Intervention de Philippe Michel-Kleisbauer

Réunion du mercredi 16 février 2022 à 16h50
Commission de la défense nationale et des forces armées

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPhilippe Michel-Kleisbauer, co-rapporteur :

Madame la présidente, je vous remercie pour vos mots introductifs et vos encouragements. Mes chers collègues, je me joins aux remerciements de Jean-Jacques Ferrara pour la confiance que vous nous avez accordée. Je tiens à souligner également la participation de nos collègues Jacques Marilossian, Thomas Gassilloud, Stephane Vojetta et Jean-Christophe Lagarde à cette mission. Vous nous avez confié une mission d'information qui soulève des enjeux stratégiques pour notre pays et nos forces armées.

Outre les différents facteurs de tensions évoqués à l'instant par Jean-Jacques Ferrara, une autre dynamique nous a frappés dans le cadre de nos travaux : il s'agit du retour des stratégies de puissance en Méditerranée. L'affirmation des puissances régionales constitue la première illustration de ce phénomène. On pense évidemment à la Turquie, dont l'ambition est de devenir une puissance qui compte sur l'ensemble du bassin méditerranéen, et pratique à cette fin une stratégie assumée de rapports de force.

En Libye, son intervention en soutien du gouvernement d'entente nationale s'est ainsi effectuée au mépris de l'embargo des Nations unies sur les armes, mais également au mépris de ses alliés, comme l'a illustré l'affaire du Courbet, où une frégate turque a illuminé la frégate française qui souhaitait contrôler un cargo turc, illumination radar de notre frégate Courbet.

À ce sujet, nous estimons avec mon Jean-Jacques Ferrara que le retrait de la France de l'opération de l'OTAN Sea Guardian était la bonne décision, au regard du manque de soutien des alliés. Il y a par ailleurs peu de chance, selon la majorité des personnes auditionnées, que la France réintègre Sea Guardian, les conditions posées par la France n'étant pas réunies à ce stade.

En Méditerranée orientale, la Turquie cherche à appuyer ses revendications territoriales en harcelant les navires de prospection opérant dans les ZEE chypriotes et grecques. Elle a également conclu un accord de délimitation des frontières maritimes avec le gouvernement libyen, qui est contraire au droit international, et dont l'objet est de bloquer le passage du gazoduc EastMed développé par la Grèce, Chypre et Israël.

Enfin, la Turquie développe une politique d'armement très ambitieuse centrée sur la production nationale, afin de développer son autonomie stratégique. Sa spécialisation dans les drones lui permet en outre de gagner en influence auprès des acteurs régionaux à travers une politique d'exportation volontariste.

Seconde illustration de cette affirmation des puissances régionales : le réarmement massif et généralisé. Ce réarmement couvre l'ensemble du spectre capacitaire et concerne l'ensemble des pays. Deux exemples, mes chers collègues, pour mesure l'ampleur du phénomène. Le premier concerne l'évolution projetée du tonnage des marines entre 2008 et 2030 : Égypte : + 170 % ; Israël : + 166 % ; Algérie : + 120 % ; Turquie : + 32 %. À comparer au + 3,5 % de la France sur la même période. Ces chiffres me semblent assez éloquents sur l'ampleur du défi auquel doit faire face la marine française en Méditerranée.

Le second exemple de ce réarment massif est la course aux armements entre l'Algérie et le Maroc, sur fond de tensions régionales, notamment au Sahara occidental comme l'a rappelé Jean-Jacques Ferrara. L'Algérie consacre 10 milliards de dollars à sa politique de défense, soit 6, 5 % de son PIB, tandis qu'en 2006, ces dépenses ne représentaient que 2,6 % du PIB. Grâce à cet effort, l'Algérie a développé des facultés importantes de déni d'accès et d'interdiction en Méditerranée occidentale, ainsi que des capacités de frappe dans la profondeur, y compris en Europe, avec notamment ses six sous-marins dotés de missiles Kalibr. Le Maroc s'est également lancé dans une course aux armements, avec une augmentation de son budget de défense de 29 % en 2021 puis de 12 % en 2022. Acquisition de systèmes de défense anti-aérienne, d'avions de chasse F-16, de drones, l'effort du Maroc couvre l'ensemble du spectre capacitaire.

Néanmoins, ce retour des stratégies de puissance en Méditerranée ne se limite pas aux acteurs régionaux, mais concerne également les puissances mondiales. La première illustration de ce réinvestissement des puissances mondiales est le retour de la Russie en Méditerranée. À la faveur de son intervention en Syrie, la Russie s'est notamment implantée dans le port de Tartous, modeste point d'appui logistique qu'elle a transformé en véritable base navale accueillant une dizaine de bâtiments, dont deux sous-marins. Le dispositif russe en Syrie est complété par la base aérienne de Lattaquié, qui a été agrandie et sur laquelle a déjà été déployée des bombardiers supersoniques.

La présence russe en Syrie constitue un véritable défi pour nos forces armées en Méditerranée orientale, même si les interactions se déroulent à ce stade de façon professionnelle. Plusieurs officiers auditionnés ont ainsi souligné que la réitération de l'opération Hamilton serait aujourd'hui rendue bien plus complexe à mettre en œuvre du fait de la présence russe à Tartous et Lattaquié. La Russie renforce également son influence dans la région : outre son rapprochement avec la Turquie dans le cadre du processus d'Astana et son soutien aux forces du maréchal Haftar en Libye, elle développe des relations privilégiées avec l'Égypte, et surtout avec l'Algérie, ce qui est une source de préoccupation dans le contexte de l'implantation du groupe Wagner au Sahel, dont nous avons parlé précédemment avec le chef d'état-major des Armées.

De même, la Chine a également renforcé sa présence en Méditerranée, bien qu'elle soit pour l'heure essentiellement économique, avec la prise de participations dans de nombreux ports méditerranéens dans le cadre des « Routes maritimes de la soie ». Diverses personnes auditionnées nous ont cependant mis en garde quant à une possible militarisation à terme des infrastructures chinoises en Méditerranée, sur le modèle de ce qui a été pratiqué sur la base de Djibouti.

L'affirmation de ces stratégies de puissances s'inscrit dans un contexte de relatif retrait des puissances occidentales en Méditerranée. Dans le cadre de leur « pivot stratégique », les États-Unis se sont sensiblement désengagés de la Méditerranée, qui est devenue essentiellement une zone de transit pour leurs navires. L'illustration de ce désengagement est la forte réduction de la VIe flotte. Toutefois, nous considérons que les États-Unis resteront malgré tout un acteur important en Méditerranée, notamment dans sa partie orientale. Et ce en raison de facteurs structurels, les États-Unis disposant de nombreux points d'appui dans la zone, mais également conjoncturels. Nous faisons ici référence à la présence renforcée des Américains en mer Noire, dans le cadre des tensions actuelles avec la Russie.

Quant à l'OTAN, son action sur ce théâtre est entravée par la division entre alliés, consécutive aux provocations de la Turquie. Cette dernière a non seulement provoqué le départ de la France de l'opération Sea Guardian, comme nous l'avons dit, mais elle s'oppose aussi à toute collaboration avec l'opération européenne IRINI. L'OTAN est enfin à la recherche d'une stratégie globale à l'égard de la rive Sud, le « Dialogue méditerranéen » initié dans les années 90 ayant abouti à des résultats très contrastés.

Je finirai ce rapide panorama en évoquant l'Union européenne, essentiellement présente en Méditerranée à travers l'opération IRINI, centrée sur le respect de l'embargo de l'ONU sur les armes en Libye. Cette opération est utile et a un effet dissuasif certain. Cependant, elle souffre de trois limites majeures : des capacités restreintes ; un mandat insuffisamment robuste, les agents ne pouvant pas passer outre les refus d'inspection des pays des navires, tels que la Turquie ; enfin, l'absence de collaboration avec l'OTAN, qui limite la collecte et le partage de renseignements.

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