La proposition de résolution dont nous débattons revêt une importance singulière et mérite d'être marquée d'une pierre blanche. Elle reflète une préoccupation très largement partagée dans cette commission et, je l'espère, dans le pays. Mme Dumas et moi-même avons eu l'occasion d'en parler et nous avons fait le choix de travailler sur ce sujet d'intérêt national ensemble, avec les différents groupes de la majorité et le principal groupe de l'opposition – Les Républicains. Le texte a été cosigné par de nombreux parlementaires de toutes ces tendances, ce qui témoigne de l'importance de la question.
De fait, la base industrielle et technologique de défense (BITD) revêt une importance considérable, en particulier pour la France, et ce non seulement sur le plan de la politique de sécurité et de défense, mais aussi sur le plan économique : elle rassemble 4 000 entreprises et emploie 200 000 personnes sur tout le territoire. C'est là une singularité française, car dans bien d'autres pays européens, comme l'Allemagne et l'Italie, l'industrie de défense est moins stratégique sur le plan économique.
Or la BITD est confrontée à des menaces, parmi lesquelles figurent les modalités de son financement. On se souvient du cri d'alarme lancé par le délégué général pour l'armement (DGA), Joël Barre, concernant la frilosité des banques. Cela avait conduit la commission à lancer une mission flash, confiée à Françoise Ballet-Blu et à moi-même. Nous nous étions efforcés d'effectuer un travail aussi complet que possible et avions œuvré en parfaite harmonie. Nous avions constaté que des menaces pesaient effectivement sur la BITD, et ce pour les deux types de financement possibles, à savoir par les banques et par des fonds propres. Cela s'explique par des problèmes de compliance, voire de sur-compliance, de risque réputationnel et, en ce qui concerne plus spécifiquement les fonds propres, par le rythme particulier de l'investissement de défense, marqué par des cycles beaucoup plus longs que d'autres activités économiques : alors que la durée moyenne de la présence d'un fonds dans un investissement est généralement de cinq à sept ans, l'industrie de défense requiert un temps plus long.
Dans un monde de plus en plus incertain, marqué par une conflictualité accrue, et alors que nous nous battons pour garantir l'autonomie stratégique de l'Europe, nous avons besoin d'une industrie de défense plus solide et plus résiliente. Pour ce faire, il importe d'éviter de créer de nouveaux freins à l'investissement. Or, de ce point de vue, on observe une schizophrénie des institutions européennes – en commission des affaires européennes, Sabine Thillaye a, pour sa part, évoqué des dissonances. En effet, d'un côté, la création du Fonds européen de la défense vise à développer une BITD européenne, ce qui est une bonne chose et représente un symbole fort, même si le fonds est moins bien doté que prévu – 8 milliards, contre 13 milliards initialement –, mais, de l'autre, la taxonomie de la finance durable et l'écolabel pour les produits financiers de détail sont susceptibles de freiner son développement.
Alors que notre pays se prépare à prendre la présidence du Conseil de l'Union européenne, la proposition de résolution européenne vise à appeler l'attention sur ce risque et à provoquer une mobilisation générale pour que l'Europe ne se prive pas elle-même des outils dont elle a besoin.
La taxonomie de la finance durable, issue du règlement 2020/852, s'inscrit dans le projet de Green Deal. Compte tenu de la nécessité d'opérer la transition écologique et de parvenir à la neutralité carbone en 2050, il s'agit de réorienter les flux d'investissements vers les industries contribuant au développement durable. Une distinction sera faite entre les activités qui contribuent au développement durable, celles qui sont neutres et celles qui sont nuisibles. À cela s'ajoutera une taxonomie sociale.
Le secteur de la défense est exclu de ces deux taxonomies. S'il n'est pas forcément évident que l'industrie de défense soit inscrite dans la taxonomie de la finance durable, il n'en va pas de même pour la taxonomie sociale. En effet, celle-ci comprend toute une série de critères liés à l'investissement socialement responsable (ISR) et à la soutenabilité de notre modèle de société, auquel nous sommes tous très attachés. Or, parmi les éléments constitutifs de ce modèle, figurent la sécurité et la liberté. Un pays qui n'assure pas sa sécurité, sa souveraineté et son autonomie stratégique s'expose à voir son modèle social remis en cause. L'enjeu, pendant la présidence française de l'Union européenne (PFUE) et dans les années futures, est donc d'intégrer la souveraineté et la sécurité parmi les critères définissant les investissements socialement responsables.
Cela suppose de mener un véritable travail intellectuel. Pour avoir échangé avec des parlementaires et des professionnels d'autres pays, je sais que la réflexion sur la question est en cours ailleurs en Europe. Nous avons beaucoup échangé à ce propos avec le Groupement des industries allemandes de sécurité et de défense (BDSV), qui est l'homologue du Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (GICAT), du Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (GIFAS) et du Groupement des industries de construction et activités navales (GICAN). La Commission a été saisie d'une demande dans ce sens. Autant la coopération entre la France et l'Allemagne est parfois difficile du fait de la concurrence entre nos deux pays, autant, sur ce point, il convient de saluer la convergence totale entre les industriels français et allemands. Ce n'est pas seulement une question de gros sous : il y a surtout 200 000 emplois en jeu dans nos territoires.
À court terme, l'écolabel européen pour les produits financiers de détail est encore plus inquiétant. Les labels sont très à la mode : tout le monde labellise tout et n'importe quoi. À côté des labels sérieux, d'autres, conçus par des comités Théodule, le sont beaucoup moins. L'une des ambitions de l'Union européenne, parfaitement légitime, est de se doter d'un écolabel européen en matière de finance durable. Le Centre commun de recherche (CCR) s'est vu confier la mission de faire des propositions pour définir le cahier des charges et écrire la charte de ce label. Les résultats de ses travaux témoignent d'une évolution extrêmement inquiétante, qui explique que nous soyons montés au créneau.
Les premiers rapports de l'organisme n'avaient pas considéré que le secteur de l'armement posait problème. Plus exactement, le troisième avait simplement demandé que soient exclues de l'écolabel les armes controversées, c'est-à-dire interdites par les traités internationaux – par exemple les mines antipersonnel, prohibées par la convention d'Ottawa –, et les entreprises qui vendent des armes à des pays faisant l'objet de mesures de restriction ou d'embargo de la part de l'Union européenne. Cela pouvait parfaitement s'entendre. Le quatrième rapport du CCR, en revanche, s'inspirant d'un label belge intitulé Towards Sustainability, a restreint les conditions d'obtention : les entreprises qui sollicitent le label ne doivent pas tirer plus de 5 % de leur chiffre d'affaires de la production d'armements. Ce revirement est dû uniquement au lobbying intense de certaines ONG et au fait que la rapporteure est une députée évangéliste allemande engagée dans la lutte tous azimuts contre le commerce des armes. En seraient donc exclues non seulement la totalité de l'écosystème de défense mais toutes les entreprises duales, dont notre industrie de défense est largement composée. Alors qu'avec Françoise Ballet-Blu, nous avons pointé la difficulté de lever des fonds ou d'émettre de la dette obligataire sur les marchés, inutile de vous dire que les choses seraient encore plus difficiles si cet écolabel était adopté !
Celui-ci compliquerait donc la mobilisation de capital auprès de fonds privés et rendrait quasiment impossible le placement de dette bancaire sur les marchés, aucun banquier ne prenant le risque de proposer des produits financiers qui en seraient exclus. Il constitue donc un obstacle pour l'innovation européenne, pour nos start-up d'aujourd'hui et nos licornes de demain.
Enfin, comme nous l'avons vu avec l'affaire Photonis, la BITD pourrait faire l'objet d'une prise de contrôle par l'étranger car des difficultés de financement impliquent une sous-capitalisation qui fragilise une entreprise et en fait une cible. Sur le plan européen et national, le contrôle des investissements étrangers en France (IEF) est remarquable pour identifier les menaces qui pèsent sur certaines de nos entreprises mais, ensuite, nous devons trouver des solutions financières pour les recapitaliser ou les restructurer.
Cet écolabel serait donc une catastrophe pour notre industrie de défense.
À cela s'ajoute que la plupart de nos entreprises de défense, soumises à la certification ISO 14001 et à la norme ISO 37001, ont accompli de gros efforts en matière environnementale et de lutte contre la corruption ; les politiques de gestion de déchets industriels sont innovantes et les gouvernances encore plus socialement responsables. Ces entreprises s'inscrivent explicitement dans le mouvement de la durabilité. Ce sont là autant d'enjeux fondamentaux de la présidence française de l'Union européenne et des combats européens à venir.
Cette PPRE vise d'abord à demander à la Commission européenne se revenir sur l'exclusion du secteur de la défense de l'écolabel, qui ne figurait pas dans la troisième version du CCR – il n'y a aucune raison pour qu'elle y soit dans la quatrième. J'espère qu'un consensus parlementaire le plus large possible permettra à la Commission de mesurer à quel point cette question est importante.
Ensuite, elle tend à promouvoir l'innovation au sein de la BITD et à expliquer combien elle est partie intégrante de notre autonomie stratégique, française ou européenne. Je répète une évidence : cela ne signifie en rien que nous serions opposés à l'OTAN qui, avec l'autonomie stratégique, constitue un pilier de la défense européenne.
Nous appelons également le Gouvernement à peser de tout son poids pour défendre les dossiers de l'industrie de défense et de l'autonomie stratégique, notamment dans le cadre de la « boussole stratégique », dont une partie importante devra concerner la BITD.
Enfin, nous demandons à la Commission européenne de reconnaître le rôle positif de la BITD dans la taxonomie sociale européenne, car elle contribue à notre sécurité et à notre liberté. La défense doit être considérée comme l'un des éléments de la durabilité : sans une défense solide, donc, une BITD forte, nos sociétés auront le plus grand mal à être durables. Il convient d'engager un véritable travail sur cette question. Ceux à qui, parmi nous, les électeurs auront renouvelé leur confiance dans quelques mois, auront là un beau sujet de réflexion !
Cette PPRE a donc deux objectifs.
Tout d'abord, protéger l'Europe contre elle-même quand, parfois, elle veut se montrer plus vertueuse que certains de ses compétiteurs stratégiques – qui peuvent être aussi nos alliés, mais qui n'ont pas nécessairement de telles pudeurs : assumons sans naïveté notre destin d'Europe puissance !
Ensuite, alors que la France s'apprête à prendre la présidence de l'Union européenne, la représentation nationale doit se montrer le plus largement possible à la hauteur de ces exigences. Sur la BITD, il est impossible de reculer ou de caler !