Chers collègues, je suis devant vous ce soir pour vous proposer de rejoindre un combat parlementaire transpartisan mené depuis de plus de cent ans : le combat pour la reconnaissance du déni de justice dont furent victimes des soldats français, des poilus ordinaires, injustement accusés de désobéissance militaire, jugés dans des conditions iniques et exécutés par leurs camarades dans le but avoué par les autorités militaires et politiques de l'époque de faire des exemples.
Qui sont ces hommes dont « le spectre hante la mémoire nationale », pour reprendre les mots de M. Jean-Yves Le Naour, un des historiens spécialistes de cette question ? Ce n'étaient ni des traîtres ni des héros, mais des poilus ordinaires, si tant est que les poilus ordinaires ne fussent pas tous, d'une certaine façon, des héros.
Le rapport du groupe de travail animé par M. Antoine Prost, président du conseil scientifique de la mission du centenaire, et publié en octobre 2013, avait évalué à environ 740 le nombre total de fusillés français pendant la Grande Guerre. Dans le prolongement de ce rapport, M. Kader Arif, secrétaire d'État chargé des anciens combattants, a chargé le service historique de la défense de procéder au décompte le plus complet possible du nombre de fusillés non réhabilités, compte tenu de l'état des archives disponibles. Le 27 octobre 2014, le ministère des armées a communiqué les résultats suivants, tels qu'issus de l'examen des archives militaires : 639 personnes ont été fusillées pour désobéissance militaire, 141 pour des faits de droit commun et 126 pour espionnage. Les motifs de l'exécution demeurent inconnus pour 47 autres personnes ; enfin 55 personnes ont été exécutées sans jugement mais ont été sommairement identifiées.
La présente proposition de loi tend à réhabiliter les 639 personnes fusillées pour désobéissance ; elle ne concerne pas – c'est important – celles qui ont été condamnées pour des faits de droit commun ou pour espionnage.
Contrairement à une idée largement répandue, les mutins de 1917 ne constituent qu'une proportion très faible des « fusillés pour l'exemple » : selon les derniers travaux, une trentaine de soldats seulement auraient été fusillés à la suite des mutineries. Cette distinction essentielle entre fusillés et mutins est rappelée par le groupe de travail animé par Antoine Prost dans les termes suivants : « Il importe de distinguer entre “fusillés” et “mutins”. La plupart des fusillés l'ont été en 1914 et 1915, tandis que les grandes mutineries de l'armée française ont eu lieu en mai-juin 1917. Parmi les 40 000 à 80 000 mutins (suivant des estimations récentes), une petite trentaine a été fusillée. »
Les travaux du général André Bach, ancien directeur du service historique de l'armée de terre, mettent en effet en exergue que c'est bien au début de la guerre, en 1914 et en 1915, et non en 1917, qu'eurent lieu la plupart des exécutions. Le seul mois d'octobre 1914 représente ainsi à lui seul près de 10 % de l'ensemble des exécutions de soldats français commises durant la première guerre mondiale.
Les « fusillés pour l'exemple » sont des militaires qui ont été condamnés à mort par un conseil de guerre en vertu des dispositions du code de justice militaire adopté sous le Second Empire – en 1857 exactement – et applicable à l'époque. Les motifs de condamnation à mort, hors crimes de droit commun et espionnage, étaient notamment, par ordre décroissant du nombre des exécutions prononcées, l'abandon de poste en présence de l'ennemi –article 213–, le refus d'obéissance en présence de l'ennemi – article 218 –, dont les mutilations volontaires, et les voies de fait envers un supérieur – article 223.
Or la caractérisation de chacun de ces motifs était fort délicate à apprécier, comme l'ont montré certains dossiers ayant pu aboutir à une réhabilitation individuelle à la suite de la mobilisation de proches.
L'appréciation de l'abandon de poste, par exemple, est rendue particulièrement difficile par la désorganisation des combats liée aux offensives menées en 1914 et 1915. L'histoire du soldat Joseph Gabrielli en témoigne. Simple d'esprit et ne parlant que le corse, il n'avait pas été en mesure de rejoindre sa compagnie après s'être fait soigner pour une blessure en marge d'une offensive. Il fut condamné pour abandon de poste le 14 juin 1915 et fusillé le jour même, avant d'être réhabilité par la Cour spéciale de justice le 4 novembre 1933.
L'histoire des fusillés de Vingré est également emblématique de la relativité des accusations d'abandon de poste dans le contexte de brutalisation des combats mis en avant par de nombreux historiens de la Grande Guerre. Ainsi, plusieurs hommes du 298e régiment d'infanterie se réfugièrent dans une tranchée après avoir été surpris par une attaque allemande dans leur tranchée de première ligne. Bien qu'ils aient regagné ensuite leur position antérieure sur ordre de leur commandement, vingt-quatre d'entre eux furent désignés pour être jugés pour abandon de poste en présence de l'ennemi. Six furent condamnés à mort et fusillés, avant d'être réhabilités par la Cour de cassation le 29 janvier 1921.
Comme le souligne le rapport du groupe de travail Prost, « la période de 1914-1915 correspond aussi à celle des offensives d'infanterie les plus meurtrières et les moins bien préparées, donnant lieu à des situations confuses (soldats isolés, désemparés par les combats, obligés de se replier, etc.) qui aboutissent à un grand nombre de condamnations dans des conditions sommaires ».
La qualification de mutilation volontaire, qui constitue un des principaux motifs de condamnation à mort, est aussi particulièrement épineuse, comme l'illustre l'histoire de François-Marie Laurent. Ce soldat du 247e régiment d'infanterie, ne parlant que breton, n'avait pas pu expliquer la blessure qu'il avait reçue à la main gauche. Accusé de mutilation volontaire, il fut condamné et exécuté le 19 octobre 1914. La contre-expertise réalisée en 1933 conclut à l'absence de preuve du caractère volontaire des mutilations : le soldat Laurent fut réhabilité. D'après l'historien Éric Viot, le médecin Charles Paul démontra, en 1925, à l'occasion de la réhabilitation de fusillés pour mutilation volontaire, que les médecins militaires avaient, à tort, systématiquement appliqué à des blessures par balle à la main ou au bras auréolées de noir le caractère de mutilation volontaire, tenant l'auréole sombre pour la marque d'une déflagration des gaz de la poudre, donc d'une blessure à bout touchant. Après des examens chimiques et microscopiques, il avait pu prouver, dans les dossiers Chochoi et Garçault, qu'il s'agissait là, non pas de la déflagration des gaz de la poudre, mais de traces de cambouis ou d'impuretés quelconques, comme en présentaient souvent les doigts des soldats aux tranchées. Répondant aux questions du tribunal, le médecin récuse qu'il soit possible d'affirmer, sur un plan médico-légal, être en présence d'une mutilation volontaire.
Enfin, comme le rappelle Éric Viot dans son livre, le motif de condamnation pour voie de fait envers un supérieur fut apprécié fort diversement selon la personnalité des commandants. Selon plusieurs historiens, certaines exécutions ont été directement liées à des règlements de comptes.
S'il y a lieu de parler de déni de justice, ce n'est pas seulement en raison de l'appréciation délicate et ambivalente des différents motifs de condamnation à mort que je viens d'évoquer, c'est également parce qu'à l'époque, les autorités politiques et militaires manifestèrent la volonté de fusiller des hommes pour faire des exemples. Les exécutions avaient avant tout un objectif dissuasif à l'égard du reste de la troupe, dans le contexte des grandes offensives de 1914 et 1915. Comme le résume un historien spécialiste de cette période, « il s'agit moins de punir un coupable que d'empêcher par la sévérité de la répression la contagion d'un mal ». L'idée selon laquelle la question de la culpabilité du prévenu est finalement moins importante que l'effet dissuasif de l'exécution transparaît ainsi dans les propos d'un chef de bataillon au sujet du soldat Ernest Ricouard, accusé d'avoir quitté son poste : « Il n'est certainement qu'à demi responsable. Mais en raison des circonstances, de l'exemple à faire en vue d'éviter le retour de fautes semblables, il doit être traduit en conseil de guerre. »
En cas de désobéissance collective, le principe d'exemplarité conduit également à tirer au sort ceux qui seront jugés par le conseil de guerre.
Si l'objectif de ces exécutions était principalement d'inspirer la crainte parmi les soldats et de prévenir tout mouvement de désobéissance, force est de constater que leur effet sur le moral des troupes fut jugé suffisamment contre-productif pour que, dès 1916, elles ne soient plus considérées comme la principale solution aux désobéissances individuelles ou collectives, comme l'illustrent la diminution conséquente du nombre de fusillés à compter de cette date ou la faiblesse du nombre d'exécutions consécutives aux mutineries de 1917.
« Fusillés pour l'exemple », les soldats étaient avant tout victimes de choix arbitraires.
La pratique du tirage au sort employée pour désigner ceux qui allaient être jugés en conseil de guerre constitue le paroxysme de l'arbitraire dont ont pu être victimes certains fusillés. Cependant, les facteurs des disparités de traitement subies par les soldats pour des mêmes faits sont multiples. Le premier est d'ordre générationnel : un soldat ayant désobéi en 1918 avait dix fois moins de risques d'être fusillé qu'un soldat qui avait commis les mêmes faits en 1914. Le second tient aux pratiques des commandements, différentes selon les régiments et les divisions. L'historien Éric Viot indique ainsi que 30 % des condamnations sont concentrées dans dix-huit des cent divisions que comptait l'armée française à l'époque. Les archives témoignent de l'indulgence de certains chefs militaires, quand d'autres eurent massivement recours aux conseils de guerre.
Cet arbitraire a été renforcé par le fait que les fusillés ont été soumis à un système judiciaire reconnu comme dysfonctionnel dès 1916.
Le fonctionnement de la justice avait fait l'objet d'une profonde refonte dès le début de la guerre, à la suite de l'instauration de l'état de siège le 2 août 1914. Le principe d'une telle réforme était de laisser une grande marge de manœuvre aux autorités militaires, dans un contexte où le contrôle politique était perçu comme un frein à l'efficacité répressive du système judiciaire militaire en temps de guerre. Le caractère expéditif des procédures est revendiqué par l'institution elle-même comme un gage d'efficacité. Les droits de la défense étaient ainsi inexistants, tout comme les possibilités de recours. En novembre 1914, le général de Villaret, commandant le 7e corps d'armée, réclame que la procédure relative à vingt-quatre soldats inculpés d'abandon de poste devant l'ennemi soit expéditive : « Il importe que la procédure soit expéditive, pour qu'une répression immédiate donne, par des exemples salutaires, l'efficacité à attendre d'une juridiction d'exception. »
Le pouvoir politique a endossé une telle négation de l'idée de justice, en reconnaissant que cette justice d'exception n'avait pas tant vocation à punir des coupables qu'à faire des exemples. M. Adolphe Messimy, ministre de la guerre, écrivit ainsi le 20 août 1914 : « Il vous appartient de prendre des mesures et de faire des exemples. »
Mes chers collègues, j'insiste sur ce point, qui est au cœur de mon argumentaire : il s'agit pour nous, non pas de juger des faits a posteriori, mais de reconnaître que notre pays a délibérément organisé un déni de justice, les autorités de l'époque le croyant seul à même d'assurer la survie de la Nation. Nous devons rappeler qu'il n'en a rien été, comme en ont pris conscience des députés de tous bords qui, dès 1915, ont dénoncé les « crimes des cours militaires ».
C'est grâce à l'action résolue de ces députés que fut votée à l'unanimité la loi du 27 avril 1916, qui supprima les conseils de guerre spéciaux, réinstaura les recours en révision et en grâce et rétablit les circonstances atténuantes. Il fallut cependant attendre le 8 juin 1916 pour que deviennent possibles des procédures en révision pour les condamnés. Le président Poincaré gracia une majorité d'entre eux dès qu'il le put, en 1916.
C'est grâce à la mobilisation de ces députés, Paul Meunier, député radical-socialiste de l'Aube, Paul Joubert, député conservateur de l'Aude, Aristide Jobert, député socialiste de l'Yonne, que furent votées à l'unanimité les lois d'amnistie de 1919 et 1921. J'insiste, comme l'ont fait les historiens que j'ai entendus, sur le consensus qui régna après-guerre autour de ce combat d'union. Cette mobilisation du monde politique et associatif porta ses fruits durant l'entre-deux-guerres.
Sur le plan législatif, outre les deux lois que je viens de citer, d'importantes dispositions furent votées, là encore par des députés siégeant de chaque côté de notre hémicycle : la loi du 9 août 1924 permit la réhabilitation de soldats exécutés sans jugement ; une nouvelle loi d'amnistie, votée le 3 janvier 1925, instaura une procédure exceptionnelle devant la Cour de cassation ; enfin et surtout, la loi du 9 mars 1932 créa une cour spéciale de justice militaire composée de magistrats et d'anciens combattants ayant compétence pour réviser l'ensemble des jugements rendus par les conseils de guerre, qui siégea entre 1932 et 1935.
Dans ce nouveau cadre juridique, selon le rapport du groupe de travail dirigé par Antoine Prost, une quarantaine de réhabilitations a été prononcée pendant l'entre-deux-guerres. Les proches des condamnés ont dû se mobiliser afin que des éléments nouveaux – en particulier, des témoignages – permettent de rouvrir les dossiers mais ce ne fut malheureusement pas possible pour tous.
Ces trente dernières années, plusieurs tentatives de réhabilitation ont été entreprises par les plus hautes autorités de l'État, là encore de différentes tendances politiques. Je pense, par exemple, au discours du Premier ministre Lionel Jospin à Craonne, en 1998, lors des commémorations de l'armistice de 1918, à celui du Président de la République Nicolas Sarkozy, dix ans plus tard, au mémorial de Douaumont. Tous deux ont eu des mots de reconnaissance pour ceux qui avaient été parfois qualifiés, à tort, de lâches. Je vous propose donc d'aller collectivement au terme de ce processus.
Pourquoi proposer une réhabilitation collective de ces malheureux plutôt qu'un examen au cas par cas ? Parce qu'il convient de tenir compte des progrès de la recherche historique.
En premier lieu, je précise que si le groupe de travail dirigé par Antoine Prost ne s'est pas prononcé en faveur de la réhabilitation collective des « fusillés pour l'exemple » – alors même qu'il admettait que la réhabilitation individuelle n'était pas une option – c'est notamment en raison de l'inclusion dans le champ de la réhabilitation des auteurs de crimes de droit commun et d'espionnage en l'absence de décompte précis de ces derniers parmi les fusillés. Or, les statistiques rendues publiques par le ministère des armées en octobre 2014 permettent de lever cet obstacle épistémologique à la réhabilitation collective en permettant d'en exclure de façon circonstanciée et objective les auteurs de ces crimes et, précisément, cette proposition de loi ne concerne que les condamnés pour désobéissance militaire.
Deuxièmement, il n'appartenait pas à une commission d'historiens de proposer telle ou telle mesure politique de réhabilitation. Si les historiens tentent d'établir des faits et de les éclairer et si les juges, eux, se prononcent sur des actes individuels, la problématique à laquelle nous sommes confrontés est collective et politique, au sens le plus noble du terme.
Troisièmement, les historiens que j'ai entendus ont tous reconnu que les dossiers d'une partie des « fusillés pour l'exemple » non réhabilités étaient incomplets. Ainsi, M. Éric Viot m'a dit avoir été longtemps partisan d'une réhabilitation au cas par cas avant de changer d'avis. Après avoir étudié dans le détail les dossiers de ces condamnés, il a estimé qu'il manque environ 20 % des dossiers ; d'autres sont vides et quant aux condamnés pour mutilations volontaires, ils auraient dû d'ores et déjà être réhabilités.
Selon M. Jean-Yves Le Naour, « la réhabilitation juridique est une impasse ». L'une des difficultés tient au fait que les condamnés l'ont été régulièrement au regard du droit en vigueur à l'époque et qu'aucun élément ne peut être produit pour faire valoir a posteriori des circonstances atténuantes.
Telles sont donc les raisons d'être de cette proposition de loi. Il ne s'agit pas d'un jugement sur l'histoire, non plus que d'une réhabilitation judiciaire mais d'apaiser une mémoire et de reconnaître qu'aucun déni de justice n'a jamais conforté ni ne confortera jamais les forces morales de nos concitoyens.
L'article 1er propose une réhabilitation générale et collective ciblée, puisque seuls les condamnés pour désobéissance sont visés. Cette réhabilitation, civique et morale, reconnaît un déni de justice et permet l'inscription sur les monuments aux morts des noms des intéressés, dont par ailleurs beaucoup y figurent déjà puisque deux mille conseils municipaux et trente et un conseils départementaux ont adopté des vœux exigeant la réhabilitation des fusillés et ont déjà pris l'initiative d'inscrire leurs noms sur ces monuments. Enfin, elle ouvre la possibilité dont l'ancien secrétaire d'État aux Anciens combattants auprès du ministre de la Défense Kader Arif a déjà usé pour le lieutenant Jean-Julien Chapelant, fusillé sur son brancard dressé contre un pommier, d'accorder la mention « mort pour la France » à ces soldats.
Vous aurez reconnu à l'article 2 les habituelles précautions imposées par l'article 40 de la Constitution.