Intervention de Jean-Charles Larsonneur

Réunion du mercredi 23 février 2022 à 9h05
Commission de la défense nationale et des forces armées

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Charles Larsonneur, co-rapporteur :

Enfin, le troisième et dernier foyer de tensions concerne évidemment la crise actuelle dans le Donbass, en Ukraine. Nous ne referons pas ici l'historique de la crise de 2014, qui a abouti à l'annexion illégale de la Crimée par la Russie et à la naissance des républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk dans le Donbass. Nous estimons que la crise actuelle est directement liée au contenu des accords de Minsk, qui ont volé en éclats avant-hier soir à la suite de la reconnaissance par Vladimir Poutine de l'indépendance des deux républiques autoproclamées et l'invasion consécutive des régions concernées dans le Donbass.

Un examen lucide de la situation ne peut que nous inciter à constater que les stipulations des accords de Minsk n'ont jamais été vraiment respectées. La plus importante, celle qui concerne le cessez-le-feu, a été quotidiennement violée. Dès la signature du Protocole de Minsk en 2014, et avant même que les mesures de sécurité ne soient appliquées, la Russie a poussé l'Ukraine à s'acquitter intégralement de la partie politique de l'Accord, en exigeant qu'elle révise sa Constitution et organise des élections dans les républiques auto-proclamées avant même que l'Ukraine n'ait pu rétablir son contrôle sur sa frontière et avant que le cessez-le-feu ne soit effectif.

En réalité, il y avait des divergences d'interprétation irréconciliables entre la Russie et l'Ukraine sur le statut des républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk. La Russie souhaitait que ces territoires disposent d'un droit de véto sur toute décision prise à l'échelle de l'Ukraine et qu'ils soient considérés comme des entités distinctes. Cette interprétation, jugée inacceptable par l'Ukraine, a été permise par le caractère flou des stipulations de l'accord, qui ont permis de facto des divergences d'interprétation. La Russie exigeait aussi que l'Ukraine échange directement avec les représentants des républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk, ce que l'Ukraine a toujours refusé de faire.

L'opinion ukrainienne considérait dans sa grande majorité que les accords de Minsk ont été signés par l'Ukraine sous la contrainte. L'objectif premier était de faire cesser les hostilités après une défaite militaire humiliante. L'Ukraine a donc abordé les pourparlers de paix après une défaite militaire et sous la menace d'une intervention russe ; et les Ukrainiens estiment aujourd'hui que les accords sont caducs car impossibles à mettre en œuvre. M. Oleksiy Danilov, secrétaire du Conseil de sécurité nationale et de défense ukrainien, disait dans un entretien à Associated Press que « lorsque les accords ont été signés, un pistolet russe sur la tempe – les Français et les Allemands regardant – il était déjà clair pour toutes les personnes rationnelles qu'il était impossible de mettre en œuvre ces accords ».

Au fond, que veut la Russie ? La publication par la Russie des deux projets de traités le 17 décembre dernier dans le cadre de sa négociation avec l'OTAN sur l'architecture de sécurité européenne constitue une manœuvre diplomatique peu habituelle, par laquelle la Russie a ouvertement exprimé ce qu'elle voudrait.

Sur la relation américano-russe, l'article 4 stipule que l'expansionnisme otanien impulsé par les États-Unis vers l'est doit cesser, ainsi que l'utilisation des infrastructures des anciennes républiques soviétiques qui n'appartiennent pas à l'OTAN, ce qui comprend donc l'Ukraine et la Géorgie. Cela revient, en somme, à revenir à l'état des relations entre la Russie et l'OTAN de 1997. Le renoncement à l'activité militaire sur ces territoires, tel que défini par l'article 7, concerne également les forces nucléaires otaniennes, ce qui remet de fait en cause le devenir de la mission otanienne en matière de politique et de dissuasion nucléaire. Sur la relation russo-otanienne, l'article 2 demande la création d'une ligne téléphonique directe. Enfin, l'article 6 met quant à lui fin à l'élargissement et aux activités militaires de l'OTAN en Europe de l'Est, particulièrement en Ukraine et dans le Caucase.

Pourquoi la Russie a-t-elle recours à cette méthode diplomatique et fixe-t-elle de tels objectifs, évidemment hors de portée ? Cette question doit être mise en perspective avec le contexte russe des années 1990. La seconde guerre de Tchétchénie a permis à Vladimir Poutine d'émerger sur la scène internationale. Il a par la suite affirmé sa position lors du discours de Munich en 2007 qui dénonçait l'unilatéralisme américain et l'activisme de l'OTAN. Mais c'est le rejet du traité constitutionnel européen au Pays-Bas et en France en 2005 qui a constitué un tournant important dans la construction de la position des Russes à l'égard de l'Union européenne : c'est là que la donne s'est inversée en Europe selon eux. La guerre de Géorgie en 2008, l'annexion de la Crimée et le conflit du Donbass en 2014 puis l'intervention russe en Syrie en 2015 ont également été des éléments constitutifs de la position russe actuelle.

En matière de politique intérieure, la Russie verra la tenue de ses prochaines élections présidentielles en 2024, dans un contexte où la révision constitutionnelle de 2020 permet notamment à Vladimir Poutine d'effectuer deux nouveaux mandats. Concernant les autres acteurs que sont les États-Unis, l'Allemagne et la France, ils se trouvent chacun confrontés à des enjeux politiques de coalition (pour le nouveau gouvernement allemand) ou d'élection (les élections présidentielles françaises et les midterms américains pour l'administration Biden).

Au regard de la situation actuelle, la Russie recherche trois choses :

– tout d'abord, figer la situation en Ukraine et faire oublier l'épisode de la Crimée, mais aussi la vassalisation à peu près totale de la Biélorussie ;

– ensuite, réintroduire une forme de blocage au sein des institutions internationales ainsi que la notion de sphère d'influence, l'objectif étant de placer la Russie en situation de force et de diminuer l'influence américaine ;

– et enfin, obtenir une victoire symbolique et idéologique contre l'OTAN en faisant de la période 1991-2021 une parenthèse et en montrant que la Russie n'a, en réalité, pas perdu la Guerre froide.

Cette ambition russe soulève toutefois deux problèmes immédiats. Le premier est celui du risque d'escalade entre l'OTAN et la Russie. Si la Russie a jusqu'à présent maîtrisé ce risque, une erreur de calcul peut toujours arriver. Sur ce point, il convient de s'interroger sur le point de conversion, c'est-à-dire le moment à partir duquel l'OTAN devrait réagir. Cette question est d'autant moins évidente que la Russie combine la pression militaire et la pression politique afin de modifier le comportement de l'autre, sans nécessairement recourir à une logique de conquête territoriale. Par ailleurs, le tir de missile antisatellite en novembre 2021 a envoyé un message fort et témoigne des progrès russes dans ce domaine. Cette situation place de plus en plus les Européens dans une position de spectateur au sein d'un dialogue se restructurant entre la Russie et les États-Unis.

Contrairement à la caricature qui peut en être faite parfois, le problème russe illustre une situation plus complexe qu'une opposition entre une tendance russophile et une tendance otanienne. Les relations franco-russes témoignent d'une compréhension de l' establishment russe largement inférieure à la compréhension russe de l' establishment français. Par ailleurs, l'analyse erronée de l'héritage politique du Général de Gaulle par les partenaires européens conduit à une lecture incomplète du positionnement français. En effet, la politique étrangère du Général de Gaulle a historiquement été celle de la simultanéité entre le rapprochement avec les États-Unis, par exemple lors de la crise de Cuba de 1962, avec l'Allemagne, par exemple en 1963 avec le traité de l'Élysée, et avec l'URSS, par exemple avec l'accueil en France de Nikita Khrouchtchev. Les Russes estiment qu'ils ont toujours été constants dans leur refus de l'ingérence étrangère et considèrent que la France a évolué sur ce point, entre le refus de participer à la guerre en Irak en 2003 et l'intervention en Libye en 2011.

En France, la situation géopolitique conduit souvent à se positionner entre les États-Unis et la Russie. Outre l'asymétrie de compréhension entre la Russie et la France sur leurs systèmes respectifs, la situation actuelle souligne également une asymétrie dans les rapports de force. La Russie entretient l'illusion d'un dialogue franco-russe valorisant la France comme une grande puissance, membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies, qui exercerait une influence auprès de ses partenaires européens. De ce point de vue, les Russes nous tendent l'image qu'on aimerait avoir de nous-mêmes, c'est-à-dire celle d'une puissance capable de développer un dialogue d'égal à égal avec les grandes puissances alors que la France n'a jamais été perçue comme telle dans la réalité par la Russie, et ce depuis 1944.

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