M. Xavier Jaravel exprime en réalité un certain consensus des économistes qu'on entend depuis les années 1980 et avec lequel je suis en complet désaccord. Je pense que l'on se rend compte aujourd'hui à quel point on s'est trompé sur ce sujet. L'idée développée par M. Jaravel est fréquente en économie, où l'on peut avoir tendance à naturaliser les événements : on cherche à les expliquer par des facteurs exogènes, technologiques, ou en examinant la demande, afin d'en conclure qu'ils résultent forcément d'un processus optimal. Selon cette vision libérale, il faut trouver des bonnes raisons pour expliquer pourquoi il y a des défaillances de marché et pourquoi l'Etat ferait mieux que le marché, notamment dans la distribution des activités entre les services et les industries.
Ce débat a déjà eu lieu dans les années 1990 aux États-Unis, où beaucoup de gens exprimaient leur crainte de perdre en compétitivité et en part d'emploi industriel par rapport au Japon. Un consensus léger en était ressorti entre les économistes pour conclure que ce n'était finalement pas un problème, et ce consensus a influencé les politiques des conservateurs comme des démocrates aux États-Unis. Le gouvernement de Bill Clinton s'est peu soucié de l'emploi industriel. Depuis la présidence de Donald Trump, mais aussi sous Joe Biden, les politiques industrielles font leur retour.
Je vous invite à relire l'ouvrage de Paul Krugman La mondialisation n'est pas coupable, publié en 1998 ainsi que les réponses à Paul Krugman de six économistes. Leurs arguments s'opposent aux propos de M. Xavier Jaravel. L'un des conseillers de George W. Bush disait qu'il n'y avait pas de différence entre produire des computers chips (microprocesseurs) ou des potato chips (chips de pomme de terre). Est-ce la même chose d'avoir cent euros de microprocesseurs ou de pommes de terre tranchées en fines lamelles ? Je pense que c'est le débat fondamental. Qu'est-ce qui crée la valeur dans l'économie ? Que signifient les secteurs à haute valeur ajoutée ? L'État doit-il essayer d'être présent dans ces secteurs ? Lors de son audition devant la commission du développement durable de l'Assemblée nationale le 24 mars 2021, M. François Bayrou avait noté qu'en France, on ne produisait même plus les potato chips, mais les pommes de terre. Un rapport du Haut-commissariat au plan a montré qu'on exporte des produits qui sont ensuite transformés à l'extérieur. Historiquement, c'est un retour en arrière dans le processus de développement. C'est ce que font les pays non industrialisés, en développement voire sous-développés. L'industrie et le niveau de vie sont deux sujets intrinsèquement liés.
Vous nous aviez engagés à réfléchir au sujet de l'Europe et de l'euro. L'euro apparaît comme un problème, car il ne permet plus les dévaluations. En outre, il facilite paradoxalement les déséquilibres commerciaux en faisant disparaître le risque de change pour les exportateurs et les investisseurs. Il risque donc de renforcer les forts et d'affaiblir les faibles. Or, l'industrie française a toujours eu besoin historiquement des dévaluations pour regagner de la compétitivité.
Mes préconisations sont les suivantes. À chaque fois qu'une politique publique est mise en œuvre, il faut prendre en compte ses effets sur l'industrie. C'est particulièrement le cas de la politique macroéconomique, que ce soit la politique monétaire qui a des effets sur le change, ou la politique fiscale qui a des effets sur les déséquilibres et les arbitrages entre services et industries. En effet, les services non échangeables ne peuvent faire l'objet d'importations, contrairement à l'industrie. Au niveau européen, la France a manqué de chance, car elle se positionne sur des secteurs plutôt bas de gamme plus sensibles aux prix. Dans le secteur automobile par exemple, les grandes voitures allemandes sont moins sensibles aux régulations, aux coûts fixes ou au prix du dioxyde de carbone (CO2).