Intervention de Général François Lecointre

Réunion du mercredi 2 juin 2021 à 17h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général François Lecointre, chef d'état-major des armées :

La commande des huit hélicoptères Caracal dans le cadre du plan de soutien aéronautique constitue une première étape pour l'armée de l'Air et de l'Espace. Elle s'est concrétisée avant le terme prévu et nous avons mis à profit en particulier les incitations gouvernementales du plan de relance pour pouvoir le faire. Le modèle HIL se situe entre l'hélicoptère classe Gazelle, très léger, qui doit être capable de faire de la reconnaissance et du combat, et un hélicoptère de manœuvre tel que le NH90. Nous devrons l'intégrer dans une approche globale et imaginer son emploi de façon plus précise. Je constate l'incapacité des Européens à concrétiser un projet commun d'hélicoptère de transport lourd. Nos hélicoptères de manœuvre, de la classe NH90, Caïman, Caracal, Puma ou Super Puma, sont d'une classe inférieure au Chinook. L'engagement des CH-47, notamment britanniques, ou des Merlin danois dans l'opération Barkhane montre que cette capacité-là est indispensable. Au-delà de la réflexion sur l'homogénéisation des hélicoptères de manœuvre, il faut mener une réflexion sur un projet de dotation d'un hélicoptère de transport lourd européen. Ce projet était déjà en cours quand j'étais jeune lieutenant-colonel à l'état-major de l'armée de Terre. Je vous encourage, Monsieur Ferrara, à être un élément moteur pour motiver nos partenaires européens à se doter de cette capacité.

Il est remarquable qu'une part aussi importante de l'effort de dotation budgétaire des armées soit accordée au programme 146 mais il ne faut pas oublier nos soldats et la revalorisation de leur rémunération. La nouvelle politique de rémunération des militaires repose d'abord sur un effort de simplification, de lisibilité et de plus grande équité des soldes. Il faut être attentif à ce que les revalorisations de la fonction publique civile s'accompagnent précisément et immédiatement d'une revalorisation des rémunérations des militaires. Les rapports du Haut Comité d'évaluation de la condition militaire montrent qu'il y a un décalage important entre le niveau de vie des ménages dont le référent est un militaire et le niveau de vie de ceux dont le référent est un fonctionnaire civil, quel que soit le niveau considéré.

Nous devons équiper les armées car nous avons besoin d'armées modernes et parce que le contexte géostratégique l'exige. C'est aussi un facteur de motivation très important pour les hommes et les femmes des armées car ils ont la passion des équipements qui leur permettent de servir, comme on le constate lorsque l'on se rend dans un régiment, un sous-marin nucléaire d'attaque ou une base aérienne. J'ai rendu visite au « plus beau régiment du monde », le 3e Régiment d'infanterie de marine (sourires). Les soldats étaient heureux de prendre possession de leurs Griffon. Il n'existe pas beaucoup d'institutions dans lesquelles la motivation tient autant à la passion pour des capacités efficaces, utiles et modernes, qu'au niveau de rémunération. Pour autant, il ne faut pas trop en jouer et l'application de la nouvelle politique de rémunération des militaires est essentielle, tout comme le sera son évolution.

La première partie de la Loi de programmation militaire ne me semble pas suffisante pour moderniser les armées car elle permet d'abord de réparer et de consolider le modèle. C'est une tâche ingrate qu'assume l'exécutif que de devoir faire un effort budgétaire important sans constater pour autant une modernisation mais cet effort est nécessaire pour atteindre l'ambition 2030. L'ajustement de la loi de programmation militaire visant à doter les armées de capacités pour agir dans de nouveaux champs répond à cette exigence de modernisation, mais nous n'y sommes pas encore. Les programmes que nous lancerons n'aboutirons que dans les années 2030 ou 2040. Nous lançons dès aujourd'hui des programmes dans le domaine du renseignement, du cyber, de l'information, qui nous permettent de procéder à des modernisations immédiates – les cycles de ces domaines sont plus courts, même s'ils demandent des compétences humaines difficiles à acquérir.

Dans l'ajustement de la loi de programmation militaire, nous avons décidé d'augmenter les stocks des obus de 100 mm et de 76 mm et de réaliser un effort sur le maintien en condition opérationnelle des missiles Aster et Exocet. L'opération Hamilton a été l'occasion de la première mise en œuvre des frégates multi-missions (FREMM) pour le tir missiles depuis la mer vers la terre. À cette occasion, nous avons connu quelques difficultés car les équipements étaient neufs et demandaient à être mieux rodés. Cet exemple montre que la Marine nationale, tout comme les autres armées, doit pouvoir effectuer régulièrement des tirs d'essai et de préparation opérationnelle. Nous y travaillons en augmentant les stocks de munitions complexes qui devront permettre de constituer une dotation initiale par bâtiment, par avion, par régiment ou par unité et de réaliser cette préparation opérationnelle. C'est difficile, parce que ces munitions sont très chères. Elles s'accompagnent toutefois, comme le missile MMP, successeur du missile Milan, de moyens de simulation élaborés grâce auxquels il est possible d'assurer une préparation opérationnelle remarquable, mais la simulation ne remplace pas le tir en conditions réelles dans différents milieux et nous travaillons donc à la constitution de stocks pour pouvoir réaliser de tels tirs.

Nous arrivons à la fin du cycle de construction de l'Europe fondé sur la monnaie unique et le marché unique. L'Europe doit désormais construire une vision et une identité géopolitiques. Lors de mon audition par les députés du Bundestag – que j'ai pu réaliser grâce à vous, car vous avez invité le chef d'état-major allemand à venir s'exprimer devant vous – j'ai pu constater la difficulté pour l'Allemagne de s'engager dans cette nouvelle phase, ce qui fait peser sur les épaules de la France une responsabilité considérable. Ce qui a déjà été fait dans cette direction, comme la création de l'Initiative européenne d'intervention, est considérable. Les opérations européennes, y compris celles qui ne passent pas par l'envoi de soldats au combat, sont en train de s'étendre et attirent de plus en plus la participation des États membres de l'Union européenne. Les opérations maritimes que nous conduisons sont également de plus en plus efficaces.

L'état-major de l'Union européenne doit se doter de moyens de transmissions et d'infrastructures afin que ses chefs soient à la fois responsables de l'emploi des forces de l'Union européenne par le biais du contrôle qu'ils exerceraient sur la MPCC, de la définition d'une doctrine d'engagement de l'Union européenne et de la définition des besoins capacitaires européens en liaison avec l'Agence européenne de défense. L'ambition est de créer au sein du système européen pour l'action extérieure (SEAE) et des instances européennes une fonction de chef militaire qui soit en mesure de défendre une vision militaire globale telle que nous, Français, l'entendons. Sans disposer de l'intégralité de ces attributions, il ne pourra apporter au SEAE la vision militaire indispensable à la définition de l'ambition géopolitique de l'Union européenne.

Monsieur Thiériot, mon principal souci est de continuer à travailler avec les Allemands au stade où nous en sommes. Les projets capacitaires comme le système de combat aérien du futur (SCAF) ont bien avancé parce que les industriels y ont intérêt. Le projet MGCS – Main ground combat system – a pris du retard mais je pense que les industriels allemands feront les concessions nécessaires pour le faire avancer lorsqu'ils percevront son urgence, qui tient à la nécessité pour une partie des États de l'est européen de remplacer leurs capacités en char Léopard à partir de 2030-2035. Ces deux projets, qui sont structurants pour la coopération franco-allemande, vont aboutir. Sur le terrain, l'engagement avec les Allemands est encore faible mais ces derniers s'engagent de plus en plus notamment dans les missions EUTM ou Irini et je constate qu'il n'y a pas de blocage particulier de leur part au sein de l'Initiative européenne d'intervention.

La menace NRBC grandit mais, depuis vingt ans, nous avons baissé la garde en matière de compétences et de capacités. Or, il est possible de construire des armes NRBC rustiques et cette capacité peut donc être utilisée par des réseaux terroristes. Au moment de la guerre en Irak et en Syrie, nous avons découvert que Daech s'était doté d'ateliers de construction de moyens NRBC très performants. Nous devons donc conforter nos propres capacités. Lors de la guerre du Golfe, nous avions intégré le besoin de défense NRBC pour tous les régiments mais nous avons depuis beaucoup perdu de cette compétence et de cette capacité.

Les opérations contre-insurrectionnelles devront être poursuivies face aux projets de Daech, d'Al-Qaïda et de leurs filiales au Sahel et en Afrique de l'Ouest d'établir un régime politique islamiste rigoriste. Nous devons poursuivre notre lutte contre ces projets qui cherchent à tirer profit des tensions interethniques et de la corruption ou de la faiblesse de certains régimes. Ce combat prendra encore de nombreuses années et se jouera dans tous les champs de l'action. C'est amusant, mais nous avons le même objectif que ces mouvements djihadistes qui veulent chasser les corrompus et chasser les croisés ! Nous souhaitons en effet nous retirer dès que cela sera possible, lorsque les régimes seront stabilisés et non corrompus, mais pas pour les remplacer par des systèmes islamistes rigoristes barbares qui ne respectent pas les droits des femmes et les droits des peuples ! L'islam politique a échoué dans un certain nombre d'États car ce ne sont pas des régimes durablement stables. Je ne crois pas, par ailleurs, que la Turquie ait l'intention de renoncer à son soutien aux Frères musulmans dans les dix ans qui viennent. Les Frères musulmans et les salafistes ont donc encore de beaux jours devant eux.

Nous n'avons pas encore réalisé le travail permettant d'établir un chiffrement précis de nos besoins en termes de masse. Il devra sans doute être accompli lors d'une nouvelle revue stratégique, en 2022, à l'issue d'une première mandature qui aura permis de consolider le modèle et de lancer certains éléments de modernisation. Ce travail devra être fait en tenant compte de nos partenaires européens car l'armée française ne peut agir seule dans un conflit de haute intensité.

L'Initiative européenne d'intervention n'est surtout pas un club européen d'intervention au mais une enceinte de réflexion et de partage. Il faut se garder de lui donner une autre ambition, sous peine de rebuter nos partenaires – en particulier allemands. La participation accrue de nos partenaires dans l'opération Takuba procède pour une part importante des réflexions menées au sein de l'Initiative européenne d'intervention, tout comme l'engagement maritime, notamment danois, dans le golfe de Guinée ou l'opération Agénor. Nous devons réfléchir à un mécanisme qui permette de faire d'opérations lancées par un ou plusieurs partenaires européens des opérations européennes à part entière. Cette réflexion a déjà été engagée avec M. Borell et avec le général Graziano au sein du Comité militaire de l'Union européenne.

L'engagement dans la guerre et ses conséquences sur les familles – séparation des enfants et du conjoint pendant de longs mois, stress, danger – sont au cœur de la singularité militaire. Les familles doivent donc être suivies et aidées mais cette nécessité entre parfois en contradiction avec une revendication forte des familles du strict respect de la sphère privée. Capitaine, je me souviens de m'être heurté à cette difficulté : les Marsouins que je commandais ne voulaient pas partager l'adresse et le numéro de téléphone de leurs familles. Or, lorsqu'un drame survient, les familles se souviennent qu'elles ont besoin d'être aidées. L'aide est plus efficace si des rapports préalables ont pu être établis.

La singularité militaire se traduit également par la mobilité géographique des militaires, qui pèse d'ailleurs davantage sur les officiers que sur les sous-officiers, les officiers mariniers ou les militaires du rang. Cette mobilité géographique entraîne plusieurs difficultés pour l'accès à la propriété, pour la scolarité des enfants et pour l'emploi du conjoint et sa retraite. Leur résolution passe par le traitement spécifique des conjoints de militaires. Ce combat doit être mené sur le plan interministériel et doit se traduire par des priorités d'affectation dans la fonction publique, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Une autre solution consiste à accepter une sédentarisation relative des militaires qui passerait par un développement du télétravail – on peut imaginer par exemple qu'un officier résidant à Bordeaux et affecté à l'état-major à Paris n'y passe que trois jours pour travailler deux jours en télétravail – et par une régionalisation des carrières. Un sous-officier affecté au 3e Régiment d'infanterie de marine à Vannes pourrait ainsi poursuivre sa carrière à Saint-Cyr Coëtquidan, puis à l'état-major à Rennes, avant de revenir à Vannes. Ce travail est déjà en cours et il devrait permettre de répondre partiellement à la question de la mobilité géographique.

En ce qui concerne les drones, nous nous trouvons dans une situation de faiblesse en raison de contraintes juridiques. Ainsi, le drone MALE européen est contraint par des règles de navigabilité issues des règlements européens qui en font un équipement coûteux alors que nous avons face à nous des gens qui fabriquent en grande quantité des drones rustiques et efficaces. Nous devons donc nous interroger dans le domaine du lawfare pour savoir comment nous affranchir de certaines contraintes juridiques issues du droit national et du droit européen.

L'emploi de munitions rodeuses n'est pas acceptable d'un point de vue éthique. Plus la distance avec la cible à détruire est grande, plus le questionnement éthique importe. C'est une réflexion qui a été menée au sein du Comité d'éthique du ministère des Armées. Les drones que nous utilisons permettent de contrôler la munition tirée sur la cible qui est identifiée précisément jusqu'au moment du déclenchement du tir.

La transition énergétique peut être en effet l'occasion de relancer une ambition européenne. Des projets portant sur la transition énergétique ont toute leur place dans le cadre de la coopération structurée permanente des projets. J'ai rencontré récemment des élus de Nouvelle-Calédonie pour leur faire part de la stratégie des armées dans la zone Pacifique. Je leur ai dit que l'Europe a un rôle à jouer dans la zone indopacifique pour éviter que tout ne s'articule autour d'une confrontation frontale entre les États-Unis et la Chine, mais aussi parce que l'Europe, sans doute plus que les États-Unis ou la Chine, est capable de prendre en compte les enjeux environnementaux et d'être sensible au dérèglement climatique dans une zone où de nombreux petits États sont très menacés par ses évolutions.

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