Intervention de l'amiral Pierre Vandier

Réunion du mercredi 16 juin 2021 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

l'amiral Pierre Vandier, chef d'état-major de la marine :

Effectivement, le CEMA m'a confié, dès mon arrivée, un mandat consistant à élaborer une stratégie de Seabed Warfare. Pour la partie économique des enjeux relatifs aux grands fonds marins, un document est en cours d'élaboration sous l'égide du Premier ministre, et un autre, concernant les câbles, est rédigé par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale. Pourquoi donc y revenir sous l'angle militaire ?

C'est à l'occasion des opérations de recherche de l'épave du sous-marin Minerve que nous avons pris conscience du décrochage capacitaire subi ces dernières années dans ce domaine. Les moyens de l'État – c'est-à-dire ceux de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER), ceux de la Marine nationale, etc. – ne permettaient d'explorer que 2 milles nautiques carrés par jour. Nous avons donc dû avoir recours à une société américaine qui en couvrait 60 par jour. Pour une puissance mettant en œuvre des sous-marins nucléaires d'attaque ou lanceurs d'engins, disposer de capacités d'intervention et de sauvetage sur les fonds marins fait partie des outils de crédibilité.

En outre, nous nous sommes aperçus que des étrangers montraient un intérêt particulier à naviguer au large de nos côtes, juste à la verticale de câbles sous-marins. Une douzaine de gros câbles sont actuellement déployés sur les fonds sous-marins par les GAFA en Atlantique. De tels câbles transportent actuellement 98 % du trafic internet mondial Il y a là des enjeux en termes de renseignement et de surveillance de fonds sous-marins, car ces câbles peuvent être utilisés aussi à des fins de détection. Des travaux universitaires soulignent le fait que les technologies de fibres optique employées dans ces câbles leur confèrent la capacité de détecter des séismes mêmes très faibles et donc pourquoi pas de détecter le passage de sous-marins….

Notre stratégie recouvre donc plusieurs aspects. Concernant la protection des câbles sous-marins et des données, nous travaillerons en coopération avec nos alliés. Cet enjeu s'inscrit dans le prolongement de la guerre des mines – j'ai évoqué le programme SLAMF. La guerre des mines va de 0 à 200 mètres, mais certains objets très efficaces, comme les véhicules autonomes sous-marins – Autonomous Underwater Vehicles (AUV) –, tels que des gliders, sont capables de mener des missions à des profondeurs beaucoup plus grandes.

Concernant la recherche et la récupération d'objets sensibles, nous devons être capables de récupérer, avant que d'autres ne le fassent, certains débris sensibles issus de tirs en mer. Enfin, nous avons besoin de développer des solutions alternatives à la radionavigation non seulement pour nos sous-marins mais aussi pour nos bateaux. Une meilleure connaissance de la cartographie des fonds sous-marins, que ce soit leur relief ou certaines anomalies physiques, permet de recaler la navigation sans avoir besoin du Global Positioning System (GPS) ou du Galiléo européen. Plus largement, cela permet l'accès aux ressources naturelles et à leur protection – je pense notamment aux nodules sous-marins.

Toutes ces questions font l'objet d'une activité très riche de la part des grandes puissances. Les Britanniques vont d'ailleurs bientôt lancer un navire leur permettant d'inspecter les câbles sous-marins comme vous l'avez souligné.

Une première capacité exploratoire nationale va être acquise dans le cadre de l'actualisation de la loi de programmation militaire. Nous allons acquérir un drone AUV performant et un Remotely Operated underwater Vehicle (ROV), c'est-à-dire un véhicule sous-marin téléguidé, capable de descendre jusqu'à 6 000 mètres de fond. L'objectif est d'obtenir assez vite une fiche de caractéristiques militaires complémentaires pour en intégrer sur le premier des nouveaux bâtiments destinés à la guerre des mines qui sera livré en 2026. Avec des adaptations mineures, il incorporera, en parallèle du système de drones de guerre des mines SLAMF, des capacités à comprendre, à agir, si besoin, sur les câbles sous-marins et aussi à procéder au relevage d'objets dans les grands fonds.

S'agissant des FDI, il est en effet dommage de ne pas avoir intégré les capacités de guerre électronique que vous évoquiez. Cela relève d'un choix budgétaire : lors du lancement du programme en fin de la LPM précédente, l'ajout de ces capacités n'entraient pas dans l'enveloppe financière. Il a donc été décidé de les inclure dans le programme visant à faire évoluer les frégates, ce qui conduit à reporter à 2026 l'ouverture de la ligne budgétaire qui permettra de les financer. De la même façon qu'il est beaucoup plus coûteux de faire installer a posteriori un radar de recul sur une voiture que de choisir un véhicule déjà équipé en série, programmer de telles dépenses sur une dizaine d'années, en raison de contraintes budgétaires qui peuvent paraître mineures, se révèle en définitive beaucoup plus onéreux pour l'Etat. D'une façon générale, la mécanique consistant à réduire les cibles et à reporter les commandes se traduit, sur dix ans, par des consommations de crédits beaucoup plus élevées.

Au sujet de la zone Indo-pacifique, je me suis exprimé récemment, dans une interview parue dans Le Monde. Chaque année, à l'image d'un collier étrangleur, nous sommes un peu plus sous pression dans cette région du monde. La présence militaire chinoise s'affirme de plus en plus avec dureté. Désormais, dès l'entrée en mer de Chine, alors que nous naviguons en espace maritime international, nous sommes systématiquement escortés de très près par des navires militaires chinois. Cette année, nous avons subi des contraintes de navigation, à l'image d'un passant sur un trottoir qui reçoit des coups d'épaule et doit dévier de son chemin. L'approche qu'a la Chine de la zone est de plus en plus territorialisante. Le niveau de la marine chinoise est au-delà de ce que nous imaginions. À la suite de la mission Marianne, menée par le SNA Émeraude, nous avons recalé notre modèle vieux de quatre ans. Les chinois ont désormais du matériel moderne et de bonne qualité. Reste à apprécier, avec nos alliés, leur réel niveau militaire. Sont-ils réellement capables de mener des opérations pointues ? En tout cas, ils ont dorénavant la capacité d'accompagner avec leurs corvettes et frégates, dans chaque détroit de la mer de Chine, les navires militaires occidentaux qui y transitent.

Mes discussions avec mes homologues américain et britannique ont eu lieu à Toulon. Nous avons globalement les mêmes constats et les mêmes conclusions. C'est à la fois rassurant, puisque cela conforte notre analyse stratégique, et préoccupant, parce que cela ne présage pas d'un avenir radieux.

Nous avons eu de longues discussions sur notre capacité à agir ensemble en mer. La mise en service du F-35, en particulier, conduit à s'interroger sur l'interopérabilité entre les avions de quatrième et de cinquième générations.

Mon homologue américain m'a indiqué que l'objectif de la manœuvre des dix prochaines années était d'établir un dialogue stratégique et de sécurité avec la Chine, dans la zone et dans le reste du monde. La Chine a envie de modifier des règles internationales, de sortir d'un état qui ne lui convient pas. En mer, son objectif est clairement d'étendre sa surface. Cette évolution se poursuivra, sauf si l'on trouve le moyen d'équilibrer le dialogue stratégique. Je concluais l'interview dans Le Monde en disant que personne ne voulait la guerre, mais que beaucoup voulaient changer les équilibres. La question est donc de savoir si l'on peut changer des équilibres sans faire la guerre…

Le format de la Marine nationale a été dessiné dans le livre blanc de 2013, que la loi de programmation militaire 2019-2025 n'a d'ailleurs pas modifié : mettre en œuvre des moyens navals significatifs sur deux à trois théâtres simultanés. La difficulté tient au fait que les moyens de la Marine se retrouvent déployés sur quatre à cinq théâtres simultanés : en Atlantique, en Méditerranée, dans la mer Rouge, en océan Indien et enfin dans le Pacifique. Dans la programmation militaire des trois prochaines années, je ne dispose d'aucune variable d'ajustement : dans toutes les missions prévues, les frégates se succèdent les unes après les autres.

La décennie en cours est importante car marquée par l'achèvement du renouvellement du segment frégates. Le format des quinze frégates de premier rang est aujourd'hui tenu grâce à cinq frégates légères furtives (FLF) qui commencent à vieillir et dont la valeur militaire est nettement insuffisante, car faiblement équipées en moyens anti-sous-marins (ASM) et d'autodéfense.

L'avancement du programme des FDI bénéficie du fait que les prospects en matière d'exportation vers la Grèce ne se sont pas encore concrétisés. La livraison de la deuxième FDI a été avancée mais si l'exportation a lieu, ce sera un bâtiment grec, et l'on reprendra le calendrier initial de livraison. Naval Group s'étant mis en situation de produire un bateau tous les neuf mois, une frégate peut être livrée à la France tous les dix-huit mois. Si l'exportation vers la Grèce ne se fait pas, l'outil industriel produira à la bonne cadence et nous aurons au moins les trois premières frégates plus vite.

Le programme MAWS est important pour nous, puisqu'il est destiné à remplacer, à l'horizon de 2032-2035, les Atlantique 2 modernisés – modernisation qui témoigne d'ailleurs de l'excellente maîtrise du système d'armes par nos industriels. Grâce à cet avion, Dassault et Thales nous font revenir parmi les clubs de première division en matière de lutte anti sous-marine depuis les airs.

Nous attendons les déclarations allemandes et le vote au Bundestag, prévu le 21 juin. Les Allemands ont indiqué par voie de presse leur choix de la solution intérimaire consistant en l'achat de P-8. Compte tenu de son coût, on peut légitimement se demander si cette solution n'est qu'intérimaire.

Le programme MAWS est toujours en phase 2, c'est-à-dire au stade de la réflexion sur le besoin et la manière de constituer ce système composé de l'avion piloté et de drones. Comme pour le système de combat aérien futur (SCAF), nous en sommes à la conception de l'architecture. LA bonne nouvelle dans ces péripéties, c'est que l'attitude des britanniques et des allemands confirme le caractère essentiel de la patrouille maritime. Les britanniques l'avaient abandonnée pendant des années et mesurant les lourdes conséquences de cet abandon pour la mise en œuvre sûre de leurs SNLE font depuis peu machine arrière en se dotant de P-8 flambant neufs fabriqués par Boeing. Les Allemands, qui avaient de vieux Lockheed P-3, qui furent longtemps les concurrents de nos Atlantique, expriment le besoin urgent d'une patrouille maritime anti-sous-marine de bon niveau. Cela me ramène à l'augmentation continue de la pression exercée par les russes en Atlantique qui, pour garantir la liberté d'action de la dissuasion nucléaire, nous imposent de disposer, face à eux, de moyens de lutte anti sous-marine de haut niveau plus importants.

Concernant les pollutions illicites au large de nos côtes. En 2020, 111 cas de pollution au sens large ont été détectés dans les différentes zones économiques exclusives françaises. 1 seul cas de pollution s'est révélé illicite. Plus généralement, on constate que le nombre de rejets illicites dans nos ZEE décroît de manière continue depuis 10 ans. Dans les eaux sous juridiction française, les armateurs et capitaines peu scrupuleux craignent dorénavant la capacité de l'Etat français à détecter, à identifier, à dérouter quand c'est possible et à sanctionner lourdement les pollueurs. Cela rappelle d'ailleurs l'importance et l'urgence du programme des futurs patrouilleurs océaniques (PO) qui devrait être lancé l'année prochaine. Dans l'affaire de la Corse, c'est un Falcon 50 de la Marine qui a repéré la pollution et permis le déclenchement le plus tôt possible du dispositif de lutte antipollution à terre et en mer.

Nous travaillons dans ce domaine en étroite coopération avec nos voisins européens comme l'Espagne ou l'Italie et aussi avec l'agence européenne de sécurité maritime (EMSA) qui disposent de moyens d'intervention en alerte. Cela fonctionne bien, mais il faut rester vigilant, entraîné, réactif, bien équipé comme l'ont prouvé nos marins lors de l'incendie puis de la lutte contre la pollution issue du naufrage du navire Grande America au large de nos côtes atlantiques en 2019.

J'ai récemment discuté de la piraterie et du brigandage avec le président du Cluster maritime français. Le précédent du golfe d'Aden n'est pas applicable à la situation dans le golfe de Guinée. Dans le premier cas, en effet, la faillite de l'État somalien permettait aux pirates de saisir et de conserver longtemps, et en toute impunité, des navires et des équipages dans les eaux sous juridiction somalienne. Au sud de l'île de Socotra, il y a eu ainsi jusqu'à une quinzaine de bâtiments saisis par les pirates, qui ont attendu des mois, voire des années le paiement des rançons pour être libérés. Le droit international interdisait d'aller les récupérer de force dans les eaux territoriales d'un État, fût-il failli. Dans le golfe de Guinée, il n'y a pas d'État failli. Tous les pays sont souverains et le revendiquent souvent avec énergie.

On a plutôt affaire à du brigandage dans le golfe de Guinée. Des gens montent à bord, saisissent des otages, les ramènent à terre ou prennent des biens, mais ne saisissent aucun bateau. Généralement, les prises d'otages durent quarante-huit heures. Les enjeux ne sont donc pas du tout les mêmes. Nous expliquons donc aux armateurs que même si des frégates étaient envoyées en nombre dans le golfe de Guinée, aucun outil juridique ne leur permettrait de faire face au problème du brigandage. Nous préconisons plutôt de continuer à améliorer la coopération avec les pays du golfe de Guinée et de transférer aux pays souverains de la région du savoir-faire en matière de lutte anti-piraterie. À ce titre, le travail effectué par le MICA Center basé à Brest, notamment dans le cadre de la coopération navale volontaire mais aussi en soutien à l'architecture de Yaoundé, permet des échanges de qualité et une meilleure connaissance de la situation sécuritaire qui règne dans cette zone. Les Best Management Practices (BMP) sont aujourd'hui appliqués par la plupart des navires de commerce et permettent de mieux appréhender une attaque. Les équipages s'entrainent en particulier à rallier la citadelle du navire en un minimum de temps. Les marines locales s'entraînent et se coordonnent de mieux en mieux ce qui leur permet d'intervenir plus rapidement dans leurs eaux territoriales.

Je suis donc plutôt optimiste. L'Europe a une carte à jouer dans cette zone par l'intermédiaire de la Coordinated Maritime Presence (CMP). Les danois, grands opérateurs maritimes, les italiens et les français y sont présents. Nous espérons amener d'autres pays européens dans la zone.

La cybersécurité et la formation des experts en cybersécurité n'échoient pas à la marine : ce sont le commandement de la cyberdéfense (COMCYBER) et la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) qui en sont chargés. Pour la Marine, nous avons demandé 90 créations de postes dans le cyber et avons ouvert un cours à l'école de Saint-Mandrier. La marine nationale emploie 150 personnels dans le domaine cyber et en fournit 250 à l'interarmées. Certes, on les paie moins bien que dans le privé, mais les gens viennent chez nous parce que les cas d'usage les intéressent. Ce que nous faisons dans l'armée est légal et passionnant ! Je dis souvent aux marins que le plaisir au travail, c'est 30 % de la rémunération. De nombreuses personnes viennent aussi chez nous pour ensuite rejoindre le secteur privé. Le véritable challenge pour nous est donc moins de les recruter et de les former que de les conserver.

L'impact de l'échouement de l' Evergreen dans le canal de Suez sur le trafic maritime global a été marginal. Au moment où l' Evergreen était bloqué, le SNA l' Émeraude remontait la mer Rouge pour franchir le canal de Suez. Nous comptions les jours car nous ne pouvons pas garder un sous-marin au mouillage. Nous avions prévu, si le canal de Suez restait impraticable, de faire redescendre le sous-marin jusqu'à Djibouti. La fermeture du canal de Suez n'est pas rédhibitoire. Le passage était d'ailleurs fermé durant la seconde guerre mondiale et en 1956 pendant la crise de Suez. Cette fermeture peut enclaver la Méditerranée mais, en l'occurrence, l'épisode a été suffisamment court pour ne pas avoir un tel impact.

Cet incident conduit néanmoins à considérer que les routes maritimes méritent une attention toute particulière. La présidence française du Conseil de l'Union européenne permettra de sensibiliser nos homologues européens à l'importance de consacrer des moyens militaires pour patrouiller sur les routes menant en Asie, au moins dans le golfe d'Aden et dans l'océan Indien. Une opération de type CMP impliquant même des pays ne participant pas à la politique européenne de sécurité et de défense commune (PESDC), comme le Danemark, dans cette zone serait intéressante : que des Européens viennent patrouiller de Suez à Ormuz, en agrégeant l'opération Atalante et l'opération Agénor, contribuerait pour beaucoup à la sécurité maritime dans cette zone et allégerait notre propre charge, au bénéfice d'autres actions, compte tenu du format contraint des frégates de la Marine que j'évoquais précédemment.

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