Pour votre première question, il s'agit effectivement de cas autochtones. Nous avons eu un cas importé d'Afrique avec une souche africaine qui s'est répandue, en binôme avec notre moustique tigre de la région. Il y a en effet – je ne sais pas si le Professeur Failloux vous a expliqué cela – différentes souches de chikungunya et différents types de moustiques. Nous avons l'impression que cela s'est toujours produit comme cela dans la région : ce sont toujours des souches africaines qui vont se mettre en binôme avec le moustique tigre pour provoquer des épidémies.
Il s'agit bien d'un phénomène autochtone, qui a été circonscrit par une réactivité dont on doit dire qu'elle reflète l'entraînement qu'ont les médecins généralistes pour la détection des cas, et l'entente interdépartementale de démoustication et les équipes des agences régionales de santé. C'est quelque chose qui fonctionne depuis maintenant plus de dix ans, assez bien pour éviter la diffusion au-delà d'une dizaine ou d'une quinzaine de cas. Je pense que nous risquons d'avoir encore d'autres cas, d'autres clusters, qui vraisemblablement viendront plutôt d'Afrique, plutôt que des épidémies avec des souches asiatiques.
En ce qui concerne les études sur la chronicité, il s'agit d'alphavirus. Ce n'est pas du tout de la famille de la dengue, de la fièvre jaune ou autres. C'est une famille très particulière qui a un véritable tropisme pour les articulations et pour le cerveau. Nous le savons, même si cela peut aussi atteindre d'autres organes. En pratique, c'est démontré sans ambiguïté expérimentalement et nous avons beaucoup de modèles animaux en laboratoire sur des souris ou sur des primates non humains. Lorsque l'on injecte du virus, les pieds des animaux gonflent. La démonstration du tropisme articulaire est faite depuis de longues années.
Chez l'Homme, c'est un peu plus compliqué parce que les modèles animaux dont nous disposons n'ont pas de chronicité. Passer du modèle animal, qui est capable de reproduire l'aigu mais qui n'est pas capable de nous montrer le chronique, à l'Homme, pose question. Nous nous retrouvons avec des humains qui souffrent de façon chronique, mais nous sommes plutôt dans la description. Quand nous avons cherché le virus dans le corps des gens, nous ne l'avons quasiment jamais trouvé. Une unique étude a retrouvé du virus, dix-huit mois après, mais en dehors de cela, nous n'en trouvons jamais. Les malades chroniques ne sont pas des diffuseurs de maladie. L'usage des antiviraux ne se justifie pas intellectuellement ; en tout cas, la balance bénéfice-risque n'y est pas. Voilà où nous en sommes actuellement.
L'hypothèse que je formule, mais qui n'est pas validée, est qu'il existe ces deux populations, dont ce petit sous-groupe qui évolue mal, avec un rhumatisme destructeur, qui est différent des autres. J'aurais tendance à dire qu'après le chikungunya pour les adultes, les gens ont beaucoup d'inflammations, en particulier au niveau des mains et des pieds. Ils ont des modifications posturales. Ils tirent sur des articulations, ils décompensent. C'est finalement une accumulation d'évènements, un petit peu comme une personne qui ferait beaucoup de travaux manuels et qui à la fin finit par « s'user ». Le mot habituel de nos patients, c'est : « j'ai pris vingt ans ». Quand une femme de 30 ans vous dit : « j'ai l'impression d'avoir le corps de ma mère », c'est extrêmement difficile. D'autant plus qu'on le voit, ce n'est pas une phrase qui s'invente, c'est vraiment son ressenti.
Je voudrais qu'on avance sur le post-chikungunya parce que cette douleur est une endémie silencieuse de souffrance. Quand l'épidémie se produit, cela passe dans les médias et ensuite cela disparaît. Pourtant, les gens continuent de souffrir pendant des années.