La séance est ouverte à neuf heures trente.
Chers collègues, nous recevons l'amiral Pierre Vandier, chef d'état-major de la marine, dans le cadre du cycle d'auditions relatif à l'actualisation de la loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025. Il s'agit, notamment, de mieux nous préparer à la déclaration du Premier ministre qui aura lieu le 22 juin en séance publique, sur le fondement de l'article 50-1 de la Constitution. Cette déclaration sera suivie d'un débat et d'un vote.
C'est la deuxième fois que nous avons le plaisir de vous recevoir, amiral. Nous vous remercions vivement de votre présence. Nous souhaitons ne pas nous limiter au seul prisme budgétaire – même si nos attentes sont nombreuses en la matière –, car nous sommes attentifs à l'adaptation de la LPM à l'évolution des enjeux stratégiques.
Je retiens de votre précédente audition trois constats.
D'abord, l'usage stratégique de la mer est de retour : celle-ci est redevenue une zone de frictions, de démonstrations de puissance et sans doute, à l'avenir, d'affrontements. Ensuite, le fait qu'une marine s'entretient et se renouvelle en permanence : les marins passent, et les équipements vieillissent. Enfin, dans certains domaines, le besoin de retrouver de l'épaisseur, de la robustesse et de la résilience se fait sentir.
Ce dernier constat a d'ailleurs justifié, dès votre nomination, votre souhait d'accélérer le plan Mercator, lancé par votre prédécesseur. Cette accélération sera articulée autour de trois axes : la marine de combat, la marine de pointe et la marine de tous les talents. Le programme se traduit par neuf projets intitulés « amers » – au sens maritime du terme, bien entendu.
La revue stratégique a fait l'objet d'une actualisation. Comment les conclusions de cette dernière ainsi que l'accélération du plan Mercator s'inscrivent-elles dans les travaux d'adaptation continue de la programmation militaire ?
Quelles sont les conséquences spécifiques des annonces du Président de la République du 8 décembre dernier sur le choix d'une propulsion nucléaire pour le porte-avions de nouvelle génération, dont le coût global devrait avoisiner les 5 milliards d'euros, et dont l'admission en service actif est prévue en 2038 ?
J'en profite pour féliciter le groupe aéronaval pour la réussite de la mission Clemenceau 21, au cours de laquelle il a apporté sa contribution à la lutte contre le terrorisme, en intégrant l'opération Chammal, et à la liberté de circulation en mer Méditerranée. J'ai eu l'occasion de célébrer le retour du Charles-de-Gaulle à Toulon la semaine dernière, avec vous, avec M. le Premier ministre et avec Mme la ministre des Armées. Au nom de notre commission, je vous renouvelle mes félicitations ainsi qu'à l'ensemble des marins du groupe aéronaval.
Dans un entretien au Monde, vendredi dernier, vous vous inquiétiez du durcissement du comportement de la marine chinoise dans l'Indo-Pacifique. Cette zone est devenue le nouveau centre géostratégique du monde. Sa prise en compte dans la stratégie de défense française fait l'objet d'une mission d'information de notre commission dont les co-rapporteures sont Monica Michel-Brassart et Laurence Trastour-Isnart. Je reviens, pour ma part, d'une mission aux Émirats arabes unis, où j'ai pu échanger avec un responsable Indien. Quelle est votre perception de l'évolution de notre présence dans cette zone et de notre capacité à assumer pleinement la protection de nos intérêts régionaux ?
Madame la présidente, Mesdames, Messieurs les députés. Lors de ma première audition, j'avais longuement abordé notre perception de l'évolution stratégique du monde. Neuf mois après ma prise de fonctions, le constat initial ne fait que se confirmer. La compétition sino-américaine s'amplifie, jour après jour, dans de multiples domaines. Le réarmement de la mer s'est accentué tout spécialement pour la Chine qui, le 23 avril, a admis au service actif, le même jour, le porte-hélicoptères Hainan, dont la taille et le déplacement sont comparables à ceux du Charles-de-Gaulle, le sous-marin nucléaire lanceur d'engins (SNLE) Changzheng-18, le sixième de sa classe, et le Dalian, troisième destroyer lance-missiles de type 55, long de 180 mètres, pesant 12 000 tonnes – soit deux fois le Forbin – et disposant de 112 cellules de lancement vertical, soit à lui tout seul la capacité de cinq de nos frégates multimissions (FREMM).
Parallèlement, la marine indienne a annoncé la construction de six sous-marins nucléaires d'attaque (SNA) et la marine russe nous a offert une démonstration de force en Arctique en faisant émerger simultanément à travers la glace trois sous-marins espacés de quelques centaines de mètres.
La boussole stratégique du monde reste donc résolument orientée vers le réarmement en mer.
La publication de l' Integrated Review par les Britanniques a le mérite de conforter le bien-fondé de nos choix capacitaires, puisqu'elle annonce des investissements dans le cyber, le numérique et le spatial, confirme le format à deux porte-avions de la marine britannique et affiche la volonté de déployer des unités en prépositionnement dans l'océan Indien. L'Integrated Review révèle la même urgence d'investir dans le domaine du Seabed Warfare, c'est-à-dire la compétition dans les fonds sous-marins.
Par ailleurs, j'ai pu échanger avec mes homologues britannique et américain la semaine dernière, à Toulon, à bord des deux porte-avions, français et britannique. Leurs constats et leurs conclusions rejoignent les nôtres. C'est à la fois rassurant, puisque cela conforte notre analyse stratégique, et préoccupant, parce que cela ne présage pas d'un avenir radieux.
La direction stratégique que j'ai donnée à la marine en janvier dernier à travers la vision Mercator 21 maintient les trois axes retenus par mon prédécesseur tout en prenant acte de l'accélération géopolitique. Le plan Mercator accéléré met l'accent sur la nécessité d'une élévation franche du niveau de préparation opérationnelle de la marine en intégrant l'ensemble des domaines et champs de la conflictualité, sur l'accélération du tempo capacitaire pour suivre l'accélération des évolutions technologiques et des menaces, sur l'adaptation du fonctionnement de nos ressources humaines de manière à attirer, conserver et permettre à des talents de s'épanouir chez nous, au service d'une marine de combat.
Je souhaiterais maintenant vous parler de quelques opérations phares réalisées par la marine depuis ma dernière audition devant cette commission.
De septembre 2020 à avril 2021 a eu lieu la mission Marianne que je compare souvent, en raison de sa complexité, à la fameuse mission « Apollo 11 ». Nous avons réussi à préparer et envoyer un sous-marin et son équipage de l'autre côté de la planète pendant sept mois en ne prévoyant d'y mener aucune intervention technique majeure.
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Ce sous-marin a navigué en mer de Chine orientale et méridionale et est revenu en passant par le détroit de la Sonde, Djibouti, et enfin la Méditerranée. Au cours de cette mission, 30 000 milles nautiques ont été parcourus, soit 55 500 kilomètres, c'est-à-dire 1,3 fois le tour de la Terre ! Les deux équipages du sous-marin (2 fois 70 hommes) ont ainsi vécu pendant 199 jours de mer dans 70 mètres carrés, soit environ la taille de cette salle, ce qui, vous en conviendrez, exige un esprit de cohésion assez développé.
Voici une photo montrant un exercice (PASSEX) avec un porte-aéronefs japonais en mer des Philippines, avant que le sous-marin ne plonge en mer de Chine.
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Le 6 décembre 2020 a eu lieu le sauvetage de Kevin Escoffier, dont le bateau avait coulé à la suite d'une avarie majeure. Le navigateur, récupéré par Jean Le Cam, est resté une semaine à bord du bateau de celui-ci, avant que la frégate de surveillance Nivôse, qui était à La Réunion, n'appareille pour le récupérer à la faveur d'un trou de beau temps. Car le véritable savoir-faire de l'opération a bien consisté dans la bonne utilisation des prévisions météorologiques : trouver, dans une mer démontée, les quelques heures de beau temps nécessaires à la réalisation de l'opération.
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L'année 2021 est marquée par des saisies records de cocaïne. Voici une photo de la saisie, le 21 mars, à bord du cargo Najlan, de 6 tonnes de cocaïne. Une saisie record !
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Trois jours plus tard, dans l'océan Indien, le Tonnerre, le Surcouf et le Nivôse saisissaient simultanément, dans trois navires différents, 4 tonnes de cannabis, de méthamphétamines et d'amphétamines. Entre janvier et mai 2021, nous avons saisi 29 tonnes de drogue, soit quinze fois plus que durant toute l'année 2014 et deux fois plus qu'en 2019. La coopération avec nos différents partenaires dans le domaine du renseignement amont est plus fructueuse et nous disposons désormais d'outils juridiques adaptés pour être efficaces.
La mission Jeanne d'Arc est en cours. Elle vient de quitter Colombo après une escale au Sri Lanka. Partie de Toulon en février, elle rentrera début juillet. La photo suivante montre l'exercice naval La Pérouse 21, dans le golfe du Bengale.
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C'est un exercice important mené par la France, avec la participation cette année d'un navire américain, de deux frégates australiennes, d'une frégate japonaise et de navires indiens. Cet exercice multinational a permis de réaliser de nombreuses manœuvres tactiques, d'expérimenter des liaisons de données et de travailler ensemble dans le domaine de la lutte antiaérienne.
La mission Jeanne d'Arc embarque, pour les former, pendant plusieurs mois, plusieurs centaines d'élèves officiers. Cette mission permet aussi d'affirmer notre présence dans des zones d'intérêt stratégique. Le Tonnerre aura pu ainsi naviguer à deux reprises en mer de Chine, réaliser une escale au Japon, participer à l'exercice Arc 21 avec les Américains, les Australiens et les Japonais, et mener des opérations réelles comme la saisie de 7 tonnes de stupéfiants.
Madame la présidente, vous avez évoqué la mission Clemenceau. La photo suivante montre le catapultage, de nuit, d'un Rafale équipé de la nacelle Reco-NG qui va mener des opérations de reconnaissance aérienne.
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Au cours de cette mission Clemenceau, des exercices bilatéraux ont été menés avec des pays comme l'Inde. La photo suivante montre le sous-marin indien Khanderi, de type Scorpène.
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Organisée du 21 février au 4 juin 2021, la mission Clemenceau a participé à l'opération Chammal et a permis à la France de prendre le commandement de la Task Force 50 américaine, pendant plus de cinq semaines. Ce commandement illustre la grande confiance mutuelle et le haut niveau d'interopérabilité entre les marines américaine et française.
Dans le domaine technique, le 21 mai, au large du Royaume-Uni, le Forbin a réalisé un tir Aster 30 remarquable, dans le cadre d'un exercice de l'OTAN baptisé Formidable Shield, qui a lieu tous les deux ans au large de l'Écosse. La photo que vous voyez montre le départ d'un Aster 30 vers une cible supersonique américaine, évoluant à Mach 2,7 – soit 925 mètres à la seconde – à 15 mètres au-dessus de l'eau. La cible supersonique a été détruite par le missile Aster 30.
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Ce troisième tir réussi dans le domaine supersonique démontre que nous disposons d'outils de haut du spectre et incarne aussi l'exigence exprimée dans le plan Mercator accéléré d'une marine en pointe et d'une marine de combat.
Enfin, quelques nouvelles du sous-marin La Perle qui avait connu un terrible incendie en juin 2020, le jour même du tir d'acceptation réussi no 4 du Téméraire. La partie arrière de La Perle et la partie avant du Saphir ont été rapprochées et soudées dans les chantiers de Naval Group à Cherbourg. Le sous-marin a été mis à l'eau il y a quelques semaines. Il devrait rejoindre le cycle opérationnel en 2023.
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J'en viens maintenant à l'actualisation de la LPM. La Ministre vous a présenté en audition le 4 mai les principaux axes des ajustements induits par l'actualisation de l'analyse stratégique de 2021. La modification des équilibres est mineure, mais ces ajustements intègrent le coût de la réparation, pour l'État, de La Perle dont je vous ai montré des photos.
La Marine bénéficie en premier lieu des efforts réalisés sur l'axe « mieux détecter et contrer ». Ainsi, pour répondre aux enjeux stratégiques en matière de surveillance des activités conduites sur les fonds marins, une première capacité d'investigation à grande profondeur sera acquise pour débuter des essais dès fin 2022. La Marine lance aussi la construction des locaux du Centre de Renseignement de la Guerre Electronique (CRGE) qui renforcera ses capacités d'analyse des signaux de guerre électronique.
Si le deuxième axe « mieux se protéger » de ces travaux d'ajustement est prioritairement orienté dans la perspective des grands rendez-vous métropolitains de 2023-2024, la Marine doit elle-aussi faire face à la menace des drones aériens en mer comme à terre. Le développement des capacités de lutte anti drones permettra dans un premier temps de renforcer la protection des points d'importance vitale en métropole.
Enfin le troisième axe « mieux préparer nos armées » donne à la Marine les moyens de recompléter le stock de pièces de rechange afin d'améliorer la disponibilité de ses moyens aériens et navals, et de renforcer sa résilience face à une crise telle que celle que nous avons traversée depuis 15 mois. Cet effort permet de lancer les commandes de munitions d'artillerie navale afin de stabiliser les stocks de munitions 100mm et 76mm à un niveau suffisant pour répondre à la situation opérationnelle de référence.
Ces « accélérations » dans certains domaines, n'ont été rendues possibles que grâce à des choix capacitaires assumés collectivement au sein du ministère des armées qui amènent à revoir certains jalons de la LPM.
Pour la marine, les « décélérations » concernent notamment :
- Le renouvellement des navires hydrographiques portés par le programme CHOF qui sera décalé d'1 ans : le premier BH Ng sera livré en 2027, le second en 2028 ;
- Le décalage d'1 an de la rénovation à mi-vie des frégates de défense aérienne ;
- Le décalage d'1 an du programme SLAM-F destiné à remplacer les capacités de guerre des mines en service aujourd'hui et dont les CMT (chasseurs de Mines tripartite) devront attendre, pour les plus anciens, 42 ans de bons et loyaux services pour être remplacés : la livraison du premier Bâtiment de Guerre Des Mines (BGDM) devrait avoir lieu 2026.
Ces travaux d'ajustement ne remettent cependant pas en cause les efforts faits en LPM pour donner aux marins les moyens de faire valoir les intérêts de la France : les crédits d'EPM progressent et permettent de notifier des contrats de MCO « verticalisés » dont les premiers résultats sont aujourd'hui constatés sur Rafale notamment. Les marins bénéficient aussi des efforts faits en matière d'aménagement de la vie à terre (WIFI à terre avec 160 bâtiments connectés, rénovation des installations sportives) mais aussi en matière d'habillement avec une mise à niveau de l'équipement du combattant (remplacement des tenues de protection de base, des tenues des forces spéciales et des fusiliers). Enfin, des équipements modernes entrent en service, comme la première frégate multi-missons Alsace dont les capacités sont renforcées dans le domaine de la défense aérienne et d'autres sont rénovées pour en prolonger la vie opérationnelle, comme la FLF « Courbet » ou les trois ATL2 portés au standard 6.
En conclusion, je dirais que les opérations de la marine notamment en Indo-Pacifique et cet ajustement de la LPM en 2021 démontrent que dans un monde qui a accéléré, il nous faut être en permanence agiles, résilients et attentifs aux évolutions technologiques pour conserver notre autonomie stratégique et notre capacité d'intervenir dans tous les milieux y compris les nouveaux milieux de confrontation que sont les fonds marins ou le cyber, loin, longtemps et efficacement.
Pour ce faire, nous avons besoin de l'application de la LPM 2019-2025 sur toute sa durée. Nous avons besoin, cette année comme dans les années à venir, de la même constance et de la même détermination à l'appliquer à l'euro près pour continuer l'effort de reconstruction, de modernisation et de préparation au combat de notre marine.
Je tiens tout d'abord à vous remercier, en notre nom à tous, pour votre intervention exhaustive qui nous a éclairés sur l'adaptation de la LPM, en relation avec les nombreux enjeux auxquels la marine nationale est confrontée.
Conformément à la trajectoire de la LPM, les moyens poursuivent leur augmentation : 1,7 milliard d'euros supplémentaires en 2021, soit une hausse de 4,5 %. Ils s'établissent ainsi, hors pensions, à près de 40 milliards d'euros, dont 22 milliards seront investis dans la modernisation des infrastructures et des équipements. En 2021, l'action Préparation des forces navales est dotée de 3,8 milliards d'euros en autorisations d'engagement et de 2,6 milliards d'euros en crédits de paiement.
La LPM est porteuse de fortes ambitions pour la marine, avec le renouvellement de nombre de ses composantes à l'horizon de 2025, dont les FREMM, les frégates de taille intermédiaire (FTI), les patrouilleurs outre-mer (POM) – et, plus largement, le programme de bâtiments de surveillance et d'intervention maritime (BATSIMAR) –, les SNLA et la rénovation des ATL2.
Avec ses trois façades maritimes métropolitaines, sans oublier le fait qu'elle possède la deuxième zone économique exclusive (ZEE) du monde, la France a besoin d'une marine forte. C'est d'autant plus vrai que la mer est redevenue une zone de frictions et de démonstrations de puissance souvent désinhibées ; elle pourrait même être une zone d'affrontements, théâtre du retour de combats navals de haute intensité.
Nous avons besoin de constance dans l'exécution de la LPM. Si les budgets et l'ambition sont présents, des ruptures temporaires de capacité sont encore devant nous à cause du fait que certaines décisions ont trop tardé. En effet, le temps de la marine est un temps long : il faut environ dix ans pour réaliser un programme. Or, compte tenu des choix opérés au début des années 2010, la décennie 2020 s'annonce difficile pour la marine, notamment outre-mer : cette année, la Polynésie et la Nouvelle-Calédonie devront se contenter d'un seul patrouilleur. On relève également des ruptures temporaires de capacité pour les patrouilleurs océaniques, les bâtiments de commandement et de ravitaillement – j'ai fait mon service militaire sur le pétrolier-ravitailleur Durance ; un navire de la même génération naviguait encore il y a peu – et les avions de surveillance maritime.
Comme vous le dites, le temps capacitaire est deux à trois fois plus long que le temps politique. Si nous sommes heureux de voir enclencher autant de programmes, il nous tarde – et à vous plus encore qu'à nous, bien entendu – qu'ils soient entièrement opérationnels. Vous avez raison de dire qu'il convient de se réjouir de la LPM, mais que la constance et le maintien de son exécution à l'euro près sont essentiels car, compte tenu des ruptures capacitaires observées, nous ne pouvons pas nous permettre de prendre plus de retard.
Les fonds marins deviennent un nouveau théâtre de guerre, une nouvelle zone de convoitise – voire d'espionnage. Le 2 juin, le chef d'état-major des armées nous indiquait vous avoir donné un mandat pour lancer un programme de protection des attaques cyber sur les câbles. Londres, conscient du risque pesant sur les câbles sous-marins, va lancer la construction d'un navire dédié à leur protection, équipé de drones et de robots. La marine italienne va se doter elle aussi d'un nouveau navire d'intervention sous-marine. Qu'en est-il de la France ?
Contrairement aux FREMM et aux FDA de type Horizon, les frégates de défense et d'intervention (FDI) en construction ne seront pas équipées de leurres antimissiles et de dispositifs de brouillage. Est-ce pour une raison budgétaire ? Cette décision peut-elle encore changer ? Il y va de la sécurité de nos marins.
Comme le souligne l'actualisation stratégique, les fonds marins sont devenus des lieux de tension et de rapports de forces. Les câbles sous-marins illustrent l'importance de cette géopolitique des profondeurs, située à la croisée des ambitions des géants américains du numérique et des nouvelles routes de la soie chinoises, qui sont également numériques.
Lors de son audition, le 4 mai, Mme la ministre des armées évoquait l'enjeu crucial de la guerre des abysses et l'acquisition de nouvelles capacités sous-marines. Nos voisins s'équipent aussi. Le Royaume-Uni a annoncé la commande d'un navire dédié à la protection de ses câbles, qui devrait être livré en 2024.
Quels sont les principaux défis de cette guerre des fonds marins et ses principales manifestations au large de nos côtes, notamment au large d'Ouessant et dans le golfe de Gascogne ? Quels sont nos capacités et nos besoins en la matière ? De quelle manière la loi de programmation et son actualisation permettront-elles d'y répondre ?
Vous avez récemment fait part, dans une interview au Monde, du développement capacitaire de la marine chinoise, fermement soutenu par l'orientation politique de Pékin, que vous qualifiez de « logique d'étouffement ». Les océans, dans lesquelles « la Royale » a été particulièrement engagée ces derniers temps, voient donc le renforcement de la Chine et l'émergence de nouveaux acteurs de plus en plus audacieux –je pense à la marine iranienne, qui s'est aventurée pour la première fois dans l'océan Atlantique ces derniers jours.
Ma question portera sur la zone indo-pacifique. Certes, les missions des six derniers mois révèlent un intérêt accru pour cet espace maritime – vous avez décrit les enseignements stratégiques et opérationnels que vous en avez tirés –, mais certains mots que vous avez prononcés m'inquiètent beaucoup : « cela ne présage pas d'un avenir radieux », avez-vous dit. À quelle échéance ? Quel serait le fait déclencheur ? Comment cela se déroulerait-il ? Au regard des chiffres que vous avez indiqués, nos capacités nous permettraient-elles de réagir à la hauteur de la menace ?
Mme la ministre des Armées a annoncé la commande avancée de deux frégates de défense et d'intervention. Conformément à la loi de programmation militaire, cinq FDI seront en service à l'horizon de 2030, pour atteindre le format de quinze frégates, si l'on inclut les deux frégates de défense aérienne de type Horizon et les huit FREMM. Or l'offre française à la Grèce pour la modernisation de sa composante frégates porte notamment sur la construction de quatre unités de type FDI, dont trois en Grèce ; une première livraison aurait lieu début 2025. Pour ce faire, on envisagerait de puiser sur la chaîne de production des FDI commandées par la marine française : l'une des FDI en construction serait destinée à la marine hellénique. Par ailleurs, dès 2022, la marine française pourrait céder à la Grèce le Jean Bart, conçu pour la lutte antiaérienne, et le Latouche-Tréville, spécialisé dans la lutte anti-sous-marine. Dans l'hypothèse où la Grèce retiendrait l'offre française, le format de quinze frégates pourrait-il être tenu ?
Le programme Maritime Airborn Warfare System (MAWS) pour l'avion de patrouille maritime que nous envisagions de développer avec l'Allemagne, devait être lancé en commun en 2025 pour se concrétiser en 2030. Or la convergence des calendriers n'est pas totale. D'ici à 2030, nous renouvelons nos Atlantique 2, tandis que l'Allemagne, qui cherchait des solutions intérimaires, s'apprête à acquérir des avions Boeing P-8 Poseidon, pour un montant d'environ 1,5 milliard d'euros. Ce choix n'est pas neutre pour l'avenir du programme, alors que les avions de patrouille maritime sont un élément essentiel de notre dissuasion. Le choix allemand remet-il définitivement en cause le programme MAWS ? La divergence des calendriers est-elle un problème dirimant ? Où en est la convergence réelle du besoin opérationnel avec la marine allemande ? Que devons-nous souhaiter, au-delà de la rénovation des Atlantique 2, pour garantir la surveillance de nos espaces maritimes ?
D'une superficie de 11 millions de kilomètres carrés, l'espace maritime français est le deuxième domaine maritime du monde.
Un dégazage sauvage au large de la Corse a provoqué la mobilisation de l'État, soulignée par la réaction immédiate du centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (CROSS) en Méditerranée et une enquête confiée à la gendarmerie maritime. Lors de la séance des questions au Gouvernement, hier, Annick Girardin affirmait que l'espace maritime français était « le mieux surveillé », tout en estimant nécessaire d'améliorer la sécurité dans la zone méditerranéenne. Quel est le niveau d'intervention de la marine en matière de surveillance et de lutte immédiate contre les pollutions accidentelles ou criminelles ?
Le nombre total d'actes de piraterie et de brigandage maritime dans le monde serait stable, à environ 360 par an. Le Maritime Information Cooperation and Awareness Center (MICA Center), unité de la marine nationale chargée de l'expertise, des alertes et des informations sécuritaires, est hébergé par la préfecture maritime de Brest. Au-delà de cette responsabilité de veille, quelles sont les missions opérationnelles de la marine nationale dans ce domaine ? Plus globalement, en lien avec la LPM, les moyens de surveillance sont-ils suffisants au regard de l'immensité de notre espace maritime ?
La lutte contre la cybercriminalité va devoir s'intensifier dans les prochaines années. Or il semble qu'il y ait un problème de formation des futurs experts en cybersécurité. Par ailleurs, une fois formés, ils doivent être correctement rémunérés, sous peine de les voir partir dans le privé. Quelles sont les pistes de réflexion pour convaincre notre jeunesse de l'intérêt des métiers cyber ?
Vous avez rencontré, il y a une dizaine de jours, vos homologues britannique et américain. Vous avez fait état de convergences stratégiques, d'une appréciation commune de la menace et de nouveaux partenariats. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?
Face au défi que représente l'immensité de l'espace maritime, et alors que les Chinois, à travers leur stratégie de nouvelle route de la soie, s'inscrivent dans une recherche de dualité notre réflexe est souvent, à juste titre, la coopération européenne pour faire mieux ensemble et réunir davantage de moyens, mais ne pourrait-on envisager également une méthode plus globale, fondée sur un rapprochement entre moyens civils et militaires ? De nombreux bateaux sont commandés par des Français : la marine nationale cherche-t-elle à établir avec eux des liens privilégiés pour assurer une présence à long terme ? Ils pourraient, par exemple, devenir réservistes. Pourrions-nous construire une équipe France en mutualisant les moyens civils militaires ?
Vous avez évoqué la marine chinoise, en particulier les refus d'accès, que nous évoquons régulièrement. Mais, outre le haut du spectre, il existe le volet accidentel, à l'image de ce qui s'est produit dans le canal de Suez, après que l'échouage d'un porte-conteneurs a bloqué une partie du trafic mondial. Un accident organisé par un pays ne pourrait-il être un moyen de porter atteinte à la capacité de la marine militaire méditerranéenne, en particulier française, de rejoindre différents théâtres d'opération ?
Effectivement, le CEMA m'a confié, dès mon arrivée, un mandat consistant à élaborer une stratégie de Seabed Warfare. Pour la partie économique des enjeux relatifs aux grands fonds marins, un document est en cours d'élaboration sous l'égide du Premier ministre, et un autre, concernant les câbles, est rédigé par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale. Pourquoi donc y revenir sous l'angle militaire ?
C'est à l'occasion des opérations de recherche de l'épave du sous-marin Minerve que nous avons pris conscience du décrochage capacitaire subi ces dernières années dans ce domaine. Les moyens de l'État – c'est-à-dire ceux de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER), ceux de la Marine nationale, etc. – ne permettaient d'explorer que 2 milles nautiques carrés par jour. Nous avons donc dû avoir recours à une société américaine qui en couvrait 60 par jour. Pour une puissance mettant en œuvre des sous-marins nucléaires d'attaque ou lanceurs d'engins, disposer de capacités d'intervention et de sauvetage sur les fonds marins fait partie des outils de crédibilité.
En outre, nous nous sommes aperçus que des étrangers montraient un intérêt particulier à naviguer au large de nos côtes, juste à la verticale de câbles sous-marins. Une douzaine de gros câbles sont actuellement déployés sur les fonds sous-marins par les GAFA en Atlantique. De tels câbles transportent actuellement 98 % du trafic internet mondial Il y a là des enjeux en termes de renseignement et de surveillance de fonds sous-marins, car ces câbles peuvent être utilisés aussi à des fins de détection. Des travaux universitaires soulignent le fait que les technologies de fibres optique employées dans ces câbles leur confèrent la capacité de détecter des séismes mêmes très faibles et donc pourquoi pas de détecter le passage de sous-marins….
Notre stratégie recouvre donc plusieurs aspects. Concernant la protection des câbles sous-marins et des données, nous travaillerons en coopération avec nos alliés. Cet enjeu s'inscrit dans le prolongement de la guerre des mines – j'ai évoqué le programme SLAMF. La guerre des mines va de 0 à 200 mètres, mais certains objets très efficaces, comme les véhicules autonomes sous-marins – Autonomous Underwater Vehicles (AUV) –, tels que des gliders, sont capables de mener des missions à des profondeurs beaucoup plus grandes.
Concernant la recherche et la récupération d'objets sensibles, nous devons être capables de récupérer, avant que d'autres ne le fassent, certains débris sensibles issus de tirs en mer. Enfin, nous avons besoin de développer des solutions alternatives à la radionavigation non seulement pour nos sous-marins mais aussi pour nos bateaux. Une meilleure connaissance de la cartographie des fonds sous-marins, que ce soit leur relief ou certaines anomalies physiques, permet de recaler la navigation sans avoir besoin du Global Positioning System (GPS) ou du Galiléo européen. Plus largement, cela permet l'accès aux ressources naturelles et à leur protection – je pense notamment aux nodules sous-marins.
Toutes ces questions font l'objet d'une activité très riche de la part des grandes puissances. Les Britanniques vont d'ailleurs bientôt lancer un navire leur permettant d'inspecter les câbles sous-marins comme vous l'avez souligné.
Une première capacité exploratoire nationale va être acquise dans le cadre de l'actualisation de la loi de programmation militaire. Nous allons acquérir un drone AUV performant et un Remotely Operated underwater Vehicle (ROV), c'est-à-dire un véhicule sous-marin téléguidé, capable de descendre jusqu'à 6 000 mètres de fond. L'objectif est d'obtenir assez vite une fiche de caractéristiques militaires complémentaires pour en intégrer sur le premier des nouveaux bâtiments destinés à la guerre des mines qui sera livré en 2026. Avec des adaptations mineures, il incorporera, en parallèle du système de drones de guerre des mines SLAMF, des capacités à comprendre, à agir, si besoin, sur les câbles sous-marins et aussi à procéder au relevage d'objets dans les grands fonds.
S'agissant des FDI, il est en effet dommage de ne pas avoir intégré les capacités de guerre électronique que vous évoquiez. Cela relève d'un choix budgétaire : lors du lancement du programme en fin de la LPM précédente, l'ajout de ces capacités n'entraient pas dans l'enveloppe financière. Il a donc été décidé de les inclure dans le programme visant à faire évoluer les frégates, ce qui conduit à reporter à 2026 l'ouverture de la ligne budgétaire qui permettra de les financer. De la même façon qu'il est beaucoup plus coûteux de faire installer a posteriori un radar de recul sur une voiture que de choisir un véhicule déjà équipé en série, programmer de telles dépenses sur une dizaine d'années, en raison de contraintes budgétaires qui peuvent paraître mineures, se révèle en définitive beaucoup plus onéreux pour l'Etat. D'une façon générale, la mécanique consistant à réduire les cibles et à reporter les commandes se traduit, sur dix ans, par des consommations de crédits beaucoup plus élevées.
Au sujet de la zone Indo-pacifique, je me suis exprimé récemment, dans une interview parue dans Le Monde. Chaque année, à l'image d'un collier étrangleur, nous sommes un peu plus sous pression dans cette région du monde. La présence militaire chinoise s'affirme de plus en plus avec dureté. Désormais, dès l'entrée en mer de Chine, alors que nous naviguons en espace maritime international, nous sommes systématiquement escortés de très près par des navires militaires chinois. Cette année, nous avons subi des contraintes de navigation, à l'image d'un passant sur un trottoir qui reçoit des coups d'épaule et doit dévier de son chemin. L'approche qu'a la Chine de la zone est de plus en plus territorialisante. Le niveau de la marine chinoise est au-delà de ce que nous imaginions. À la suite de la mission Marianne, menée par le SNA Émeraude, nous avons recalé notre modèle vieux de quatre ans. Les chinois ont désormais du matériel moderne et de bonne qualité. Reste à apprécier, avec nos alliés, leur réel niveau militaire. Sont-ils réellement capables de mener des opérations pointues ? En tout cas, ils ont dorénavant la capacité d'accompagner avec leurs corvettes et frégates, dans chaque détroit de la mer de Chine, les navires militaires occidentaux qui y transitent.
Mes discussions avec mes homologues américain et britannique ont eu lieu à Toulon. Nous avons globalement les mêmes constats et les mêmes conclusions. C'est à la fois rassurant, puisque cela conforte notre analyse stratégique, et préoccupant, parce que cela ne présage pas d'un avenir radieux.
Nous avons eu de longues discussions sur notre capacité à agir ensemble en mer. La mise en service du F-35, en particulier, conduit à s'interroger sur l'interopérabilité entre les avions de quatrième et de cinquième générations.
Mon homologue américain m'a indiqué que l'objectif de la manœuvre des dix prochaines années était d'établir un dialogue stratégique et de sécurité avec la Chine, dans la zone et dans le reste du monde. La Chine a envie de modifier des règles internationales, de sortir d'un état qui ne lui convient pas. En mer, son objectif est clairement d'étendre sa surface. Cette évolution se poursuivra, sauf si l'on trouve le moyen d'équilibrer le dialogue stratégique. Je concluais l'interview dans Le Monde en disant que personne ne voulait la guerre, mais que beaucoup voulaient changer les équilibres. La question est donc de savoir si l'on peut changer des équilibres sans faire la guerre…
Le format de la Marine nationale a été dessiné dans le livre blanc de 2013, que la loi de programmation militaire 2019-2025 n'a d'ailleurs pas modifié : mettre en œuvre des moyens navals significatifs sur deux à trois théâtres simultanés. La difficulté tient au fait que les moyens de la Marine se retrouvent déployés sur quatre à cinq théâtres simultanés : en Atlantique, en Méditerranée, dans la mer Rouge, en océan Indien et enfin dans le Pacifique. Dans la programmation militaire des trois prochaines années, je ne dispose d'aucune variable d'ajustement : dans toutes les missions prévues, les frégates se succèdent les unes après les autres.
La décennie en cours est importante car marquée par l'achèvement du renouvellement du segment frégates. Le format des quinze frégates de premier rang est aujourd'hui tenu grâce à cinq frégates légères furtives (FLF) qui commencent à vieillir et dont la valeur militaire est nettement insuffisante, car faiblement équipées en moyens anti-sous-marins (ASM) et d'autodéfense.
L'avancement du programme des FDI bénéficie du fait que les prospects en matière d'exportation vers la Grèce ne se sont pas encore concrétisés. La livraison de la deuxième FDI a été avancée mais si l'exportation a lieu, ce sera un bâtiment grec, et l'on reprendra le calendrier initial de livraison. Naval Group s'étant mis en situation de produire un bateau tous les neuf mois, une frégate peut être livrée à la France tous les dix-huit mois. Si l'exportation vers la Grèce ne se fait pas, l'outil industriel produira à la bonne cadence et nous aurons au moins les trois premières frégates plus vite.
Le programme MAWS est important pour nous, puisqu'il est destiné à remplacer, à l'horizon de 2032-2035, les Atlantique 2 modernisés – modernisation qui témoigne d'ailleurs de l'excellente maîtrise du système d'armes par nos industriels. Grâce à cet avion, Dassault et Thales nous font revenir parmi les clubs de première division en matière de lutte anti sous-marine depuis les airs.
Nous attendons les déclarations allemandes et le vote au Bundestag, prévu le 21 juin. Les Allemands ont indiqué par voie de presse leur choix de la solution intérimaire consistant en l'achat de P-8. Compte tenu de son coût, on peut légitimement se demander si cette solution n'est qu'intérimaire.
Le programme MAWS est toujours en phase 2, c'est-à-dire au stade de la réflexion sur le besoin et la manière de constituer ce système composé de l'avion piloté et de drones. Comme pour le système de combat aérien futur (SCAF), nous en sommes à la conception de l'architecture. LA bonne nouvelle dans ces péripéties, c'est que l'attitude des britanniques et des allemands confirme le caractère essentiel de la patrouille maritime. Les britanniques l'avaient abandonnée pendant des années et mesurant les lourdes conséquences de cet abandon pour la mise en œuvre sûre de leurs SNLE font depuis peu machine arrière en se dotant de P-8 flambant neufs fabriqués par Boeing. Les Allemands, qui avaient de vieux Lockheed P-3, qui furent longtemps les concurrents de nos Atlantique, expriment le besoin urgent d'une patrouille maritime anti-sous-marine de bon niveau. Cela me ramène à l'augmentation continue de la pression exercée par les russes en Atlantique qui, pour garantir la liberté d'action de la dissuasion nucléaire, nous imposent de disposer, face à eux, de moyens de lutte anti sous-marine de haut niveau plus importants.
Concernant les pollutions illicites au large de nos côtes. En 2020, 111 cas de pollution au sens large ont été détectés dans les différentes zones économiques exclusives françaises. 1 seul cas de pollution s'est révélé illicite. Plus généralement, on constate que le nombre de rejets illicites dans nos ZEE décroît de manière continue depuis 10 ans. Dans les eaux sous juridiction française, les armateurs et capitaines peu scrupuleux craignent dorénavant la capacité de l'Etat français à détecter, à identifier, à dérouter quand c'est possible et à sanctionner lourdement les pollueurs. Cela rappelle d'ailleurs l'importance et l'urgence du programme des futurs patrouilleurs océaniques (PO) qui devrait être lancé l'année prochaine. Dans l'affaire de la Corse, c'est un Falcon 50 de la Marine qui a repéré la pollution et permis le déclenchement le plus tôt possible du dispositif de lutte antipollution à terre et en mer.
Nous travaillons dans ce domaine en étroite coopération avec nos voisins européens comme l'Espagne ou l'Italie et aussi avec l'agence européenne de sécurité maritime (EMSA) qui disposent de moyens d'intervention en alerte. Cela fonctionne bien, mais il faut rester vigilant, entraîné, réactif, bien équipé comme l'ont prouvé nos marins lors de l'incendie puis de la lutte contre la pollution issue du naufrage du navire Grande America au large de nos côtes atlantiques en 2019.
J'ai récemment discuté de la piraterie et du brigandage avec le président du Cluster maritime français. Le précédent du golfe d'Aden n'est pas applicable à la situation dans le golfe de Guinée. Dans le premier cas, en effet, la faillite de l'État somalien permettait aux pirates de saisir et de conserver longtemps, et en toute impunité, des navires et des équipages dans les eaux sous juridiction somalienne. Au sud de l'île de Socotra, il y a eu ainsi jusqu'à une quinzaine de bâtiments saisis par les pirates, qui ont attendu des mois, voire des années le paiement des rançons pour être libérés. Le droit international interdisait d'aller les récupérer de force dans les eaux territoriales d'un État, fût-il failli. Dans le golfe de Guinée, il n'y a pas d'État failli. Tous les pays sont souverains et le revendiquent souvent avec énergie.
On a plutôt affaire à du brigandage dans le golfe de Guinée. Des gens montent à bord, saisissent des otages, les ramènent à terre ou prennent des biens, mais ne saisissent aucun bateau. Généralement, les prises d'otages durent quarante-huit heures. Les enjeux ne sont donc pas du tout les mêmes. Nous expliquons donc aux armateurs que même si des frégates étaient envoyées en nombre dans le golfe de Guinée, aucun outil juridique ne leur permettrait de faire face au problème du brigandage. Nous préconisons plutôt de continuer à améliorer la coopération avec les pays du golfe de Guinée et de transférer aux pays souverains de la région du savoir-faire en matière de lutte anti-piraterie. À ce titre, le travail effectué par le MICA Center basé à Brest, notamment dans le cadre de la coopération navale volontaire mais aussi en soutien à l'architecture de Yaoundé, permet des échanges de qualité et une meilleure connaissance de la situation sécuritaire qui règne dans cette zone. Les Best Management Practices (BMP) sont aujourd'hui appliqués par la plupart des navires de commerce et permettent de mieux appréhender une attaque. Les équipages s'entrainent en particulier à rallier la citadelle du navire en un minimum de temps. Les marines locales s'entraînent et se coordonnent de mieux en mieux ce qui leur permet d'intervenir plus rapidement dans leurs eaux territoriales.
Je suis donc plutôt optimiste. L'Europe a une carte à jouer dans cette zone par l'intermédiaire de la Coordinated Maritime Presence (CMP). Les danois, grands opérateurs maritimes, les italiens et les français y sont présents. Nous espérons amener d'autres pays européens dans la zone.
La cybersécurité et la formation des experts en cybersécurité n'échoient pas à la marine : ce sont le commandement de la cyberdéfense (COMCYBER) et la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) qui en sont chargés. Pour la Marine, nous avons demandé 90 créations de postes dans le cyber et avons ouvert un cours à l'école de Saint-Mandrier. La marine nationale emploie 150 personnels dans le domaine cyber et en fournit 250 à l'interarmées. Certes, on les paie moins bien que dans le privé, mais les gens viennent chez nous parce que les cas d'usage les intéressent. Ce que nous faisons dans l'armée est légal et passionnant ! Je dis souvent aux marins que le plaisir au travail, c'est 30 % de la rémunération. De nombreuses personnes viennent aussi chez nous pour ensuite rejoindre le secteur privé. Le véritable challenge pour nous est donc moins de les recruter et de les former que de les conserver.
L'impact de l'échouement de l' Evergreen dans le canal de Suez sur le trafic maritime global a été marginal. Au moment où l' Evergreen était bloqué, le SNA l' Émeraude remontait la mer Rouge pour franchir le canal de Suez. Nous comptions les jours car nous ne pouvons pas garder un sous-marin au mouillage. Nous avions prévu, si le canal de Suez restait impraticable, de faire redescendre le sous-marin jusqu'à Djibouti. La fermeture du canal de Suez n'est pas rédhibitoire. Le passage était d'ailleurs fermé durant la seconde guerre mondiale et en 1956 pendant la crise de Suez. Cette fermeture peut enclaver la Méditerranée mais, en l'occurrence, l'épisode a été suffisamment court pour ne pas avoir un tel impact.
Cet incident conduit néanmoins à considérer que les routes maritimes méritent une attention toute particulière. La présidence française du Conseil de l'Union européenne permettra de sensibiliser nos homologues européens à l'importance de consacrer des moyens militaires pour patrouiller sur les routes menant en Asie, au moins dans le golfe d'Aden et dans l'océan Indien. Une opération de type CMP impliquant même des pays ne participant pas à la politique européenne de sécurité et de défense commune (PESDC), comme le Danemark, dans cette zone serait intéressante : que des Européens viennent patrouiller de Suez à Ormuz, en agrégeant l'opération Atalante et l'opération Agénor, contribuerait pour beaucoup à la sécurité maritime dans cette zone et allégerait notre propre charge, au bénéfice d'autres actions, compte tenu du format contraint des frégates de la Marine que j'évoquais précédemment.
Depuis des décennies, notre marine et la Royal Navy réalisent des exercices en commun, et les accords de Lancaster House ont renforcé la coopération militaire entre la France et le Royaume-Uni. Vous avez évoqué ces relations privilégiées avec nos voisins britanniques mais, sur le plan politique, le Brexit est intervenu : a-t-il eu des conséquences en matière de coopération tactique et stratégique ou d'équipement, le Royaume-Uni tournant davantage son regard vers l'autre côté de l'Atlantique ?
Dans votre interview au Monde, vous évoquez votre capacité à développer des stratégies d'alliance suivies de ventes d'armements à nos alliés – Rafale à l'Inde, voire à l'Indonésie, sous-marins à l'Australie –, afin de contenir la puissance chinoise. Ces alliances sont importantes pour nous et pour nos partenaires dans la zone Pacifique, mais ne pourrions-nous pas accentuer nous-même l'effort dans le cadre de l'actualisation de la LPM ou de la future LPM ? Dans leur Integrated Review, nos amis britanniques fixent comme priorité, outre la coopération avec la France, leur investissement dans la zone indo-pacifique et, bien entendu, le fort renouvellement de la Royal Navy, afin d'en faire la première marine européenne. Face à la menace grandissante dans la zone indo-pacifique, ne devons-nous pas faire un effort supplémentaire dès cette LPM ? Je pense à l'augmentation de format de nos navires et à la création de points d'appui dans l'océan Indien.
Vous avez récemment réalisé une opération technique de premier ordre en soudant entre eux deux éléments de SNA, l'un réformé, l'autre partiellement détruit par un incendie. Cette opération, observée par le monde entier, montre la compétence de nos industries de défense. La marine nationale fait la preuve qu'elle sait s'adapter aux problèmes rencontrés. Comme la Panthère rose, avec beaucoup de flegme et d'assurance, elle sait aussi rugir et montrer son ingéniosité.
Par ailleurs, à l'occasion de la mission d'information menée avec ma collègue Isabelle Santiago sur les enjeux de la transition écologique pour le ministère des armées, nous avons constaté que la marine nationale avait pris à bras-le-corps le démantèlement de ses navires. De l'écoconstruction à la déconstruction complète, l'ensemble des bâtiments sont ou seront recyclés. Les parties restantes des deux sous-marins que j'évoquais seront, à terme, détruites. Valoriser les déchets est une nécessité, mais nous pouvons aussi les mettre en valeur. Ma question est donc moins d'ordre militaire qu'artistique. Que penseriez-vous de l'idée d'exposer la partie majeure et symbolique d'un sous-marin sur le site de Balard ? Il y a déjà un Rafale et un Leclerc mais pas encore d'éléments maritimes. Exposer un kiosque, par exemple, montrerait toute la puissance de notre marine et de nos armées.
Enfin, quelle est votre ambition à moyen terme en matière de protection de l'environnement, en ce qui concerne tant les océans que l'énergie utilisée par les navires ?
Le porte-avions est l'engin flottant le mieux identifié par les Français. C'est un sujet qui fait couler beaucoup de salive et beaucoup d'encre. En mars 2021, la direction générale de l'armement (DGA) a notifié les travaux du porte-avions de nouvelle génération à Naval Group, aux Chantiers de l'Atlantique et à TechnicAtome. Les travaux, qui doivent durer deux ans, sont destinés à mettre en lumière les hypothèses et les données techniques, avant la construction prévue en 2025. Quels sont les enjeux et les difficultés de ce programme ?
Au titre de la LPM « à hauteur d'homme », nous avions souligné les difficultés de fidélisation des femmes officiers et sous-officiers de la marine, et envisagé la création d'une réserve opérationnelle pendant les six premières années suivant la naissance de leurs enfants, de sorte qu'elles conservent leurs compétences et puissent aménager leur temps de travail et leur temps de vie familial. Où en est ce projet ?
Si des opérations comme Atalante et Agénor – auxquelles on pourrait ajouter IRINI, en Méditerranée orientale –, visant à assurer la sécurité de l'espace maritime, témoignent de la capacité européenne à coopérer en matière navale, elles restent à approfondir pour coordonner la présence et renforcer les moyens. Du reste, la France s'emploie à renforcer l'interopérabilité, au moyen d'exercices récurrents avec ses alliés, comme l'exercice naval Neptune, réalisé en avril dernier aux côtés de l'Italie, de l'Espagne et du Portugal. Notre pays prendra au premier semestre 2022 la présidence du Conseil de l'Union européenne. Quels en sont les enjeux et quelles propositions la France pourrait-elle faire valoir dans le domaine naval afin d'entraîner ses partenaires européens en matière d'opérations ou de développement capacitaire ?
Comme vous l'avez indiqué, l'espace indo-pacifique représente pour la France une zone aux atouts géopolitiques et géoéconomiques majeurs, qui nécessitent la stabilité et la sécurité. Toutefois, la montée en puissance de la présence chinoise soulève de nombreux problèmes. En ce sens, une stratégie française et européenne dans la zone est indispensable. Par ailleurs, la France prendra prochainement la présidence du Conseil de l'Union européenne. Cette perspective permet-elle d'espérer l'élaboration d'une stratégie européenne dans la zone, sous l'influence de la France ?
Ma question concerne elle aussi le contexte géopolitique en mer de Chine et dans la zone indo-pacifique, sujets sur lesquels Monica Michel-Brassart et moi-même menons une mission d'information.
La mission Marianne a conduit notre sous-marin nucléaire d'attaque Émeraude à naviguer en mer de Chine. Depuis plusieurs années, la Chine étend de façon indirecte son influence militaire, et de manière directe son influence civile. Environ 1,5 million de nos ressortissants habitent entre Djibouti et la Polynésie française. Avec ma collègue Monica Michel-Brassart, nous avons pris part à l'exercice d'évacuation MAMBA, qui s'est déroulé récemment. Comment la France appréhende-t-elle cette influence indirectement militaire de la Chine et sa propre place dans cette zone très vaste ? Comment se positionne-t-elle dans la montée croissante des tensions entre la Chine et les États-Unis ?
Les enjeux écologiques ne s'opposent pas aux enjeux navals militaires. Dès lors que l'on s'intéresse aux économies d'énergie, on mène des recherches utiles pour les sous-marins, les systèmes de propulsion et l'autonomie des bâtiments de marine en général. L'usage croissant du gaz naturel liquéfié (GNL), ces dix dernières années, a permis à la France de réduire sa dépendance à l'égard des oléoducs traditionnels. Cependant, les avancées impulsées par Naval Groupe et les Chantiers de l'Atlantique dans ce domaine sont surtout civiles ; les applications militaires demeurent timides. Au-delà de l'état actuel d'hybridation des énergies de propulsion, est-on en mesure d'attendre des intégrations significatives d'énergies vertes au sein des bâtiments de la marine ?
Il est effectivement envisagé d'exposer un kiosque de SNA à Balard. Cela dit, plus généralement, je constate malheureusement qu'aucune fonction symbolique n'a été prévue dans ce lieu. Je participais vendredi aux côtés du Président de la République à une cérémonie au cours de laquelle nous avons pu mesurer l'investissement consenti pendant 220 ans pour donner à l'Hôtel de la marine une dimension symbolique. À Balard, où les trois armées sont réunies, il n'y a aucun endroit représentatif où un ministre ou un chef d'état-major puisse recevoir ses homologues. On doit se contenter d'une salle « corporate », avec de la moquette grise et des murs blancs. Un effort a été fait dans les extérieurs, où sont exposés un char Leclerc et un Rafale. J'espère donc que l'on verra bientôt un kiosque de sous-marin, mais l'intérieur reste très impersonnel.
Concernant le Brexit, je vous invite à lire les quatre-vingts pages de l' Integrated Review, qui est un modèle remarquable d'analyse stratégique. Les Britanniques y proposent une véritable analyse de leur position stratégique dans le monde et de leur ambition à des fins de prospérité. La défense est vue non pas comme un centre de coûts, mais comme un des vecteurs, parmi d'autres, de la puissance britannique, ce qui représente une révolution copernicienne par rapport à l'approche traditionnelle. Remplacer, à l'avenir, notre approche traditionnelle du livre blanc de la défense et de la sécurité nationale par un livre blanc relatif à la prospérité française et européenne permettrait d'avoir une vision plus large, plus globale des enjeux.
Dans l'océan Indien, les choses sont bien construites depuis plusieurs années. Nous sommes présents à Abou Dhabi depuis 2008. Un accord de partenariat stratégique a été signé avec l'Inde, un autre avec l'Australie, prévoyant non seulement un programme d'armement mais aussi des échanges de renseignement et des liens militaires de haut niveau. Cette stratégie générale de la France lui permet de s'ancrer dans la zone et de participer à la sécurité de cette dernière avec des partenaires multiples. Nous faisons du multilatéral là où le compétiteur pratique le multi-bilatéral. C'est pourquoi la participation des indiens à l'exercice La Pérouse dans le golfe du Bengale, aux côtés d'autres bâtiments des marines américaine, australienne et japonaise, était fondamentale, car cela acte le rôle de l'Inde dans notre stratégie générale.
Quel est le rôle de L'Europe ? D'abord, elle nous finance. Elle finance le symposium des marines de l'océan Indien (IONS), que nous présiderons à partir de juillet à La Réunion pour une durée de 2 ans. Elle nous aide également à réaliser l' Emergency Management Exercise (EMEX) du Humanitarian Assistance and Disaster Relief (HADR), qui aura lieu en 2022. De plus, par le biais du fonds européen de défense, l'Europe, va soutenir directement, pour la première fois, des développements capacitaires avec un certain nombre de projets d'intérêts et il me semble nécessaire, au regard des efforts français à l'égard de cette démarche, de nous assurer que ces fonds seront bien orientés et exerceront un véritable effet de levier avec les investissements étatiques des États participants. Par exemple, le projet European Patrol Corvette auquel la France participe directement va bénéficier de plusieurs dizaines de millions d'€ européens. Une déclinaison hauturière de ces corvettes semble bien répondre au renouvellement dans une version un peu plus musclée des frégates de surveillance de la classe Floréal qui opèrent à partir de nos outre-mer depuis les années 90.
Dans le cadre de la présidence française du Conseil de l'Union européenne (PFUE), une vision stratégique commune pour la zone indo-pacifique devrait être élaborée. La difficulté, c'est que beaucoup de pays européens envisagent la question sous un angle purement commercial, y compris, sur le plan militaire, en profitant de la montée de tensions.
Plus de la moitié de notre patrimoine maritime se trouve dans la zone indo-pacifique. Par ailleurs, nous sommes très impliqués dans les questions environnementales. La lutte contre le réchauffement climatique et pour la préservation de la biodiversité sont des actions qui figurent sur notre feuille de route stratégique. Mon prédécesseur, l'amiral Prazuck, développe actuellement un partenariat avec l'université Paris Sorbonne afin que les bâtiments de la marine nationale deviennent des capteurs de biodiversité, de manière à multiplier les points de mesure. Nous participons à des missions de soutien logistique et de ravitaillement dans les Terres australes et antarctiques grâce au patrouilleur polaire l'Astrolabe. Nous avons donc la masse critique nécessaire et la légitimité pour entraîner les Européens dans une première vision stratégique consensuelle conçue autour du réchauffement climatique et de la biodiversité.
La présidence française du Conseil de l'Union européenne permettra d'aborder les questions de souveraineté, notamment autour des espaces maritimes contestés. Nous développerons le sujet de la sécurité globale, incluant le renforcement de l'implication de l'Union européenne dans la sécurité maritime et la révision de la stratégie de sûreté maritime de l'Union européenne (SSMUE). Nous élaborerons des outils capacitaires européens, notamment dans le domaine de l'information maritime.
Concernant notre investissement pour la protection de l'environnement. Nous avons la chance d'avoir une marine nucléaire et donc beaucoup de bateaux émettant zéro gramme de carbone. L'énergie verte n'est certes pas une énergie verte stricto sensu mais c'est une énergie qui ne contribue pas au réchauffement de la planète. La basse consommation d'énergie fait aussi l'objet d'études pour les bateaux futurs. Je veille depuis ma prise de fonction à ce que les nouveaux lancements en réalisation de bateaux recourent aux technologies et normes les plus strictes en matière de protection de l'environnement. Les marins qui les servent sont à l'image de notre jeunesse qui accorde à ce sujet toute l'importance qu'il mérite. Par exemple, les patrouilleurs outre-mer, à propulsion mixte diesel-électrique, qui vont être livrés bientôt ont été conçus pour disposer de capacités de vitesse suffisantes, tout en étant les plus économes et les moins émetteurs de carbone possibles lorsqu'ils sont à leur vitesse de patrouille.
L'utilisation du GNL fait actuellement l'objet d'études par la DGA. Ravitailler en mer en GNL n'est pas encore à la portée d'une marine militaire moderne car c'est une opération très dangereuse. Le faire à quai est possible pour des porte-conteneurs, mais pas encore pour des porte-avions ou des frégates. Il faudra donc attendre d'avoir trouvé des solutions techniques fiables qui ne nuisent pas à l'efficacité des opérations.
Le porte-avions compte 200 à 250 femmes. Ce fut un des premiers bateaux féminisés, dans les années 1990. Il y a déjà eu des femmes à bord des SNLE et Le Barracuda permet également l'embarquement de femmes de manière assez simple.
Le Président a décidé, le 8 décembre dernier, que le successeur du Charles-de-Gaulle disposera lui aussi d'une propulsion nucléaire. Il doit être admis au service actif en 2038. Cela peut paraître loin mais nous sommes déjà sur le chemin critique. La continuité opérationnelle entre le Charles-de-Gaulle et son successeur est un engagement de la loi de programmation militaire actuelle, afin de garantir à la France la continuité de la capacité porte-avions. La construction des nouvelles chaufferies nucléaires a déjà commencé puisqu'une pièce d'épreuve a déjà été coulée au Creusot.
Il faut être bien conscient que décaler d'un ou deux ans la date prévue d'admission au service actif du successeur du Charles-de-Gaulle, pour des raisons budgétaires, occasionnera une réduction temporaire de capacité dans ce domaine. Nous serions ainsi pendant 1 ou 2 ans sans aucun porte-avions. La tenue du calendrier prévu pour être au RDV en 2038 est donc vital.
Nous sommes aussi très vigilants également aux questions d'équipages. Entre 1990 et aujourd'hui, la marine a perdu la moitié de ses effectifs. La mise en service d'un bateau, cela n'a rien à voir avec l'achat d'une voiture en concession, que l'on peut utiliser dans tout son spectre d'emploi après dix minutes de briefing par un vendeur. Pour une frégate, dix-huit mois avant son admission au service actif, le noyau d'équipage fait les essais à quai avec les industriels, réalise des essais de recette techniques à la mer et enfin réaliser des essais de recette militaires pendant un an pour que le bâtiment devienne une pleine capacité opérationnelle. Pour renouveler une marine, il faut disposer d'un volant de personnels permettant d'armer de nouveaux bateaux sans avoir à désarmer les anciens. On a pu armer le Charles-de-Gaulle parce qu'on avait désarmé le Clemenceau. Je m'en souviens très bien : j'étais encore lieutenant de vaisseau. Les deux bateaux étaient amarrés l'un derrière l'autre à Brest et on a quasiment transféré physiquement la moitié de l'équipage du Clemenceau sur le Charles-de-Gaulle. Malheureusement, nous n'avons plus les moyens de faire « la banque RH ». Nous n'avons plus les ressources humaines en propre permettant d'avoir des marins pour armer le noyau d'équipage du porte-avions en 2032 et atteindre 900 personnes en 2035 pour débuter les essais. Dès lors, soit on désarme un sous-marin nucléaire d'attaque tout neuf pour que ses atomiciens démarrent la chaufferie nucléaire en 2034, soit on recrute et on forme le noyau d'équipage – ce qui prend environ dix ans. Nous avons travaillé avec l'état-major des armées (EMA) pour obtenir les 100 premiers marins qui rejoindront ce noyau d'équipage. Nous en avons obtenu 30 et la cadence est de 80 par an pendant 12 ans. Tel est notre bataille pour les mois et années à venir.
S'agissant de la question des femmes,…
Les femmes sont aussi une réponse… Et de ce point de vue aussi, il faut augmenter la cadence !
…cela fait vingt ans que nous en avons dans la Marine. À la mer ou sur le terrain, leur présence est dorénavant totalement banalisée.
De 20 à 32 ans, elles s'investissent avec dynamisme dans leur cursus professionnel, y compris embarqué, à l'identique de leurs homologues masculins. J'ai d'ailleurs constaté sur le Charles-de-Gaulle que leur rapport au travail est un défi pour les garçons – et ce n'est pas de la flagornerie ! J'ai commandé le groupement opération du Charles-de-Gaulle, qui est le plus féminisé du porte-avions. Je disais souvent aux garçons : si on compare la moyenne des filles à celle des garçons, il est temps de vous y mettre sérieusement ! En revanche, elles s'évaporent en deuxième partie de carrière.
Alors que nous recrutons 15 % à 18 % de femmes officiers, elles ne représentent plus que 1 % des capitaines de vaisseau. Entre 30 et 40 ans, les femmes nous quittent à cause des sujétions militaires, de l'absence de volant de gestion et des profils de carrière très normés. Nous avons aussi encore du mal à nous organiser pour être capables de garder les femmes dans la course tout en prenant en compte leurs maternités. À chaque maternité c'est comme si, lors du marathon de Paris, elle était obligée de s'arrêter à chaque stand pour renouer ses lacets. Elle ne sera jamais sur le podium final ! Après avoir interrogé l'EMA et le cabinet de la ministre, je pense que les outils nous manquent. Vous aviez d'ailleurs abordé la question à travers un amendement. Il me manque aussi du personnel pour faire face aux grossesses. Je sais exactement, année par année, combien de femmes ne seront pas là à cause des congés de maternité, mais elles ne sont pas remplacées. C'est très contraignant pour les unités opérationnelles, dont les effectifs sont taillés au plus juste. La pression morale devient si forte que certaines finissent par renoncer à concilier une carrière exigeante et une vie de famille épanouie. Dans toute administration civile, une femme peut continuer à travailler jusqu'à son congé de maternité. Pas sur un bâtiment de la Marine nationale, en flottille de chasse ou d'hélicoptères ; Dès qu'elle est reconnue enceinte, elle est débarquée de son unité opérationnelle, déclarée temporairement inapte au service à la mer, inapte au service au combat, parce qu'on ne veut pas faire prendre de risque à l'embryon. Les femmes mettent ainsi leur carrière opérationnelle en pause pendant une quinzaine de mois à chaque grossesse. Or, entre 30 et 40 ans, c'est le moment où l'on coche toutes les cases importantes d'une carrière exigeante. Si on ne leur permet pas d'avoir davantage de temps pour cocher ces cases, elles quittent la course. Quand elles ont 40 ans, on a alors mille raisons à opposer à leur promotion : « Tu n'as pas pu commander à la mer », « tu n'as pas occupé tel poste opérationnel », et, déçues de ne pas avoir accès aux mêmes postes décisionnels que leurs camarades de promotion masculins qui n'ont pas été confrontés à cette discontinuité alors qu'elles n'ont pas démérité mais se sont juste absentées pour avoir des enfants, la plupart s'en vont. Je milite, et je vous invite à m'aider à le faire, pour bâtir des carrières qui permettent aux femmes de continuer à rester dans la Marine au moment où elles apportent beaucoup, dans les métiers du haut de la pyramide, c'est-à-dire à partir de 40 ans.
Merci beaucoup, amiral. Je salue votre travail et celui de l'ensemble de vos équipes, hommes et femmes. Nous mesurons l'importance des enjeux maritimes pour la France. Dans le cadre des ajustements nécessaires de la loi de programmation militaire, il faudra tenir compte de ce que vous venez de dire et veiller scrupuleusement à ce que vos demandes soient respectées.
La séance est levée à onze heures quinze.