministères se sont accordés pour mener ensemble le projet Artémis. Quelle stratégie a choisi la gendarmerie nationale pour se doter de cette capacité ?
Je prends la parole au nom du groupe de la Gauche démocrate et républicaine. Député de la circonscription de Saint-Just, j'habite une commune proche et je connaissais très bien l'un des officiers décédés. La population, les gendarmes, les familles et les élus s'interrogent. D'abord, Frédérik Limol, puisque c'est de lui qu'il s'agit, était inscrit dans un club de tir censé exiger des conditions d'inscription, dont une autorisation préfectorale de détention d'armes et même, me semble-t-il, une déclaration de déménagement, car il y avait eu déménagement, ce qui explique que cet homme soit resté sous les radars, si l'on peut dire. D'autre part, il détenait des armes de guerre avec des équipements de vision nocturne qu'il maîtrisait parfaitement, ce qui peut expliquer que des militaires bien protégés et qui ont respecté un protocole très strict aient cependant été touchés et que trois soient morts. Et encore : Frédérik Limol avait fait l'objet de plusieurs plaintes pour menaces et violences à l'encontre de son ex-épouse, dont aucune n'a abouti quand celles qu'il avait lui-même déposées contre elle ont été instruites. Enfin, son action a été immédiatement glorifiée par un site internet néonazi qui, de plus, s'en prenait nommément à un député au motif qu'il avait osé s'élever contre ce type de mouvance, et à l'ex-femme de Frédérik Limol en des termes vomitifs.
Quelles devraient être les évolutions législatives et réglementaires souhaitables ? Il faut comprendre pourquoi une telle menace n'a pas été détectée et définir que faire pour que cela ne se reproduise plus. Ne faut-il pas revoir la réglementation pour maîtriser plus strictement le nombre d'armes détenues, leur calibre et le stock de munitions ? Les forces de gendarmerie et de police ne devraient-elles pas avoir un accès direct et instantané au fichier national informatisé Agrippa, qui répertorie tous les possesseurs d'armes et le type de ces armes, singulièrement quand elles doivent intervenir en urgence, au lieu de devoir en passer par une demande administrative formelle ? En l'occurrence, les gendarmes se sont rendus sur les lieux sans vraiment savoir quelles armes, même légales, détenait cet homme, indépendamment de celles qu'il s'était procurées par d'autres moyens. Il y a toujours une atteinte possible aux libertés, mais j'ai changé d'avis à ce sujet et je me demande maintenant si l'on ne devrait pas instaurer l'obligation pour le gestionnaire d'un club de tir de faire un signalement quand il constate qu'il a à faire à un individu violent, comme il y a obligation de signalement en cas de suspicion de maltraitance d'enfant. J'entendrai vos réponses avec intérêt, car il est de notre responsabilité de parlementaires de faire évoluer la réglementation et de renforcer les garde-fous.
La radicalisation se produit aussi en milieu rural et les jeunes en sont les cibles. Or, tous les terroristes funestement connus en France on fait partie de clubs sportifs, qu'il s'agisse de football, d'arts martiaux ou de boxe. Même dans les plus petites communes rurales, des « city-stades » poussent comme des champignons ; je sais que certains sont l'objet d'une surveillance particulière de nos gendarmes – avez-vous des éléments à nous livrer à ce sujet ? Les maires sont-ils suffisamment informés des dérives possibles dans ces équipements laissés en libre-service ?
Quel système de cybersécurité utilisez-vous ? Le colonel commandant le groupement de Beauvais m'a parlé d'un service en développement ; qu'en est-il précisément ? De quelles méthodes et de quels moyens de surveillance souhaiteriez-vous disposer grâce à des améliorations législatives après que, dans l'arrêt « Tele2 », la Cour de justice de l'Union européenne a jugé que les États européens ne peuvent pas réclamer aux opérateurs la collecte massive des données de connexions à des fins judiciaires et de renseignement ?
J'ai apprécié, général, vos propos sans langue de bois. Montpellier et son département n'échappent malheureusement pas aux ultras, et je remercie vos services de protéger les élus, que ces gens n'épargnent pas. Notre territoire est maillé par de nombreux services de renseignement intérieur, dont chacun a ses prérogatives propres. Votre sous-direction travaille en bonne intelligence avec le SCRT, la DGSE, la DGPN et la DGSI. Le terrorisme est une cible prioritaire des services de renseignement intérieur ; les individus surveillés sont très mobiles et ont des modes opératoires très divers et la synergie entre les services doit permettre d'assurer la continuité permanente de la surveillance des suspects. Cependant, on cerne mal le périmètre d'intervention de chaque service. Comment s'articulent votre action et celle des services de renseignement intérieur de la police nationale ? Des blocages ou des obstacles pourraient-ils être levés ?
Vos propos montrent que les priorités sont nombreuses et vos missions de plus en plus lourdes. Disposez-vous des moyens nécessaires, humains principalement, pour remplir vos missions ? Lorsque nous, élus, discutons avec nos gendarmes sur le terrain, dans une relation de grande confiance, ils nous disent souvent être de plus en plus absorbés par les tâches administratives au détriment de la présence sur le terrain.
Maire pendant près de vingt ans, jusqu'à l'été dernier, j'ai constaté la raréfaction de la présence physique des gendarmes dans nos communes, même à effectifs constants dans nos brigades. Quand j'étais jeune maire, c'est souvent moi qui recevais des informations de nos gendarmes ; ces dernières années, c'était plutôt l'inverse. Pour ce travail essentiel de renseignement et d'anticipation, ne faudrait-il pas renforcer les liens avec les maires en zone de gendarmerie ? Je ne peux savoir si le drame de Saint-Just aurait ainsi été évité, mais les maires des petites communes connaissent les habitants et peuvent observer des signes de dérive chez certains d'entre eux. Peut-être faut-il faire davantage confiance à ces élus qui savent être discrets.
Vos propos mettent en valeur l'implication de vos services, particulièrement en milieu rural. J'ai aussi été maire aussi pendant de très nombreuses années, et il m'est arrivé d'apprendre par la rumeur, ou par les voisins, la venue des services de la gendarmerie chez un habitant suspecté d'être radicalisé. Les choses ont-elles évolué ? Quels rapports entretenez-vous avec les élus dans les cas de radicalisation ?
Ma question porte sur le risque d'infiltration des forces de sécurité et singulièrement des services de renseignement par des fonctionnaires ou des militaires qui se seraient radicalisés. On sait qu'il y a deux ans un fonctionnaire de la préfecture de police de Paris s'étant radicalisé en cours de carrière a tué plusieurs de ses collègues. Pouvez-vous nous dire ce que vous faites pour prévenir ce risque et, si cela est possible, ce que vous avez déjà trouvé et évité ?
Les bureaux et cellules renseignement de la gendarmerie ont pour particularité de ne pas être placés sous mon autorité organique mais de dépendre de chefs locaux ; mon rôle, pour ce qui les concerne, est d'appeler leur attention sur des phénomènes donnés et d'élaborer la doctrine au niveau central. Il n'est pas envisagé de renforcer leurs prérogatives juridiques. Être doté de capacités juridiques emporte en corollaire des obligations ; or ces unités, extrêmement sollicitées, ont une marge de manœuvre à leur niveau sans avoir forcément besoin de recourir à des techniques spécialisées qui demandent une formation, des ressources et des moyens de contrôle ad hoc. En revanche, pour le suivi des personnes radicalisées, nous avons resserré nos liens avec les gendarmes de terrain qui peuvent suivre les objectifs FSPRT et maintenu notre capacité de projection. La SDAO se projette régulièrement sur le terrain, en appui des unités, pour faire le point sur un dossier et essayer de le « débrouiller » en liaison avec les services partenaires pour éviter les angles morts. Pour apporter cet appui méthodologique et opérationnel en mettant à profit les renseignements dont nous disposons, il nous arrive d'envoyer des personnels de la SDAO au profit d'une cellule opérationnelle ; on a alors le double bénéfice des capacités juridiques et de la connaissance fine du terrain.
S'agissant des techniques de renseignement, la SDAO agit, je vous l'ai dit, au titre des première, quatrième et cinquième finalités ; c'est déjà très bien. Je n'ai d'ailleurs pas la prétention de tout savoir ni de tout contrôler en matière de prévention du terrorisme et des contestations violentes en zone de compétence de la gendarmerie. C'est le métier principal d'autres services, qui ont à cet effet plus de moyens humains et matériels et de capacités juridiques. Chacun doit rester dans son pré, et il faut éviter de doublonner.
Des progrès ont été faits pour l'accès aux fichiers ; nous avons accès au SIS et à Agrippa. La difficulté réside plutôt dans l'interconnexion de certains fichiers. Cette question vous concerne au premier chef puisqu'elle relève du champ législatif et de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) – ainsi que de la direction des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l'intérieur. Il y a encore beaucoup à faire. Je constate que toutes les démocraties européennes qui nous entourent ont plus de capacités d'interconnexion des fichiers que nous n'en avons en France. J'ai servi quelques années en Espagne ; nos camarades espagnols ont largement plus de moyens que nous. Il y a peut-être quelque chose à faire dans ce domaine, mais je le sais très sensible et j'entends les préoccupations relatives à la légalité et à la proportionnalité.
Nous souhaitons en particulier l'interconnexion du fichier Hopsy – qui répertorie les données relatives aux personnes ayant des antécédents psychiatriques d'une certaine gravité – et du FSPRT. Un nombre substantiel d'attentats et de tentatives d'attentats ont été commis par des gens ayant de tels antécédents ou faisant l'objet d'un suivi actif dans ce domaine. Il en va de la sécurité des policiers et des gendarmes lors des interventions. J'entends que l'on ne peut aller trop loin en la matière ni tout mélanger, mais il est patent de constater qu'alors qu'une bonne partie de notre ordonnancement juridique est commune, bon nombre de pays européens ont progressé en ce domaine.
Je comprends que l'organisation des services de renseignement puisse paraître complexe, et c'est pourquoi il m'a paru nécessaire de préciser dès le début de mon introduction que nous n'avons pas vocation à remplacer le SCRT. Quand la SDAO contribue à la préparation des opérations de la gendarmerie, je suis chargé, en liaison avec les services partenaires, d'évaluer et d'analyser la menace pour le chef local, régional ou même national qui la conduira. Pour le reste, hors opération, le rôle de la sous-direction est celui d'un capteur au bénéfice le plus souvent du SCRT.
La SDAO a un rôle interne important. Il faut pouvoir donner des consignes aux 100 000 gendarmes d'active et aux 30 000 réservistes, car il ne s'agit pas de rechercher n'importe quoi n'importe comment. Nous sommes les garants d'un système d'informations propre au renseignement, le fichier GIPASP, et nous veillons au respect de la loi en termes de signalement d'un individu au sein du traitement. La gendarmerie a besoin qu'en son sein une structure telle que la SDAO réalise ce travail d'organisation, de stimulation et de contrôle internes. Le Conseil d'État contrôle ce fichier tous les ans et vérifie particulièrement la situation des mineurs qui y sont inscrits, ce que chacun comprend fort bien dans l'optique du respect des libertés publiques individuelles. Chaque année, nous avons donc un dialogue avec le Conseil d'État pour discuter des cas litigieux. Nous l'entendons toujours avec humilité, sommes attentifs à ne pas nous mettre en faute et, surtout, à ce qu'un attentat ou une action violente ne découle pas d'une faille dans la prise en compte ou le suivi.
La communauté des Tchétchènes vivant dans notre pays, que nous suivons avec attention, est à la fois très soudée et éparpillée sur le territoire. Il y a là clairement un enjeu de sécurité.
L'utilisation des messageries cryptées freine indéniablement la remontée des renseignements, pour nous comme pour tous les autres services. Nous pouvons certes utiliser des avatars dans un cadre juridique déterminé mais n'utilisons pas encore toutes les possibilités prévues par la loi de 2015 pour procéder à certaines investigations en milieu fermé.
Les réservistes sont aujourd'hui 30 000 dans la gendarmerie ; notre objectif est de parvenir à 50 000. La SDAO emploie régulièrement des réservistes mais l'affaire Harpon, du nom de l'auteur de l'attaque au couteau commise dans l'enceinte de la préfecture de police de Paris, a eu pour conséquences de durcir considérablement les conditions de sélection, de recrutement et d'emploi des agents des services de renseignement, qu'ils soient d'active ou de réserve. Une habilitation « secret défense » est notamment désormais obligatoire dès le jour de l'entrée en fonction. Cette procédure est très contraignante pour des réservistes qui viendront quelques jours par an ; se pose donc la question de leur fidélisation.
Cela dit, nous savons ce que les réservistes peuvent nous apporter en matière de renseignement et, dans le cadre de la « professionnalisation » de la réserve, nous permettrons prochainement aux réservistes opérationnels d'établir des fiches de renseignement simplifiées. Il y a certainement là un gisement intéressant.
Il nous intéresserait que la révision de la loi de 2015 permette l'interconnexion des fichiers, et aussi l'utilisation de la reconnaissance faciale. Nous avons les Jeux olympiques en ligne de mire : une foule d'entreprises, en France ou à l'étranger, se mettent en ordre de marche pour proposer des solutions de ce type à des sociétés privées qui pourraient les utiliser lors des Jeux, or si l'on n'y prend pas garde les forces de sécurité n'auront rien. Cela serait fâcheux. Lorsque, en décembre 2020, nous avons fait évoluer le décret relatif à notre fichier de renseignement (GIPASP), nous avons interrogé le Conseil d'État sur la possibilité pour les policiers et les gendarmes d'intégrer dans le fichier, qui contient déjà des photos, une brique de reconnaissance faciale. Le Conseil a jugé que le dossier n'était pas mûr faute de base légale. Il vous reviendrait donc de définir la base légale appropriée. Avant les Jeux olympiques, la Coupe du monde de rugby servira de répétition générale ; le sujet est d'importance majeure pour notre pays. Il serait bon aussi d'assouplir le cloisonnement trop strict des renseignements recueillis dans le cadre des différentes finalités. Enfin, la loi de 2015, rédigée dans la foulée des attentats, a traité en priorité la lutte contre le terrorisme islamiste et donné beaucoup de pouvoirs aux services dans ce cadre. En 2021, la menace islamiste est toujours là mais la menace des ultras se précise davantage. Or, nous avons moins de moyens juridiques et de renseignement pour agir contre eux ; peut-être conviendrait-il, en révisant le texte, de s'intéresser davantage aux extrémistes violents.
L'intrusion au conseil régional d'Occitanie ne nous a pas échappé. Les services de police et de gendarmerie suivent avec attention cette mouvance dans votre département.
La cybersécurité est une de nos préoccupations, y compris pour nos propres systèmes d'informations, qui peuvent aussi être attaqués. Nous sommes très vigilants. Nous sommes aussi en liaison avec d'autres services, qui s'intéressent de plus en plus à la lutte contre la manipulation de l'information, question cruciale à l'approche des élections. Nous sommes invités à contribuer, à la hauteur de nos moyens, à la détection et au partage de toutes les informations à ce sujet. Le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) a également créé il y a peu, est une unité chargée du contre-discours républicain en réponse aux diverses formes d'apologies diffusées sur le Net et les réseaux sociaux, et intégrant des gendarmes.
La gendarmerie dispose de dispositifs de lecture automatique des plaques d'immatriculation, pour la plupart mobiles. Cet outil est très intéressant en renseignement comme en judiciaire et la gendarmerie porte un projet permettant de faire converger toutes ces informations au sein de notre service central de renseignement criminel ; nous avons bon espoir que le projet se matérialise, mais même si son encadrement légal sera nécessairement très strict.
S'agissant du traitement des données hétérogènes et notamment de nombreuses sources de données numériques, la gendarmerie a manifesté, comme la plupart des services du ministère de l'intérieur son intérêt pour un projet porté par la DGSI qui en est encore à ses prémices.
Après Saint-Just, nous avons entre autres constaté que nous ne suivions pas suffisamment certains clubs de tir sportif. Á mon sens, il n'est pas normal qu'un individu, même s'il a la qualité de tireur sportif, puisse être en possession d'autant de matériel que s'il était membre des forces spéciales. Je ne peux m'appesantir sur cette affaire qui fait encore l'objet d'une enquête judiciaire, s'agissant notamment des diverses plaintes déposées et de leur traitement.
Toujours à propos de l'usage des armes, il apparaît que chaque année 500 000 condamnations prononcées par les tribunaux judiciaires emportent la confiscation d'armes au titre de peine complémentaire. Le service du casier judiciaire national doit informer les préfets de ces sanctions pour qu'ils mettent à jour le fichier des interdictions d'armes, que nous sommes amenés à consulter dans le cadre de notre service. Or le casier judiciaire national n'est pas toujours en mesure d'informer les préfectures avec la fluidité nécessaire. Plus généralement, à la suite des meurtres commis à Saint-Just, nous avons rappelé à tous les gendarmes les possibilités administratives de saisie d'armes et avons incité les unités à utiliser toutes les voies de droit. Les préfets ont été fortement sensibilisés à ce sujet. Enfin, nous avons noté comme vous que des groupes néonazis s'étaient félicités de ce qui s'était passé à Saint-Just. Ils font l'objet de toute notre attention.
L'accès au fichier Agrippa devrait être immédiat, afin d'éviter, comme ce jour-là, que les gendarmes qui doivent intervenir dans les minutes suivant un appel téléphonique prennent un risque.
Tout dépend des moyens informatiques dont on dispose à l'instant T, notamment en mobilité, et de la qualité du réseau dans le secteur de l'intervention, mais les gendarmes sont normalement dotés d'outils leur permettant d'accéder à ce fichier sur le terrain. Cela pose aussi la question de la conduite des opérations au niveau du centre opérationnel départemental de la gendarmerie qui, lui, a accès à ce fichier. Nous y travaillons pour renforcer la sécurisation de nos interventions. Nous avons demandé que soient renforcés les échanges avec les élus locaux à propos des individus violents ou méritant une attention particulière, même s'ils n'ont pas fait l'objet de plaintes Ne doutez pas que nous demandons à nos gendarmes d'aller au contact des élus locaux.
Il y a un problème dans la formation des jeunes gendarmes, notamment ceux qui, élevés en ville, ne connaissent pas le territoire rural et qui n'ont pas de « vieux » gendarmes à leurs côtés. À la brigade de mon village, je dis : « Quand vous voyez de la lumière, arrêtez-vous, venez discuter » ! Ils le font à nouveau depuis quelques années, me disent les élus locaux.
Cette évolution tient à la volonté du DGGN, depuis quelques années, de revenir au contact – ce qui est une manière de dire que nous l'avions un peu perdu, il faut le reconnaître. Á cela s'ajoute que nous travaillons « la pâte humaine », de fait, les gendarmes n'ont plus le même profil qu'auparavant : ainsi, le contact avec le monde agricole ne leur est plus d'emblée aussi facile qu'il l'était auparavant et il faut leur faire découvrir l'espace rural comme l'espace périurbain. C'est pourquoi nous avons inventé les brigades de contact. On en revient à la question qui m'a été posée : serait-il nécessaire de renforcer les prérogatives juridiques des unités opérationnelles pour leur donner plus de moyens de faire du renseignement fermé ? Nous y avons pensé, mais notre priorité est d'abord de faire travailler le contact et le renseignement humains, qui est la plus-value fondamentale de la gendarmerie dans les territoires. C'est ainsi que l'on recueille parfois des informations que l'on n'aura nulle part ailleurs, même en recourant à des techniques – d'autant qu'on observe dans certains groupuscules une forme de régression technologique pour échapper aux surveillances électroniques.
La radicalisation dans le sport est parfois observée, j'ai eu l'occasion de m'en ouvrir auprès du groupe d'étude ad hoc de votre Assemblée il y a quelques mois. La pratique intensive du sport est d'ailleurs un des indicateurs du basculement vers la radicalisation figurant dans la grille du CIPDR. Le sport est aussi un moyen d'influencer, les jeunes notamment ; football et arts martiaux sont les disciplines les plus vulnérables. Cette question suppose un échange étroit d'informations avec les élus locaux, qui disposent de leviers utiles : ils peuvent par exemple ne plus donner la libre disposition de certains locaux à des associations ou à des groupes équivoques, ou se rapprocher des forces de sécurité lorsqu'une équipe de football municipale est, par exemple, entièrement communautarisée.
Un arrêté a créé, il y a deux semaines, le commandement de la gendarmerie nationale dans le cyberespace. Il vise à optimiser toutes les capacités de la gendarmerie en matière de d'enquêtes judiciaires et de lutte contre les cybermenaces, notamment avec le centre de lutte contre les criminalités numériques, dit C3N, situé à Pontoise et qui regroupe des gendarmes experts. Pour certaines techniques informatiques très intrusives, nous avons recours à des unités dites exécutantes comme le C3N. La gendarmerie est depuis assez longtemps très portée sur les outils numériques ; elle est force motrice au sein du ministère de l'intérieur, et il avait d'ailleurs été convenu dans le Livre blanc d'aller, en la matière, vers un service à compétence nationale confié à la gendarmerie.
L'arrêt « Tele2 » rendu par la Cour de justice de l'Union européenne est une contrainte forte à l'action des services de renseignement et de police judiciaire. Le Conseil d'État réfléchit à la déclinaison française qui en sera faite. Nous sommes en contact étroit avec la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, sans laquelle nous ne faisons rien, et sous la coordination globale de M. Laurent Nuñez, coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, qui est en quelque sorte le « porte-voix » des services de renseignement. L'impact de cet arrêt sera certain en matière de renseignement comme et de police judiciaire : pour faire tomber une bande de cambrioleurs, il y a forcément une dimension technique, sinon on ne peut matérialiser leurs allées et venues, leur présence tel jour en tel lieu. Cet arrêt aura donc une incidence potentielle sur le traitement de la délinquance et ne touchera pas que le haut du spectre.
L'articulation entre la SDAO et les autres services est réelle pour ce qui est des personnes radicalisées grâce au groupe d'évaluation départemental réuni chaque semaine sous l'égide du préfet. On y fait le point sur les objectifs, et des transferts entre services se font en fonction de la dangerosité des individus concernés notamment : quelqu'un qui monte en puissance sera in fine pris en charge par la DGSI.
Nous sommes également très attentifs aux sortants de prison. En prison, le Service national du renseignement pénitentiaire (SNRP) est à l'œuvre ; nous savons quand les détenus condamnés pour terrorisme islamiste ou les détenus de droit commun radicalisés vont sortir de détention et nous nous y préparons.
S'agissant des contestations violentes, la coordination entre les services a été renforcée l'année dernière ; elle est animée par le SCRT.
La coordination entre les services est donc réelle. Les éventuels blocages, que je n'ai pas constatés, ne pourraient procéder que de facteurs humains locaux. En tout cas, ils ne viennent pas de la SDAO, qui n'a ni les moyens ni vocation à traiter le haut du spectre, et qui n'en a pas l'intention.
Enfin, nous nous sommes penchés très sérieusement sur les risques d'infiltration par les « insiders » à la suite de l'affaire Harpon et comme je vous l'ai dit il en a résulté une série de précautions supplémentaires lors du recrutement dans un service, qu'il soit civil ou militaire. La gendarmerie est une institution militaire et les gendarmes vivent essentiellement en casernes, au sein desquelles une forme de contrôle social facilite l'appréhension des signaux faibles.
Pour autant, comme dans toutes les autres institutions, le risque de l'ultra-droite existe au sein de la gendarmerie. Il ne faut pas l'exagérer, car c'est une institution profondément républicaine, mais il existe, comme le risque de radicalisation. Nous avons installé une comitologie spécifique pilotée au niveau du cabinet du directeur général, à laquelle participent la sous-direction de la police judiciaire et la SDAO, et nous essayons de déceler ces comportements au plus tôt. Il y a des référents « radicalisation » dans tous les groupements. La DGGN a d'ailleurs redynamisé la fonction d'officier de sécurité et nous nous efforçons d'appréhender le sujet sous tous les angles. Si quelqu'un se distingue par son adhésion à une idéologie extrémiste, nous tenterons de « l'accrocher » au pénal ; c'est la méthode la plus pratique, et nous nous séparerons de lui sans état d'âme. Si cela n'est pas possible, nous nous attacherons à traiter la question par la voie disciplinaire ou statutaire. Nous essayons de déterminer quelle est la meilleure stratégie d'entrave, en concertation avec les parquets dès lors qu'existe une possibilité d'action judiciaire. Tout cela se fait en très forte interaction avec d'autres services, notamment la DGSI, très vigilante au sujet des ultras. L'article sur les néonazis dans l'armée française paru la semaine dernière n'est pas passé inaperçu ; nous n'avions pas attendu sa parution pour nous intéresser au sujet mais nous renforçons notre vigilance.
Je vous remercie, général, d'avoir détaillé précisément vos missions et les menaces que vous contribuez à évaluer, ainsi que l'action de vos hommes en termes de maillage territorial. En métropole et Outre-mer, vous êtes les maillons indispensables de notre sécurité et de notre protection. Vous êtes aussi un vaste réseau de recueil d'informations, car vous êtes à l'écoute de la population. Je salue votre action. Cette audition aura contribué à éclairer nos débats à venir sur la révision de la loi de 2015. Nous avons pris note de vos inquiétudes au sujet des mouvements d'ultra-droite et d'ultra-gauche, des nouvelles menaces qu'il nous faut intégrer dans nos réflexions pour définir les moyens mis à votre disposition, en n'oubliant pas les Outre-mer.
La séance est levée à douze heures vingt-cinq.