Intervention de Florence Parly

Réunion du mardi 14 décembre 2021 à 18h05
Commission de la défense nationale et des forces armées

Florence Parly, ministre des Armées :

Plusieurs d'entre vous m'avez interrogée au sujet de l'OTAN et de l'autonomie stratégique de l'Union européenne. Je le répète, vingt et un États membres de l'Union européenne appartiennent également à l'Alliance atlantique : ceux-là ont donc un intérêt certain à essayer d'adopter des positions convergentes dans chacune des deux organisations. Je rappelle également, sans réticence aucune, que l'OTAN est la pierre angulaire de notre défense collective et que l'article 5 du traité de l'Atlantique nord nous permet de constituer cet actif très précieux qu'est l'interopérabilité entre nos armées – c'est ce qui nous a permis de déployer rapidement, avec soixante-douze heures de préavis, le raid Hamilton en Syrie en 2018. En outre, vous le savez, la France est un membre actif de l'OTAN, et lorsque j'entends certains douter de notre fiabilité et de notre engagement dans l'Alliance atlantique, je ne manque pas de rappeler que nous sommes engagés dans de très nombreuses opérations et missions, notamment en Estonie, dans le cadre de la présence avancée renforcée, mais aussi, par le passé, dans les Balkans et en Afghanistan. Du reste, le général Philippe Lavigne, que votre commission a souvent auditionné, est désormais commandant suprême pour la transformation de l'OTAN.

L'Union européenne et l'OTAN, qui ont chacune leur raison d'être, sont complémentaires. Cette complémentarité, nous devons la développer de plus en plus dans le cadre des défis hybrides, ou duaux, touchant à la fois les domaines civil et militaire. Dans le domaine civil, l'Union européenne a développé depuis plusieurs décennies des compétences et savoir-faire qu'on ne peut pas balayer d'un revers de main. C'est notamment le cas dans le secteur spatial, un domaine dual par excellence. Alors que l'espace exoatmosphérique devient un milieu de confrontation potentielle, il est naturel que l'Alliance atlantique s'empare également de ces questions ; il faut alors organiser les choses de telle sorte que l'OTAN puisse capitaliser sur les investissements réalisés de longue date par l'Union européenne et intégrer à ces derniers la dimension confrontationnelle pour laquelle elle est tout à fait légitime. Il en va de même dans le domaine cyber, où la complémentarité doit être recherchée et peut produire des résultats très utiles.

Non, Monsieur Chassaigne, je ne suis pas du tout naïve lorsque je me réfère à la déclaration conjointe des présidents Biden et Macron. Il est important que le président des États-Unis ait reconnu personnellement le rôle et la place de la défense européenne dans notre sécurité collective, alors qu'on entend souvent, au sein de l'Alliance atlantique, des voix nous dire que l'Union européenne ne sert à rien et que l'OTAN fait tout. L'exemple du domaine spatial que je viens de citer montre précisément que les choses ne sont pas aussi simples. Je le dis sans naïveté, cette déclaration conjointe est intervenue dans un contexte particulier, après la crise très difficile qu'a entraînée l'annonce de l'AUKUS et qui n'est d'ailleurs pas totalement résolue. J'espère qu'elle nous permettra de dépasser les propos de séance qui, au lieu de nous encourager à développer nos complémentarités, ne cessent de pointer du doigt les possibles duplications. Je suis contre les doublons, qui ne sont que de la déperdition d'argent et d'énergie, mais on ne peut prétexter sans cesse des éventuelles évolutions futures de l'Alliance atlantique pour interdire à l'Union européenne de faire ce qu'elle fait depuis des années.

Monsieur de la Verpillière, vous vous êtes montré sceptique quant à nos priorités, que vous jugez trop ambitieuses. Peut-être est-ce de ma faute, car j'ai oublié de préciser que la boussole stratégique fixerait des ambitions pour les dix prochaines années. Il ne s'agit évidemment pas d'en assurer la mise en œuvre intégrale au cours des six prochains mois. D'ailleurs, ces priorités ne sortent pas de nulle part – elles sont le résultat d'un travail intense mené par nos prédécesseurs, c'est-à-dire par les présidences allemande, portugaise et slovène, pour ne citer que les trois dernières – et leur mise en œuvre sera entre les mains des présidences qui nous succéderont. Après les progrès concrets, tangibles, réalisés au cours des cinq ou sept dernières années, il nous faut passer à la vitesse supérieure. Il y a eu de très longs débats, au sein de l'Union européenne, sur le bon dosage de ces ambitions, qui doivent rester réalistes car des objectifs inatteignables nuiraient à la crédibilité de l'Union ; cependant, après l'expérience douloureuse que nous avons vécue cet été avec l'évacuation de Kaboul et de l'Afghanistan, chacun convient que le moment est venu de fixer un niveau d'ambition élevé. Nous verrons comment tout cela sera mis en œuvre, mais si nous ne définissons pas dès à présent les outils et moyens qui permettront d'atteindre nos objectifs, ces derniers risquent de ne pas être atteints. Or nous avons l'intention de développer les opérations menées conjointement, sur le terrain, ainsi que les projets capacitaires, lesquels constituent un socle indispensable pour atteindre nos ambitions. Nous avons également besoin de nous appuyer sur des partenariats et une culture stratégique commune.

Le SCAF et le char de combat du futur sont deux très grands projets de coopération avec des partenaires européens importants, l'Allemagne et l'Espagne.

Le 30 août dernier, j'ai signé avec mes deux homologues allemande et espagnole le troisième arrangement d'application relatif au programme SCAF, qui vise à cadrer nos travaux pour les mener jusqu'à leur terme. Nous souhaitons qu'un démonstrateur puisse voler à l'horizon 2027, une échéance proche compte tenu de l'ampleur des travaux. Nous avons quasiment tout réglé ; il nous manque un seul contrat, le principal, dont l'élaboration prend du temps du fait de sa complexité et qui concerne le « pilier » dédié à l'avion de combat. Je rappelle que le programme SCAF va au-delà d'un simple avion de combat : il s'agit en fait d'un « système de systèmes » qui intègre l'équivalent de drones ainsi que des capacités de communication et d'échange de données. Si les choses sont difficiles, c'est parce que nous sommes exigeants sur un principe essentiel : nous voulons un leader par grand domaine, avec des responsabilités bien identifiées. En effet, dans le passé, d'autres programmes n'étaient pas fondés sur ce principe de responsabilisation des industriels, ce qui a conduit à des dépassements de budget, à des glissements de calendrier et à des difficultés à livrer l'ensemble des fonctionnalités opérationnelles requises. Je le répète, il est très important que nous ne fléchissions pas sur ces principes fondamentaux essentiels à l'efficacité et au bon déroulement d'un programme majeur pour nos forces et nos industriels. J'espère que ce dernier contrat pourra être notifié au cours du premier semestre 2022.

S'agissant du char de combat du futur, la situation est assez différente. Alors que le programme SCAF est conduit sous leadership français, la réalisation du char de combat du futur se fait sous leadership allemand. Aujourd'hui, la balle est dans le camp des industriels allemands, en particulier de Rheinmetall, qui doivent se mettre d'accord sur la répartition des différentes tâches. Pendant ce temps, nous avançons sur la question de l'architecture du système. Ces travaux se poursuivront jusqu'à la mi-2022 au niveau des équipes étatiques française et allemande.

Vous avez raison, Madame Poueyto, c'est un symbole très fort que de voir un officier suédois prendre le commandement de la force Takuba, qui participe à l'opération Barkhane. C'est la preuve que nous sommes en train d'européaniser notre action militaire au Sahel et que ces coalitions ad hoc, qui s'ajoutent aux formats que l'Union européenne peut par ailleurs développer en son sein, apportent une contribution tout à fait tangible et concrète sur le terrain. Onze pays sont aujourd'hui engagés dans la force Takuba. Ils seront quinze dans quelques mois pour mener des opérations de combat aux côtés des forces armées maliennes. Dans la perspective de l'évolution de notre dispositif militaire au Sahel, Takuba doit jouer un rôle croissant en fournissant un soutien crédible aux Maliens. Votre question sur l'évolution prochaine de cette force doit s'inscrire dans le cadre des réflexions que nous menons plus largement sur l'Afrique de l'Ouest.

Plusieurs d'entre vous m'avez interrogée sur la capacité d'action rapide qui figure dans le projet de boussole stratégique. Les mots sont très importants : il ne s'agit pas d'une force mais d'une capacité d'action. Nous devons d'abord nous demander ce qui nous empêche d'agir ; c'est pourquoi je disais tout à l'heure que ce travail sur la boussole stratégique nous permet aussi de mettre le doigt sur ce qui nous fait défaut et nous rend plus vulnérables. Notre objectif est de disposer, à horizon 2025, d'une capacité d'action pouvant aller jusqu'à 5 000 hommes mais, d'ici là, nous devons d'abord nous efforcer de combler nos lacunes capacitaires – je pense notamment au transport stratégique et aux drones –, de renforcer en particulier nos capacités de commandement, de développer notre culture stratégique et opérationnelle et d'améliorer nos processus décisionnels. En effet, la lucidité est de mise et chacun a pu constater que le processus de décision politique au niveau de l'Union européenne était trop lent.

J'ai évidemment limité mon propos aux questions de défense, mais le climat doit aussi être un enjeu de la présidence française de l'Union européenne. En novembre, dans le cadre du Forum de Paris pour la paix, nous avons lancé l'initiative « changement climatique et forces armées », qui regroupe vingt-cinq pays signataires et vise tant à mieux appréhender l'impact du réchauffement climatique sur les tensions et les crises futures qu'à étudier comment nous pouvons réduire notre propre empreinte environnementale lorsque nous déployons des forces, en particulier sur des théâtres d'opérations extérieures. Puisque vous avez travaillé sur ces sujets, Madame Santiago, vous avez pu constater que nos armées s'efforcent d'innover et de réduire au minimum les prélèvements d'eau et de matériaux nécessaires à la construction d'infrastructures afin de préserver des ressources précieuses pour les populations locales.

S'agissant de la gestion de crise, je ne reviendrai pas sur ce que j'ai déjà dit : nous devons non seulement accélérer le processus de décision politique, mais également développer les capacités qui nous manquent, notamment en matière de commandement, ainsi qu'une culture stratégique et opérationnelle commune.

L'Initiative européenne d'intervention (IEI) a produit bien plus de résultats que nous pouvions en attendre. Rappelez-vous le scepticisme des différents États membres lorsque cette initiative a été lancée. C'est lorsque nous avons expliqué qu'il s'agissait de mettre autour d'une même table des États à la fois politiquement volontaires et militairement capables que nous avons éveillé l'intérêt d'un certain nombre de pays et que nous nous sommes interrogés sur notre capacité à développer des actions selon un large spectre de scénarios d'intervention. Nous avons commencé modestement, en travaillant sur des scénarios plutôt centrés sur une aide à apporter à des populations frappées par des catastrophes naturelles, à l'image de ce qui s'est passé aux Antilles et dans les Caraïbes en 2017 après le passage de l'ouragan Irma, puis nous nous sommes enhardis et avons fini par développer des scénarios plus exigeants.

Si la force Takuba ne peut être considérée comme une opération de l'IEI, elle n'en est pas moins issue de réflexions et d'échanges qui ont eu lieu entre les partenaires de l'IEI ; de toutes les instances existantes, c'est celle où les échanges sont les plus libres, spontanés, sans aucun formalisme. Ainsi, lors de la dernière réunion de l'IEI, les pays engagés au Sahel et partenaires dans le cadre de la force Takuba ont eu l'idée d'entamer une démarche politique commune qui s'est traduite par une lettre remise par neuf ambassadeurs à la junte malienne.

Pour ma part, je considère donc l'IEI comme l'une des grandes réussites de ces dernières années : elle est un excellent laboratoire qui nous permet de réfléchir aux éventuelles interventions à mener et d'identifier avec lucidité ce qui nous bride dans notre capacité d'action. Il faut continuer à encourager le dialogue dans cette enceinte car c'est là que, de manière très pragmatique, notre culture stratégique commune se développe et s'enrichit. Du reste, alors que le Royaume-Uni n'est plus membre de l'Union européenne, il continue de participer activement à l'IEI : ce forum nous permet donc également de poursuivre le dialogue avec les Britanniques.

J'en viens à la question de la Turquie et de la bonne articulation entre les différentes alliances que nous avons conclues. La Turquie est un membre historique de l'Alliance atlantique, à laquelle elle a adhéré en 1952. J'admets qu'il s'agit d'un allié difficile, pour ne pas dire turbulent. La présence de la Turquie au sein de l'OTAN a ses bons côtés – nous avons utilisé des bases turques pour nos opérations en Afghanistan –, mais ce pays a aussi eu des comportements que je qualifierais de déplacés, notamment vis-à-vis de notre frégate Courbet en juin 2020. Il fait partie des acteurs qui bloquent les progrès que j'appelle de mes vœux en termes de complémentarité entre l'Union européenne et l'OTAN. Nous cherchons donc à contourner ces blocages institutionnels et à créer des coopérations de fait entre l'Union européenne et l'OTAN sur des sujets concrets où des synergies s'imposent tels que le cyber, l'espace, la résilience et l'innovation.

Monsieur Favennec-Bécot, on lit effectivement, ici ou là, que les dépenses de défense ont diminué, mais je ne comprends pas bien d'où viennent ces chiffres. Permettez-moi d'utiliser d'autres sources, celles de l'OTAN. Je rappelle que vingt et un membres de l'Alliance atlantique sont aussi membres de l'Union européenne. Dans la mesure où les dépenses des alliés ont fortement progressé globalement, on voit mal pourquoi un sous-échantillon de vingt et un membres – même porté à vingt-sept – pourrait lui-même voir ses dépenses décroître. Il faut prendre les chiffres avec des pincettes. J'ai rencontré nombre de nos partenaires européens au cours des quatre dernières années : aucun n'a fait diminuer ses dépenses de défense.

Les rythmes de croissance sont plus ou moins soutenus selon les pays mais tous ont pris conscience qu'il est nécessaire d'investir dans la défense si nous voulons assurer notre sécurité. Les outils de défense ne sortent pas de nulle part. Ce sont bien les forces de chacune des nations, de chacun des membres de l'Alliance atlantique qui constituent son armature. Il en va de même pour l'Union européenne, même si celle-ci commence à se doter d'outils de financement qui permettent de développer des projets en commun, tels que le Fonds européen de la défense. C'est tout à fait nouveau et il faut s'en féliciter.

Vous dites qu'il ne faut pas s'éparpiller, qu'il faut miser sur des projets susceptibles de nous donner une supériorité dans quelques domaines stratégiques, comme le cyber. Nous sommes d'accord : il faut orienter les projets – qu'ils soient développés dans le cadre de la coopération structurée permanente ou du Fonds européen de la défense – vers des domaines qui nous donnent une vraie capacité de différenciation. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il y a désormais une revue régulière des projets développés dans le cadre de la coopération structurée permanente : on vérifie s'ils avancent, on supprime ceux qui n'avancent pas et on concentre nos efforts là où c'est nécessaire.

Monsieur Lachaud, vous ne m'avez pas vraiment posé de questions ; vous avez plutôt fait des remarques et pris position. Je n'adhère pas à la démonstration que vous nous avez faite : vous dites qu'il ne peut pas y avoir d'Europe de la défense, parce qu'elle serait contraire au principe de la souveraineté nationale. Il ne s'agit pas de diluer la souveraineté nationale dans la souveraineté européenne, mais de construire une souveraineté européenne, partout où l'échelon européen a un sens. Vous citez une déclaration de mon ex-collègue allemande, Mme Annegret Kramp-Karrenbauer, mais vous oubliez de dire que si elle a tenu ces propos, c'était pour mieux privilégier l'Alliance atlantique, et elle seule. Vous omettez également de dire que le nouveau gouvernement allemand n'est pas du tout sur la même ligne. Vous regardez vers le passé, au lieu de regarder vers l'avenir.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.