Intervention de le général de division Philippe Susnjara

Réunion du mercredi 29 septembre 2021 à 9h05
Commission de la défense nationale et des forces armées

le général de division Philippe Susnjara, chef du Centre de planification et de conduite des opérations :

Je suis particulièrement honoré de me trouver devant vous aujourd'hui pour vous parler de l'opération Apagan.

Avant de rentrer dans le vif du sujet, je rappellerai le contexte de l'engagement des armées en Afghanistan. Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, et après l'invocation de l'article 5 du traité de Washington par les Américains, la France s'est engagée en Afghanistan par solidarité envers ses alliés et pour lutter contre les groupes armés djihadistes présents dans le pays, principalement Al-Qaïda.

Notre engagement en Afghanistan peut se résumer en trois phases.

Entre 2001 et 2008, l'engagement a été très rapide et centré principalement sur les alentours de Kaboul. Dès le 3 octobre 2001, nous faisions partie de l'opération Enduring Freedom, pour laquelle nous avons engagé des moyens sur deux volets :

– un volet aérien, avec l'opération Héraclès. Après l'engagement de notre groupe aéronaval en novembre 2001, l'opération a été complétée par une composante aérienne dès février 2002 à Manas, au Kirghizistan, à Douchanbé, au Tadjikistan, et à Kandahar, en Afghanistan.

– un volet terrestre, avec l'opération Pamir, dans laquelle la France avait la responsabilité d'une partie de Kaboul et de sa région. Entre 600 et 800 hommes étaient déployés, et j'ai eu l'honneur de servir dans cette opération au cours de l'été 2003.

Entre 2008 et 2012, l'engagement de la France a été renforcé, notamment dans la région est, puisque nous avions transféré la responsabilité de la région de Kaboul aux armées afghanes. En 2010, toutes armées confondues, plus de 4 000 militaires français étaient sur place. C'était le plus haut niveau d'engagement français.

La troisième phase couvre la période 2012-2014. Le retrait de nos forces combattantes a été décidé en juin 2012 par le Président de la République et s'est achevé fin 2012. Environ un millier de militaires français étaient encore en Afghanistan jusqu'à mi-2013 pour continuer de conduire les opérations logistiques de désengagement. Il faut y ajouter quelque 500 militaires engagés au titre de différentes missions non combattantes – principalement des missions de formation –, qui ont quitté le territoire en 2014.

Suite à notre désengagement, nous nous sommes concentrés sur la mise à jour régulière de notre plan d'évacuation – une mission du CPCO –, en lien avec le poste à Kaboul. Trois éléments importants ont été pris en compte pour ce plan dès 2014-2015 : l'état de la situation sécuritaire ; la liberté de manœuvre, notamment terrestre, dans Kaboul ; la coopération avec les alliés disposant de moyens présents sur place.

J'en viens à la montée en puissance de l'opération Apagan. Courant 2020, les annonces du président Trump nous ont conduits à réviser notre plan d'évacuation des ressortissants. En effet, même si le dispositif américain était maintenu, il était clair que le processus de désengagement était enclenché. La décision du président Biden du 14 avril 2021 a confirmé que les États-Unis quitteraient l'Afghanistan avant la date anniversaire du 11 septembre. En lien avec le Quai d'Orsay et le Centre de crise et de soutien (CDCS), nous avons, dès la fin avril, recommandé l'évacuation des ressortissants français et des ayants droit locaux ainsi que leurs familles. Cette recommandation était notamment motivée par la difficulté à organiser et à conduire une opération d'évacuation d'urgence loin de nos bases.

Le ministère de l'Europe et des affaires étrangères a ainsi organisé plusieurs vols pour évacuer le maximum de ressortissants et d'ayants droit. D'un commun accord, les armées ont planifié un ultime vol pour rapatrier les derniers Français présents à Kaboul et le personnel de l'ambassade resté sur place. Ce vol avait été initialement planifié en juin, en raison des déclarations des militaires américains qui annonçaient un départ dès le 4 juillet. Finalement, il a été affrété par le ministère des affaires étrangères et repoussé au 17 juillet ; à cette occasion, l'effectif de l'ambassade a été réduit à quarante personnes. C'est sur cette base que les détails de notre opération d'évacuation de ressortissants (RESEVAC) ont été affinés. En tout état de cause, il était admis et assumé par les Américains que la protection de l'aéroport resterait à leur charge.

Dès juin, les principales caractéristiques de l'opération envisagée étaient les suivantes :

– L'évacuation reposerait sur une boucle primaire entre Kaboul et la base aérienne 104 d'Al Dhafra, aux Émirats arabes unis. En cas de nécessité, nous avions prévu un plan alternatif via un autre pays de la région.

– Nous avions identifié des contraintes liées aux demandes d'autorisation de survol. En temps normal, le Pakistan demande un préavis de cinq jours, et les Émirats arabes unis un préavis de trois jours. Il s'agissait donc d'un point essentiel à traiter avec le Quai d'Orsay en cas de déclenchement de l'opération.

– De même, nous avions identifié la problématique des créneaux d'atterrissage à l'aéroport de Kaboul, au vu du nombre de nations concernées.

– Nous devions prendre en compte des questions liées au covid, notamment en termes de protection des personnels, mais aussi d'exemption de protocoles sanitaires. Nous pouvions nous inspirer de travaux déjà conduits avec le Quai d'Orsay sur d'autres théâtres, notamment africains.

– Le nombre exact de ressortissants et d'ayants droit à évacuer restait toujours une inconnue majeure.

Avant d'évoquer l'opération, je ferai un bref rappel sur la détérioration de la situation en Afghanistan.

Début août, la situation sécuritaire se détériore rapidement, avec la chute de neuf capitales provinciales sur trente-quatre, dont une majorité dans le nord du pays. Le 12 août, cette situation est jugée préoccupante par les Américains. La rapidité de l'offensive des talibans leur laisse craindre une prise de Kaboul trente à soixante jours plus tard, et en tout état de cause avant Noël. Par ailleurs, les Américains confirment l'arrêt des missions d'appui aérien au 31 août, au profit des forces afghanes – ce qui devait accentuer leurs difficultés.

Bien que sensible, le sujet de cette évacuation de ressortissants n'est partagé ni par Washington ni par le commandement américain (USSOCOM) à Tampa. Il est traité en « no foreign », c'est-à-dire uniquement entre Américains, ce qui crée un sentiment de frustration chez l'ensemble des alliés, tout le monde sentant que la situation commence à se dégrader. Les Américains tentent de nous rassurer, en indiquant notamment prendre en compte la problématique des alliés. Cependant, en l'absence d'ouverture dans les travaux, tout le monde se pose la question de la coordination en cas de déclenchement de l'opération.

Dès lors, chaque pays détermine ses critères de déclenchement – les triggers – pour une opération d'évacuation.. Pour la France, il s'agit de la chute de l'une des principales bases stratégiques afghanes autour de Kaboul ou de la prise de contrôle par les talibans des axes routiers permettant le ravitaillement de la capitale.

Les deux jours suivants voient une progression fulgurante des talibans, avec une résistance de l'armée afghane quasiment inexistante. Finalement, le 15 août, les forces talibanes entrent dans la capitale.

Dans de telles conditions, comment s'est déroulée l'opération Apagan ?

Dès le 12 août au soir, le CPCO met en place une cellule de veille en raison de la forte dégradation de la situation en Afghanistan. Un premier travail de recensement des moyens disponibles est réalisé, et des directives sont données aux forces françaises aux Émirats arabes unis (FFEAU) pour préparer une possible évacuation de ressortissants.

Le 13 août, les moyens sont mis en alerte en métropole et aux FFEAU. En parallèle, l'amiral qui commande les forces françaises aux Émirats arabes unis, en lien avec l'ambassade, entame des discussions avec notre partenaire émirien pour définir notamment les conditions d'accueil des renforts ou des évacués sur la base aérienne 104 d'Al Dhafra. Ce même jour, la majorité du personnel de l'ambassade de France en Afghanistan rejoint l'aéroport international de Kaboul – l'ensemble des nations présentes dans la capitale afghane avaient prévu de faire de même.

Le 15 août, avec la confirmation de l'arrivée des talibans à Kaboul, le Président de la République donne l'ordre de déclencher l'opération Apagan. Un premier détachement de forces spéciales est déployé aux FFEAU. Il est rejoint le lendemain matin par un A400M, avec à son bord du personnel du ministère des affaires étrangères, du ministère de l'intérieur et des renforts spécifiques.

Conformément à la planification, l'opération nationale Apagan a consisté en la mise en place d'un pont aérien, avec une boucle primaire entre Kaboul et la base aérienne 104 d'Al Dhafra, aux Émirats arabes unis, et une boucle secondaire entre Al Dhafra et Paris. Ce dispositif s'est appuyé sur trois piliers :

– la capacité de commandement de théâtres des FFEAU, en lien avec le CPCO à Paris, qui a permis l'ajustement du plan d'évacuation afin de tenir compte de la situation sécuritaire à Kaboul, la coordination avec nos alliés ainsi que la satisfaction des besoins exprimés par l'équipe consulaire présente sur place ;

– le volet logistique et de transit mis en place sur la base aérienne 104 ;

– la capacité de projection et d'accueil à l'aéroport de Kaboul, dès le 16 août, comprenant quatre-vingt-sept militaires au plus fort de l'opération.

Contrairement aux habitudes, cette opération d'évacuation a été menée selon une logique de flux et non de stock. En effet, le choix a été fait d'une présence limitée des personnes évacuées sur la base d'Al Dhafra. Il a donc fallu organiser une manœuvre de moyens aériens d'une grande précision pour synchroniser les deux à trois vols quotidiens menés entre Kaboul et Al Dhafra avec le vol quotidien entre Al Dhafra et Paris.

Les vols depuis et vers Kaboul ont été conduits par des A400M et des C130, principalement de nuit pour limiter les risques liés aux mouvements de foules. Les vols stratégiques entre Al Dhafra et Paris ont été essentiellement réalisés par des Airbus A330 MRTT. Nous avons réussi à conduire notre premier vol d'évacuation depuis Kaboul dès le 16 août au soir – soit moins de trente-six heures après la décision présidentielle – et notre premier vol retour vers Paris le 17 août.

Des points de regroupement ont été gérés et négociés par le ministère des affaires étrangères, notamment avec les talibans, à l'extérieur de l'aéroport. Les personnes à évacuer ont été récupérées par nos forces à l'une des trois portes de l'aéroport, en collaboration avec les forces américaines et britanniques qui étaient, elles, chargées de la sécurité du périmètre et du filtrage. Elles étaient ensuite acheminées vers notre centre de regroupement et d'évacuation, situé dans l'aéroport même.

La préparation à l'embarquement comprenait à la fois un volet consulaire traditionnel – vérification de l'identité, enregistrement – et un volet sécuritaire. J'insiste sur ce point, car le risque d'infiltration par des personnes malveillantes a été pris compte dès la projection du premier détachement et a fait l'objet d'une attention toute particulière du commandement. Nous avons notamment déployé un chien détecteur d'explosifs et un portique de détection aux rayons X.

Les vols de Kaboul vers la base aérienne 104 ont duré trois heures et demie lorsqu'ils étaient assurés par des A400M, et quatre heures et demie lorsqu'ils étaient assurés par des C130. À l'arrivée à Al Dhafra, un criblage était effectué par nos services afin de s'assurer que les personnes évacuées étaient les bonnes. Suivait le vol vers Roissy, d'une durée d'environ sept heures, avec, à l'arrivée, un accueil par les services du ministère de l'intérieur. Durant cette opération, vingt-six vols ont été réalisés entre Kaboul et les Émirats arabes unis, et seize entre les Émirats arabes unis et la France.

Sur le terrain, ce pont aérien a été rendu possible par la protection et le fonctionnement des installations aéroportuaires de Kaboul, assurés principalement par les Américains, en partie par les Britanniques, ainsi que par les capacités médicalisées fournies et déployées par la Norvège.

Il convient de noter que dès le 17 août, les Américains ont cessé les survols de Kaboul en hélicoptère. Il n'y a plus eu d'actions militaires à l'extérieur du périmètre défini, à l'exception d'une zone de regroupement américaine très proche de ce périmètre.

Pour vous présenter un bilan rapide de l'opération, il me semble utile de partir du général pour aller au particulier.

Cette opération était hors norme, principalement pour deux raisons. D'une part, devant la surprise stratégique occasionnée par la chute de Kaboul, l'ensemble des pays alliés ont dû passer d'une opération d'évacuation de ressortissants et d'ayants droit – pour nous, quelque 200 personnes à évacuer – à une opération s'apparentant à une évacuation humanitaire d'urgence de plusieurs dizaines de milliers de personnes, en milieu semi-permissif et dans un temps très réduit – moins de deux semaines. D'autre part, l'accès au théâtre n'était possible que depuis le seul aéroport international. Certains alliés ont cherché une autre solution, sans succès. La coordination des vols a donc constitué un défi majeur.

S'agissant du dispositif militaire français, trois points méritent d'être soulignés.

Premièrement, malgré une mise en alerte sur un court préavis, la génération de forces a été facilitée par l'existence du dispositif d'alerte et de l'échelon national d'urgence (ENU), dont les capacités modulaires ont permis de disposer immédiatement d'un dispositif adapté à la situation.

Deuxièmement, cette opération a une nouvelle fois souligné la pertinence des forces prépositionnées, que ce soit pour les capacités de commandement aptes à assurer le contrôle opérationnel ou pour les infrastructures d'accueil.

Troisièmement, notre réseau d'insérés au sein du Pentagone, de USCENTCOM à Tampa et du Centre de commandement des opérations aériennes (CAOC) à Al Udeid, au Qatar, nous a permis d'intégrer sans difficulté les moyens français dans la manœuvre générale de la coalition, notamment à l'aéroport de Kaboul.

Durant l'opération, la coordination interministérielle avec le CDCS du Quai d'Orsay et le centre interministériel de crise (CIC) a souvent permis un échange rapide d'informations, suscitant une réelle synergie. Il faut savoir que lors d'une crise, le CPCO déploie régulièrement des officiers de liaison au sein du CDCS ou du CIC. Pour l'opération Apagan, durant la période sensible où des Français étaient présents à l'ambassade, nous avons également envoyé un officier de l'état-major des armées (EMA) dans l'unité Recherche, Assistance, Intervention, Dissuasion (RAID), tandis qu'un officier du RAID se trouvait au CPCO. Cette coordination a permis de réaliser la phase d'évacuation, toujours traumatisante, avec la meilleure efficacité et la plus grande humanité. Les personnes arrivant à l'aéroport de Kaboul ont été évacuées le plus rapidement possible jusqu'à Paris, dans une logique de gestion de flux.

Si cette opération a été un succès, la coordination ou la coopération entre alliés est, en revanche, un facteur à améliorer. L'absence de coopération au niveau stratégique, durant la phase de planification, a été préjudiciable à une bonne coordination, voire à une optimisation des moyens au niveau tactique.

De même, au niveau européen, la coordination en amont a été inexistante. La solidarité, en revanche, a été entière en conduite. À titre d'exemple, la France a projeté et désengagé des forces irlandaises et a évacué des diplomates de l'Union européenne, ainsi que des Afghans pour le compte du Portugal. Pour autant, cette coordination n'a pas pu être institutionnalisée au sein de l'état-major de l'Union européenne (EMUE) ni opérationnalisée au sein du Commandement européen du transport aérien (EATC), et ce pour deux raisons principales. D'une part, la rapidité extrême de la conquête par les talibans et l'urgence imposée par l'évacuation n'étaient pas compatibles avec le processus de l'Union européenne. D'autre part, chacun des pays européens a employé des points d'appui différents au gré des accords – avec, en outre, une logique différente, de flux ou de stock.

Au niveau tactique, il convient de souligner que la coordination a été particulièrement efficace et fluide, dès lors que le dispositif anglo-américain a été mis en place, consolidé et stabilisé à l'aéroport. Il a en effet fallu gérer 798 rotations d'avions sur la plateforme, soit un avion toutes les trente minutes, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et ce pendant quinze jours. Finalement, 130 000 personnes ont été évacuées, ce qui est considérable. La manœuvre a été exceptionnelle.

J'en viens à la composante aérienne. D'une manière générale, nous avons bénéficié d'une conjoncture assez favorable pour conduire cette opération. En effet, malgré le volume des moyens aériens engagés, la brièveté de l'opération et l'absence de grande relève – notamment de Barkhane – ont limité l'impact sur l'activité des théâtres des autres opérations. De même, nous avons bénéficié d'une grande disponibilité des A400M, grâce à un investissement très important de nos mécaniciens sur la base d'Orléans, mais aussi à la maturité de la flotte qui commence à arriver. Cette opération a démontré la complémentarité du couple A400M - A330 MRTT, qui a permis un gain capacitaire réel. Le 18 août, nous avons réalisé un vol avec 217 passagers à bord. Nous restons cependant encore fragiles, car la capacité A400 est toujours en phase de montée en puissance.

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