Intervention de Florence Parly

Réunion du mardi 14 décembre 2021 à 18h05
Commission de la défense nationale et des forces armées

Florence Parly, ministre des Armées :

Je vous remercie de m'offrir une fois de plus l'opportunité de faire, ensemble, un point sur les enjeux de défense de la présidence française du Conseil de l'Union européenne, qui commencera dans quelques jours.

Jeudi dernier, le Président de la République a eu l'occasion d'en présenter les grandes priorités. Et si l'on devait résumer en une seule phrase l'objectif de cette présidence, il s'agit, pour reprendre les mots du Président de la République, de « passer d'une Europe de coopération à l'intérieur de notre frontière à une Europe puissante dans le monde, pleinement souveraine, libre de ses choix et maître de son destin ».

Pour le dire autrement : il est temps que l'Europe s'assume. Elle est en effet, depuis trop longtemps, une puissance qui s'ignore. Nous voulons d'une Europe qui agit pour elle-même et qui ne subit pas les appétits et les priorités des autres. Nous voulons d'une Europe capable de parler d'une seule voix, de porter ses valeurs, de défendre ses intérêts, partout où ils se trouvent dans le monde. Nous voulons enfin d'une Europe pleinement capable de protéger ses citoyens.

L'Europe que nous voulons n'est pas une incantation. Nous la construisons avec beaucoup de détermination, depuis près de cinq ans. Pour ce qui est de l'Europe de la défense, ces dernières années ont marqué un véritable tournant. Avant le discours fondateur du Président de la République en 2017 à la Sorbonne, le concept de défense européenne recouvrait une réalité, certes, mais une réalité encore trop timide. Son histoire restait marquée par des échecs et par des rendez-vous manqués ainsi que par des ambitions non réalisées, comme celle de la Communauté européenne de défense en 1954, et plus près de nous celle de la déclaration franco-britannique de Saint-Malo en 1998. Cette dernière posait certes les bases d'une politique européenne de sécurité et de défense. Elle fixait l'objectif de moyens militaires « autonomes » et « crédibles » pour l'Union européenne, moyennant d'ailleurs une hiérarchisation implicite entre l'Union européenne d'un côté et l'OTAN, de l'autre. Pour autant, cela n'a pas empêché la défense européenne de continuer sa traversée du désert…

En 2016 déjà, la stratégie globale de l'Union européenne introduisait un concept qui sera trop longtemps resté, si je puis dire, un gros mot à Bruxelles : celui d'autonomie stratégique. Mais c'est 2017 qui aura constitué le véritable tournant, car c'est précisément depuis que notre environnement stratégique ne cesse de se dégrader que la construction de la défense européenne connait un véritable élan. Nous avons accompli de nombreux progrès pour renforcer notre souveraineté, grâce à une méthode pragmatique fondée sur un principe simple : ce qui compte, c'est l'action. Depuis 2017, nous agissons ensemble, que ce soit dans le cadre de l'Union européenne ou dans des cadres ad hoc. Nous sommes déployés au Sahel, en République centrafricaine (RCA), en Méditerranée ainsi que dans le golfe arabo-persique.

Depuis 2017, nous nous équipons ensemble. Nous sommes engagés dans des programmes pour fournir à nos armées des équipements de pointe – je pense notamment au SCAF. Nous avons par ailleurs créé le Fonds européen de la défense, qui fait de l'Union l'un des trois principaux investisseurs en matière de recherche et de technologie en Europe.

Depuis 2017, nous développons une culture stratégique commune même si ce processus, je vous l'accorde, est encore loin d'être achevé. Les événements récents en Afghanistan ont cependant montré à quel point il est nécessaire que nous développions notre analyse partagée des menaces et des risques qui peuvent nous conduire à agir.

Nous sommes donc pleinement mobilisés pour faire de la présidence française du Conseil de l'Union européenne un grand succès de l'Europe de la défense. Nous travaillons depuis longtemps à son bon déroulement et je suis en contact étroit avec mes homologues allemand, portugais et slovène. Ils ont présidé le conseil avant nous ; leur expérience et leurs connaissances nous sont précieuses.

Avant de vous présenter nos six grandes priorités dans le domaine de la défense, je voudrais partager avec vous quelques idées sur la souveraineté européenne et vous dire ce qu'elle est et ce qu'elle n'est pas. La souveraineté européenne n'est pas une barrière autour de notre territoire : la défense de l'Europe ne se joue pas uniquement à ses portes. Elle se joue aussi au Sahel, dans le golfe de Guinée, en Indopacifique. Elle se joue sur la mer, dans les airs, dans l'espace cyber, dans l'espace exo-atmosphérique, dans l'espace informationnel et, même, sur le terrain des normes. J'y reviendrai car c'est un sujet que nous souhaitons placer au cœur de notre présidence.

Lorsqu'on parle de souveraineté européenne, ou a fortiori d'autonomie stratégique, certains ont tendance à assimiler ces notions au protectionnisme. Pourtant, il ne s'agit pas du tout de protectionnisme, ni de prendre le risque de s'isoler du reste du monde. Il s'agit d'être un partenaire crédible et, quand on est un partenaire crédible ou qu'on aspire à le devenir, il faut pouvoir s'appuyer sur des partenariats équilibrés. Lorsqu'un équipement comporte des composants américains, il est soumis à des réglementations telles que l'International Traffic In Arms Regulations (ITAR), ce qui veut dire que les États-Unis exercent un droit de veto sur certaines de nos exportations de défense. C'est une contrainte majeure pour notre base industrielle et technologique de défense. Or, cela a été dit à maintes reprises devant cette commission, nous avons besoin d'une industrie européenne forte pour donner à l'Europe les capacités militaires dont elle a besoin. C'est pourquoi nous devons travailler avec les États-Unis pour faire évoluer la situation. Les Américains eux-mêmes ont intérêt à voir les Européens assumer pleinement leurs responsabilités et, d'ailleurs, ils le reconnaissent. C'est le sens de la déclaration conjointe adoptée par le Président des États-Unis et le Président de la République française, le 29 octobre dernier.

Qu'est-ce que la souveraineté européenne ? La souveraineté, c'est une liberté : la liberté de décider, la liberté de choisir, la liberté d'agir. La liberté de décider s'acquiert avec la capacité à disposer, en amont des crises, d'une appréciation commune de la menace. C'est l'objet de la première priorité de la présidence : fixer un cap avec l'adoption par l'ensemble des États membres de la boussole stratégique. C'est un document qui doit fixer le niveau d'ambition de l'Union en matière de sécurité et de défense. Ce ne sera pas un rapport de plus, mais un véritable plan d'action concret et le premier Livre blanc de la défense pour l'Union européenne.

Notre deuxième priorité sera de promouvoir les opérations conjointes, conventionnelles ou hybrides, afin de rendre l'Union européenne plus réactive. Il s'agira notamment de travailler sur les synergies entre les opérations de l'Union européenne et celles des coalitions européennes ad hoc, telles que la task force Takuba au Sahel.

Nous travaillerons aussi au développement d'une capacité de déploiement rapide. Là non plus, ce n'est pas une énième tentative de créer une force permanente sur le papier. L'idée est bien de travailler de façon très concrète sur ce qui manque aux Européens pour agir dans le monde réel, par exemple dans le domaine des capacités de transport aérien.

Enfin, nous mettrons l'accent sur les menaces hybrides, une réalité de plus en plus présente et tangible : il s'agira donc de développer une boîte à outils pour se défendre contre ces menaces, notamment pour lutter contre les manipulations de l'information.

Notre troisième priorité sera de défendre avec fermeté nos intérêts dans les espaces communs contestés, qu'il s'agisse des mers, du cyberespace ou de l'espace exo-atmosphérique. Sur les mers, nous développerons la présence maritime coordonnée déjà expérimentée dans le golfe de Guinée et renforcerons nos capacités de surveillance. L'Union européenne se dotera d'une politique de cyberdéfense et, dès 2022, elle organisera des exercices conjoints dans le cyberespace. Dans le domaine spatial, nous proposerons également l'élaboration d'une stratégie spatiale européenne de défense d'ici 2023, en tirant les bénéfices de la stratégie spatiale de défense nationale que je vous avais présentée en 2019.

Pour être libres d'agir, et libres d'agir ensemble, il ne suffit pas uniquement d'avoir la même appréciation des menaces ou des stratégies communes. Il faut aussi des outils et des équipements communs. J'ai souvent eu l'occasion de le dire ici : les Européens disposent de dix-sept types différents de chars de combat lourds – quand les États-Unis n'en ont qu'un seul –, de vingt-neuf types différents de destroyers et de frégates – lorsque les États-Unis n'en ont que quatre –, et de vingt types différents d'avions de combat – quand les États-Unis en ont six –, et ce ne sont que quelques exemples. C'est donc l'objet de la quatrième priorité : il s'agit de nous doter de nouvelles capacités communes pour avoir les moyens d'agir et de réduire nos dépendances. Celles-ci sont particulièrement marquées dans certains domaines – j'ai cité tout à l'heure le transport stratégique, on pourrait aussi parler des drones.

Enfin, nous le savons, et nous l'avons encore largement exprimé lors du forum innovation défense, l'innovation est la clé de la supériorité sur le terrain, et celle de la puissance industrielle. C'est pour cette raison que c'est l'une de mes grandes priorités au ministère des armées depuis 2017, et l'un des axes forts de la loi de programmation militaire (LPM). Face à des compétiteurs comme la Chine, nous n'avons guère le choix : nous devons faire ensemble. Ce sera donc notre cinquième priorité : encourager l'innovation, notamment par la création, au sein de l'Agence européenne de défense, d'un Innovation Defense Hub.

Enfin, notre sixième priorité sera d'approfondir nos partenariats, tout en nous assurant de leur équilibre. C'est valable évidemment pour le premier d'entre eux, le partenariat transatlantique. Celui-ci ne peut que bénéficier d'une Europe plus forte, comme l'a souligné la déclaration commune cosignée par le Président de la République et le président Biden fin octobre.

À tous ceux qui voient dans le projet européen un risque de duplication, je le dis et je le répète : n'ayez pas peur ! Vingt et un pays membres de l'Union européenne sont aussi membres de l'Alliance atlantique. Quel intérêt pourraient-ils bien avoir à dupliquer, au sein de l'Union européenne, ce dont ils disposent déjà dans le cadre de l'OTAN ? Nous ne contestons ni le rôle de l'OTAN comme pierre angulaire de notre défense collective dans la zone euro-atlantique, ni son rôle de creuset militaire de l'interopérabilité, qui a permis à nos récentes opérations d'être efficaces. Mais nous sommes convaincus que les deux organisations sont complémentaires et que la coopération entre elles est un élément fondamental pour faire face aux menaces. Dans ces conditions, l'élaboration en parallèle du prochain concept stratégique de l'OTAN et de la boussole stratégique de l'Union européenne constitue une opportunité unique de renforcer cette complémentarité.

Évidemment, nos partenariats ne se limitent pas à la relation transatlantique. D'autres liens doivent être renforcés si nous voulons être en mesure de contribuer à la stabilisation de notre environnement, proche ou moins proche. L'Afrique devra faire l'objet d'une attention toute particulière. Les destins de nos deux continents sont étroitement liés. Face aux crises au Sahel, en RCA, au Mozambique, nous devons être en mesure de répondre ensemble, dans le cadre d'un partenariat équilibré. Nous devons travailler au renforcement de nos relations économiques, politiques et de défense avec les pays de l'Indopacifique, si nous voulons être en mesure de garantir le libre accès des voies maritimes dans cette zone, si important pour l'économie mondiale, et si nous voulons être en mesure de relever les grands défis en matière de sécurité.

Les six priorités que je viens d'énoncer pour la présidence française de l'Union européenne en matière de défense feront partie intégrante de la boussole stratégique. Elles poursuivent toutes un objectif : mieux protéger les Européens, en nous donnant les moyens d'agir ensemble, en nous donnant les moyens de nous défendre dans les espaces contestés et en favorisant nos coopérations et l'approfondissement de nos partenariats.

La boussole stratégique sera en quelque sorte notre guide. Encore une fois, ce ne sera pas un rapport de fond de tiroir, dont l'ambition s'amenuise à mesure que les années passent. Car il y aura un suivi étroit de la tenue des engagements qui y figureront : chaque année, un état des lieux de sa mise en œuvre sera présenté par le Haut représentant, en consultation avec la Commission et l'Agence européenne de défense.

Pour terminer, je voudrais rappeler que souveraineté et naïveté font rarement bon ménage : nous devons veiller à ne pas nous démunir face à nos compétiteurs, en pensant avec la meilleure foi du monde agir pour le bien commun. Les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) placeraient la défense dans la catégorie des activités non-durables, ce qui aurait pour conséquence de dissuader les investisseurs de financer les industries de défense. Si nous nous mettons à considérer que la défense de nos citoyens n'est pas une activité durable, alors nous ne durerons pas bien longtemps…

Il est temps que l'Europe s'assume. Mais il faut aussi que nous nous donnions les moyens d'assumer cette Europe. Pour protéger nos valeurs, nos sociétés démocratiques, ainsi que la prospérité de nos économies, il est temps que nous embrassions pleinement la souveraineté européenne. Cette ambition sera au cœur des priorités que nous porterons dans le domaine de la défense dans le cadre de notre présidence.

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