Intervention de Général Laurent Marboeuf

Réunion du mercredi 12 janvier 2022 à 9h35
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général Laurent Marboeuf, officier général « relations internationales militaires » de l'état-major des armées :

Madame Michel, dans le cadre de sa présidence de l'Union européenne, la France a notamment pour objectif d'inciter cette dernière à adopter une stratégie réellement partagée concernant l'espace indo-pacifique, notamment vis-à-vis de la Chine. De fait, pour l'heure, les pays européens y développent des stratégies propres et y mènent des actions très nationales ; nous l'avons vu, par exemple, avec le déploiement de la frégate allemande Bayern, qui a accompli un tour complet de la zone sans concertation avec la France notamment, à l'exception d'une courte interaction qui n'était pas planifiée. Or la zone indo-pacifique présente sans conteste des enjeux communs aux pays européens. La sûreté maritime et la liberté de navigation, en particulier, méritent d'être traitées de manière collective, d'autant plus que la superficie de cette zone est telle qu'elle requiert, pour y être véritablement présent, des capacités dont les États européens ne disposent pas à titre individuel. La France est le pays le plus présent dans cet espace, et elle l'est de manière durable et permanente, parce qu'elle a des zones économiques exclusives à protéger et parce que s'y trouvent 7 000 de ses militaires et un grand nombre de ses ressortissants.

Dans ce cadre, soucieux de définir un objectif plus facilement atteignable, nous avons orienté les réflexions vers l'océan Indien, où plusieurs opérations européennes sont en cours ; je pense à la mission de surveillance maritime européenne dans le détroit d'Ormuz (EMASoH) et à Atalante, menée par l'Espagne. Il nous semble opportun de réfléchir avec les Européens, mais aussi avec les Américains et les Britanniques, à la manière dont nous pourrions coordonner nos efforts pour améliorer l'efficacité de notre action dans cette zone. Les Américains ont fait des propositions, nous avons entamé un dialogue avec l'Espagne dans le cadre de l'opération Atalante... En attendant de rallier davantage d'Européens, la France continuera à être très présente et à défendre sa stratégie dans l'Indo-Pacifique.

Monsieur Ferrara, j'ai eu, en effet, le grand honneur d'être à la tête du commandement européen de transport aérien (EATC). Cet organisme, qui compte sept membres, est un grand succès européen sur le plan de l'intégration opérationnelle durable ; il s'agit d'une très belle machine, exemplaire, qui mérite d'être davantage connue. Cependant, je vous rassure, le passage à l'état-major des armées n'est pas une descente aux enfers, même si le commandement autonome d'une entité comme l'EATC est le summum dans une carrière d'officier général.

La Méditerranée est un théâtre où se conjuguent de nombreux enjeux touchant directement l'Europe ; je pense aux migrations ou aux conflits liés à l'absence de reconnaissance partagée de frontières maritimes. S'y trouvent, par ailleurs, des acteurs qui évoluent dans différentes entités, comme l'OTAN et l'Union européenne. À cet égard, la rivalité entre la Grèce et la Turquie est une contrainte au regard du consensus souhaité.

Dans cette zone, la coordination des pays européens avec notre allié américain est organisée et contrôlée par l'OTAN. Par ailleurs, la France s'inscrit, en Méditerranée, dans une logique de partenariat bilatéral, de manière à avoir une action la plus synchronisée et la plus efficace possible. Ainsi, nous avons signé, en septembre dernier, un partenariat stratégique avec la Grèce et nos efforts portent actuellement sur l'Italie, qui joue évidemment un rôle essentiel dans cette zone. En Méditerranée, notre stratégie militaire consiste à entretenir le meilleur dialogue et la meilleure synchronisation possible avec les autres pays européens et à jouer un rôle moteur dans le cadre des opérations européennes qui y sont menées, telle l'opération Irini, déployée à proximité de la Libye. Quant à la Turquie, elle est en effet un facteur qui complique la recherche de consensus.

À l'évidence, la Méditerranée au sens large est une priorité forte pour l'Europe, car elle constitue son environnement immédiat et représente donc un enjeu pour sa sécurité. Les grandes problématiques de cette zone méritent donc un traitement particulier.

Monsieur Blanchet, vous êtes très au fait de l'organisation du ministère des armées. Nous partageons, en effet, avec la DGRIS le même périmètre au sein du ministère : les relations internationales au sens large. L'organisation actuelle a été définie il y a quelques années, en s'efforçant de bien délimiter le champ de compétence de chacun, mais des recouvrements sont inévitables. Les niveaux stratégique et militaire sont, de fait, très proches : un événement tactique peut avoir des effets politiques. Cependant, le dialogue est bien établi ; chacun a pris sa place. Tous les dossiers dans lesquels la DGRIS joue un rôle d'agrégation au profit du ministère sont traités en synergie avec mes services, lesquels font le lien avec les experts de l'état-major des armées ou les armées, directions et services, pour fournir l'information juste et aboutir à des conclusions cohérentes.

Comme tout chef de service, j'ai tendance à regretter la faiblesse de mes effectifs au regard de l'ensemble des missions qui me sont confiées. Dans l'environnement mondial actuel, que vous avez tous très bien décrit, l'accélération du tempo est inédite et les surprises nombreuses, puisque nos meilleurs alliés peuvent devenir des compétiteurs à l'occasion d'un contrat de fourniture de sous-marins et fragiliser notre partenariat stratégique. Il importe donc que nous travaillions en lien très étroit avec la DGRIS.

Cependant, nos points de vue sont forcément différents : elle est tournée vers le politique quand nous sommes orientés vers la réalité des moyens. Là réside l'enjeu pour concilier l'ambition d'être plus présent au sein de l'OTAN, dans les Balkans ou dans l'Indo-Pacifique avec la réalité de nos engagements au Sahel et au Levant, qui monopolisent une bonne partie de nos capacités.

Au Mali, il existe en effet une menace potentielle pour les citoyens. S'agissant de la réarticulation de l'opération Barkhane, la liberté de mouvement militaire est encore limitée par le blocage de la « voie sacrée ». Par ailleurs, vous avez raison de relever la montée du sentiment antifrançais et antieuropéen ; elle a pour cadre l'un des nouveaux espaces de conflictualité que j'évoquais, celui de la communication, dans lequel interviennent des compétiteurs désinhibés. L'action du groupe Wagner et, plus largement, des Russes en matière de communication vise en effet à susciter et à accroître ce sentiment, de manière à mettre les Européens en difficulté sur le théâtre africain. Ce phénomène est bien pris en considération par le CEMA ; nous nous mettons en ordre de bataille et utilisons, dans le respect de nos valeurs et des règles des conflits armés, des outils réactifs et pertinents pour limiter le champ d'action du groupe Wagner. Nous ne nous interdisons absolument pas d'être offensifs vis-à-vis de ces acteurs.

Quant à la réarticulation globale de notre action au Mali, la question est sur la table : le Président de la République devrait prendre, dans les prochaines semaines, une décision concernant notre engagement là-bas. La priorité des armées est de mettre en place le nouveau dispositif par lequel la France poursuivra sa lutte contre le terrorisme. Nous entretenons avec nos partenaires européens engagés en Afrique des relations plus proches que jamais, afin de les tenir informés de nos réflexions et de définir avec eux une stratégie partagée.

Madame Santiago, la Boussole stratégique prend-elle en considération la situation dans les Balkans occidentaux et en Ukraine ? Elle est à la fois générique et actuelle ; elle se situe entre les deux. Il s'agit, pour le dire de manière synthétique, de partir d'une analyse de la conflictualité et de ce qu'il est possible de faire au niveau européen, puis de déterminer la direction dans laquelle nous devons aller pour consolider la PSDC et répondre au mieux à cette conflictualité.

Nous devons faire preuve d'humilité : la PSDC est de création récente, et les avancées sont difficiles car les pays européens ont des visions stratégiques et une évaluation des conflits différentes, sans compter le poids de l'histoire. Néanmoins, nous avançons, résolument, étape par étape. La Boussole est une étape qui peut revêtir une importance particulière dans la mesure où elle traduit une approche globale et promeut une ambition partagée qui nous engagera. Agrégés, tous les éléments que j'ai évoqués nous permettent de nous projeter dans l'avenir : nous disposerons d'un outil d'évaluation, de décision et de planification qui nous rapproche de la souveraineté européenne, à savoir la capacité de gérer une crise de manière autonome sans être adossés aux Américains et de s'engager dès lors qu'existe une intention politique partagée. La Boussole peut donc permettre à la PSDC de changer d'ère. Elle prend en considération enjeux immédiats et enjeux lointains, mais il faut savoir raison garder.

Monsieur Gassilloud, à ma connaissance, la question des formations et les mobilités croisées ne figure pas dans la Boussole stratégique. Mais on mesure toute l'importance que revêt la présence de nos officiers dans les centres de formation ou écoles de guerre de pays partenaires, et réciproquement. C'est en effet un moyen efficace de renforcer l'intégration de nos différentes entités militaires par la création d'une culture commune. L'IEI joue également un rôle intéressant à cet égard. Ces différents échanges contribuent utilement au partage des cultures stratégiques.

Comment s'articulent les efforts en faveur, d'une part de la défense européenne, d'autre part, du pilier européen de l'OTAN ? Nous disons aux États-Unis, et mes homologues américains l'ont bien compris, que le développement d'une capacité autonome doit permettre aux Européens de réagir à des situations de crise en s'affranchissant, le cas échéant, de l'aide des États-Unis. Cette évolution permet, du reste, à ces derniers de se positionner dans l'Indo-Pacifique face à la Chine, sans pour autant ignorer la menace russe qui se dessine en Ukraine, à propos de laquelle nous avons de nombreux échanges. Mais ne soyons pas dupes : les pays européens disposent de moyens limités, lesquels seront employés aussi bien dans un cadre européen que dans un cadre otanien. Ainsi, plus ils développeront individuellement leurs capacités militaires, plus les capacités potentiellement utilisables par l'OTAN seront importantes ; les Américains l'ont bien compris.

Monsieur Lassalle, vous avez évoqué mon stoïcisme. Il est vrai qu'au cours de nos carrières, nous acquérons résistance et souplesse. Nous éprouvons, au sein des services chargés des relations internationales militaires, la même passion que celle qui anime la communauté des opérations ; c'est un engagement important, source d'un grand accomplissement.

Nous devons prendre la pleine mesure de la conflictualité actuelle, avec ses nouveaux acteurs et ses difficultés inédites, et accepter les remises en question. Ainsi, nous réfléchissons à la manière dont nous pouvons nous réorganiser, faire évoluer nos processus et être plus efficaces. De fait, l'entrée dans le champ informationnel nous impose de faire preuve de réactivité : une action dans le domaine cyber ne se planifie pas comme l'opération Serval, par exemple. Nous devons adopter des tempos courts ; c'est ce vers quoi tendent nos organisations, sous l'impulsion du chef d'état-major des armées.

Quel avenir pour l'armée européenne ? Il est vrai, Madame la présidente, que les GTUE n'ont jamais été employés depuis leur création. Pourtant, on perçoit bien la nécessité de disposer d'une capacité de réaction adaptée. Nous avançons, dans ce domaine ; nous avons fait inscrire dans la Boussole stratégique quelques grands principes : la réactivité, la modularité, l'amélioration des processus décisionnels ainsi que les modalités de l' ad hoc – je pense à l'utilisation de l'article 44, qui permettra d'améliorer la réactivité décisionnelle. Ainsi, on peut raisonnablement espérer faire évoluer le dispositif européen de réaction vers plus de réalisme et d'efficacité. C'est en tout cas l'espoir que les armées fondent sur ce volet de la Boussole stratégique.

Monsieur de la Verpillière, il existe, au sein de l'Europe, des cultures militaires différentes : elles n'ont pas toutes la même expérience opérationnelle, les mêmes capacités ou une histoire expéditionnaire. En outre, l'évaluation du risque est différente selon que l'on est au sud, à l'est ou au nord de l'Europe. Ce sont des réalités qu'il faut prendre en compte ; il est donc essentiel que chaque pays s'efforce de se mettre à la place des autres, pour les comprendre. C'est pourquoi le rapprochement partenarial commence par un partage de l'évaluation stratégique des situations. L'EATC est un forum utile, à cet égard : en vivant quotidiennement avec les autres, on finit par comprendre leurs qualités, leurs défauts et leurs perspectives de réflexion. C'est ainsi qu'il faut avancer, plutôt qu'en recherchant systématiquement le consensus ou une vision commune.

En ce qui concerne la Capacité de déploiement rapide, l'objectif de 5 000 hommes me paraît raisonnable. Cinq scénarios avaient été élaborés à la suite du Conseil européen d'Helsinki en 1999, dont l'un, de haute intensité, prévoyait une force de 60 000 hommes. Nous avons souhaité retenir un scénario médian, plus réaliste. Conçu comme un pivot structurant du développement capacitaire, c'est un modèle qui permet d'agir dans nombre de situations. En tout état de cause, cet outil est tout aussi nécessaire que la capacité de commandement autonome de l'Europe si nous voulons que celle-ci puisse agir de manière souveraine.

Il m'avait échappé que le haut représentant n'a pas explicitement mentionné l'autonomie stratégique européenne. Cependant, je le comprends : la définition de la notion d'autonomie stratégique ou de souveraineté européenne fait toujours débat – les problèmes de traduction compliquant encore les choses. Toutefois, nous nous rejoignons, grâce à la Boussole, sur la traduction concrète de ce concept : il s'agit de s'accorder sur l'analyse d'une situation, d'avoir une intention commune d'agir, puis de prendre la décision collective de planifier une opération et de la conduire grâce à des moyens partagés.

Certains pays européens raisonnent exclusivement en référence à l'OTAN, ses standards et ses engagements ; ils sont complètement intégrés dans cette organisation, ce qui n'est pas le cas de la France. C'est un point important, qui peut expliquer que nous ne nous accordions pas spontanément sur tous les sujets.

Madame Poueyto, il faut en effet éviter la conflictualité dans le domaine spatial, qui concerne notre quotidien et les capacités stratégiques de tous les pays. On ne peut aspirer qu'à la paix, en souhaitant que chacun fasse librement un bon usage de cet espace. Cependant, beaucoup reste à faire en matière de réglementation. L'Europe, la France en particulier, a un rôle essentiel à jouer. Dans le domaine de la défense, notre pays est l'un des trois premiers pays à considérer l'ensemble du spectre des actions possibles, dans une logique de surveillance et de protection.

Madame Morlighem, vous avez évoqué les attaques cyber chinoises et russes de ces dernières années. Nous devons réfléchir avec nos partenaires à une coopération dans ce domaine. Certains aspects peuvent être délicats pour des raisons liées à la souveraineté nationale, mais nous nous efforçons de partager doctrines et moyens. Le projet de Cyber and Information Domain Coordination Centre (CIDCC), dont la coordination est assurée par les Allemands, qui vise à établir un centre commun européen, me semble être une voie intéressante.

Enfin, les moyens du FEDef sont, de fait, insuffisants pour relever tous les défis auxquels nous devons faire face. Les technologies modernes sont coûteuses. Néanmoins, dans la conscience collective et par sa dynamique – je pense en particulier aux actions de l'Agence européenne de défense (AED) –, la base industrielle et technologique de défense européenne est dans la bonne voie et suit une tendance vertueuse.

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