Commission d'enquête chargée d'identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l'industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l'industrie et notamment celle du médicamenT
Jeudi 30 septembre 2021
La séance est ouverte à 14h30.
(Présidence de M. Guillaume Kasbarian, président de la commission)
La commission d'enquête chargée d'identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l'industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l'industrie et notamment celle du médicament procède à la tenue d'une table ronde de jeunes économistes.
Mes chers collègues, nous reprenons les auditions de la commission d'enquête chargée d'identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l'industrie dans le PIB.
Nous allons entendre en table ronde plusieurs économistes — que nous avions initialement regroupés en invitant principalement de jeunes économistes, pour renouveler l'approche de notre sujet :
– M. François Geerolf, professeur assistant à l'université de Californie à Los Angeles (UCLA) et conseiller scientifique au Centre d'études prospectives et d'informations internationales (CEPII) ;
– Mme Nadine Levratto, directrice d'EconomiX, directrice de recherche au CNRS, chargée d'enseignement à l'université de Paris-Nanterre et à l'université Paris I Panthéon-Sorbonne ;
– M. Xavier Jaravel, professeur associé à la London School of Economics en détachement à l'Inspection générale des finances et membre du conseil d'analyse économique ;
– Mme Sonia Bellit, cheffe de projet à la Fabrique de l'industrie, qui était présente à l'audition d'hier, mais qui n'a pas eu l'occasion de prendre la parole.
Mesdames, Messieurs, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie d'avoir répondu à notre invitation. Je vais vous passer la parole pour une présentation de vos conclusions, d'environ cinq minutes par intervenant, qui précédera notre échange sous forme de questions et réponses. Après le questionnement du rapporteur, nous donnerons quelques minutes à chaque député pour vous questionner.
Je vous remercie également de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
M. François Geerolf, Mme Nadine Levratto, M. Xavier Jaravel et Mme Sonia Bellit prêtent serment.
Merci pour cette nouvelle invitation. Je voudrais tout d'abord dresser un diagnostic de la désindustrialisation. La crise sanitaire a montré que les pays les plus désindustrialisés pouvaient se trouver en incapacité de répondre à des besoins essentiels : nous nous sommes retrouvés au début de la pandémie face à des pénuries de masques, de réactifs pour les tests de réaction de polymérisation en chaîne – polymerase chain reaction (PCR) et de respirateurs. Aujourd'hui, on entend parler de pénuries de semi-conducteurs. En comparaison, l'Allemagne avait un excédent commercial sur des biens liés à la gestion de crise sanitaire et a pu dès le début mettre en place une politique de dépistage massif de sa population. En 2019, la France était en déficit commercial sur ce type de biens, ce qui l'a contrainte à jouer très rapidement la carte du confinement strict, avec les effets que nous connaissons sur l'économie.
Cette crise a montré le handicap que constitue la désindustrialisation. Comme beaucoup d'autres pays similaires, la France est concernée par ce handicap, mais elle a connu un décrochage plus rapide, comme le Royaume-Uni, au cours de la décennie 2000-2010. Trois facteurs expliquent cette désindustrialisation : les gains de productivité, l'externalisation des activités industrielles vers les services et la concurrence internationale par les coûts des pays émergents. Cette dernière a mis en évidence un déficit de compétitivité-coût et un déficit de compétitivité hors coût.
Le déficit de compétitivité-coût se traduit dans la décennie 2000-2010 par des coûts salariaux unitaires particulièrement dynamiques pour la France et les pays du Sud, face à l'Allemagne qui avait opté pour la modération salariale pendant cette décennie. La divergence des coûts salariaux unitaires entre ces pays s'est alors accrue. En revanche, dans la décennie 2010-2019, les coûts salariaux unitaires ont convergé, en raison de l'augmentation des salaires en Allemagne et des politiques favorisant une plus faible augmentation des coûts salariaux unitaires en France. Une deuxième explication relève de la fiscalité. Le poids des prélèvements obligatoires pour l'industrie est relativement élevé en France par rapport aux autres secteurs, mais aussi par rapport à l'Allemagne, avec laquelle l'écart sur ce que représentent les prélèvements obligatoires sur la valeur ajoutée brute industrielle est de dix points. Cet écart s'explique pour moitié par les impôts de production, et leur baisse va donc dans le bon sens.
Je souhaite insister sur les éléments de compétitivité hors coût : la France est plutôt positionnée sur du milieu de gamme qui a favorisé des stratégies d'internationalisation et notamment des investissements directs à l'étranger, ou des délocalisations. Le milieu de gamme est plus sensible à la variation des prix et donc aux coûts. La démographie des entreprises en France, qui compte beaucoup de grands groupes, favorise aussi les délocalisations et les investissements directs à l'étranger, qui leur posent moins de contraintes financières et juridiques qu'aux petites entreprises plus ancrées sur leur territoire. Un autre élément de compétitivité hors coût est le problème de l'attractivité de l'industrie, qui souffre d'une image dégradée, alors qu'elle offre de meilleures conditions de travail, de stabilité de l'emploi, et de rémunération que d'autres secteurs. Ce sont à la fois les métiers et filières notamment professionnelles qui y mènent qui sont dévalorisés. Les enjeux autour de la formation sont aussi son adaptation à l'industrie du futur ou « industrie 4.0 ». Les nouvelles technologies telles que la robotique ou l'internet des objets doivent être intégrées aux entreprises pour qu'elles puissent produire de manière plus efficace, mieux connaître leurs équipements et faire de la maintenance prédictive. Elles permettent aussi de se différencier des autres entreprises en produisant des biens personnalisés à des coûts aussi rentables que la production de masse. Elles contribuent enfin à créer des gisements de valeur pour les entreprises en produisant des services attachés aux biens fabriqués, personnalisés selon les usages qu'en font les consommateurs grâce aux données qu'elles collectent.
J'estime qu'il y a un bémol général sur l'idée de réindustrialisation. Les chiffres d'Eurostat de 1995 à 2019 montrent que la France ne se situe en fait pas dans une situation très particulière s'agissant de son évolution. Elle part d'une base industrielle qui est plus faible et qui diminue au cours du temps. Entre ces deux dates, la part de l'emploi industriel dans l'emploi total passe de 18,9 % à 13,6 % pour l'Union européenne (UE) à 27, et de 14,7 % à 9,1 % pour la France. La part allemande diminue également de 21,1 % à 17,1 %. On observe des données similaires sur la valeur ajoutée industrielle : l'UE à 27 passe de 20 % à 16,6 %, la France de 16,6 % à 11 %, et l'Allemagne fait figure d'exception en passant de 22,7 % à 21,2 %.
Il n'y a donc pas vraiment de spécificité française. Il faut insister sur le rôle des services aux entreprises. Les sociétés de services en ingénierie informatique (SSII) contribuent largement à l'emploi et sont en hausse entre 1995 et 2019 : elles représentent 10,4 % de la part de l'emploi en France en 1995 et 15,8 % en 2019. Elles compensent donc la baisse identifiée des emplois industriels. À mon sens, la réindustrialisation globale de la France n'est pas un sujet. En revanche, le déclin éducatif de la France et ses conséquences sur la capacité du pays à innover et à être chef de file dans les industries du futur sont un véritable enjeu. Les résultats de l'étude Trends in Mathematics and Science Study (TIMSS) de 2019 publiés l'année dernière placent la France avant-dernière des pays évalués, avec de très mauvais résultats en mathématiques. Les études de la direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) du ministère de l'Éducation nationale, montrent également une dégradation des performances françaises entre 1987 et 2017, même par rapport à elle-même. Le niveau des élèves les plus performants se dégrade lui aussi, ce qui est rarement relevé. Ce déclin absolu est bien une spécificité française, alors que le déclin relatif par rapport aux pays émergents relève d'un effet de rattrapage et concerne tous les pays développés.
La résilience est l'autre priorité. Isabelle Méjean et moi avons écrit une note à ce sujet. 4 % des importations françaises concernent des échanges de biens où la France est dépendante d'un petit nombre de pays extra-européens. C'est à la fois peu et beaucoup : les semi-conducteurs amènent par exemple avec eux toute la filière automobile. Plutôt que penser une relocalisation dans son ensemble, il faut identifier des situations précises de vulnérabilité. Mais la façon d'y remédier pose la question de la gouvernance, car tout le monde ne s'accorde pas sur ce diagnostic. La direction générale du trésor a publié une note l'an dernier en s'appuyant sur des données plus agrégées pour montrer l'absence de dépendance. La direction générale des entreprises (DGE) montre quant à elle des dépendances sur d'autres sujets. Il n'y a donc ni diagnostic partagé dans l'administration ni instance ayant l'objectif à long terme de résoudre toutes les vulnérabilités d'ici cinq ou dix ans. Il manque aussi une perspective un peu offensive qui aurait pour objet de créer les conditions d'une dépendance mutuelle en se plaçant sur un bout de la chaîne de valeurs, comme les Pays-Bas le font pour les semi-conducteurs avec des machines de dernière génération, afin d'amoindrir le problème géopolitique auquel expose la dépendance. La France est très performante en chimie et en pharmacie, sa balance commerciale est excédentaire dans ce domaine, mais c'est en même temps le secteur où il y a le plus de vulnérabilité et de dépendance sur les produits pris individuellement. L'analyse microéconomique est donc clé.
M. Xavier Jaravel exprime en réalité un certain consensus des économistes qu'on entend depuis les années 1980 et avec lequel je suis en complet désaccord. Je pense que l'on se rend compte aujourd'hui à quel point on s'est trompé sur ce sujet. L'idée développée par M. Jaravel est fréquente en économie, où l'on peut avoir tendance à naturaliser les événements : on cherche à les expliquer par des facteurs exogènes, technologiques, ou en examinant la demande, afin d'en conclure qu'ils résultent forcément d'un processus optimal. Selon cette vision libérale, il faut trouver des bonnes raisons pour expliquer pourquoi il y a des défaillances de marché et pourquoi l'Etat ferait mieux que le marché, notamment dans la distribution des activités entre les services et les industries.
Ce débat a déjà eu lieu dans les années 1990 aux États-Unis, où beaucoup de gens exprimaient leur crainte de perdre en compétitivité et en part d'emploi industriel par rapport au Japon. Un consensus léger en était ressorti entre les économistes pour conclure que ce n'était finalement pas un problème, et ce consensus a influencé les politiques des conservateurs comme des démocrates aux États-Unis. Le gouvernement de Bill Clinton s'est peu soucié de l'emploi industriel. Depuis la présidence de Donald Trump, mais aussi sous Joe Biden, les politiques industrielles font leur retour.
Je vous invite à relire l'ouvrage de Paul Krugman La mondialisation n'est pas coupable, publié en 1998 ainsi que les réponses à Paul Krugman de six économistes. Leurs arguments s'opposent aux propos de M. Xavier Jaravel. L'un des conseillers de George W. Bush disait qu'il n'y avait pas de différence entre produire des computers chips (microprocesseurs) ou des potato chips (chips de pomme de terre). Est-ce la même chose d'avoir cent euros de microprocesseurs ou de pommes de terre tranchées en fines lamelles ? Je pense que c'est le débat fondamental. Qu'est-ce qui crée la valeur dans l'économie ? Que signifient les secteurs à haute valeur ajoutée ? L'État doit-il essayer d'être présent dans ces secteurs ? Lors de son audition devant la commission du développement durable de l'Assemblée nationale le 24 mars 2021, M. François Bayrou avait noté qu'en France, on ne produisait même plus les potato chips, mais les pommes de terre. Un rapport du Haut-commissariat au plan a montré qu'on exporte des produits qui sont ensuite transformés à l'extérieur. Historiquement, c'est un retour en arrière dans le processus de développement. C'est ce que font les pays non industrialisés, en développement voire sous-développés. L'industrie et le niveau de vie sont deux sujets intrinsèquement liés.
Vous nous aviez engagés à réfléchir au sujet de l'Europe et de l'euro. L'euro apparaît comme un problème, car il ne permet plus les dévaluations. En outre, il facilite paradoxalement les déséquilibres commerciaux en faisant disparaître le risque de change pour les exportateurs et les investisseurs. Il risque donc de renforcer les forts et d'affaiblir les faibles. Or, l'industrie française a toujours eu besoin historiquement des dévaluations pour regagner de la compétitivité.
Mes préconisations sont les suivantes. À chaque fois qu'une politique publique est mise en œuvre, il faut prendre en compte ses effets sur l'industrie. C'est particulièrement le cas de la politique macroéconomique, que ce soit la politique monétaire qui a des effets sur le change, ou la politique fiscale qui a des effets sur les déséquilibres et les arbitrages entre services et industries. En effet, les services non échangeables ne peuvent faire l'objet d'importations, contrairement à l'industrie. Au niveau européen, la France a manqué de chance, car elle se positionne sur des secteurs plutôt bas de gamme plus sensibles aux prix. Dans le secteur automobile par exemple, les grandes voitures allemandes sont moins sensibles aux régulations, aux coûts fixes ou au prix du dioxyde de carbone (CO2).
Je remercie M. François Geerolf d'avoir abordé les aspects macroéconomiques. La désindustrialisation n'est pas un phénomène nouveau. Pendant des années, une désindustrialisation triomphante a été menée, chacun se rappelle des propos de Serge Tchuruk qui se réjouissait de voir une France sans usine et des usines sans salariés. Plusieurs rapports, y compris parlementaires, jugeaient que le recul de l'industrie représentait l'entrée dans la modernisation, et que de même que la révolution industrielle avait causé le retard de l'agriculture, l'avenir résidait dans la tertiarisation et la dématérialisation de l'économie.
Des économistes comme Jean-Hervé Lorenzi en 2004 puis le rapport Gallois de 2012 après la crise financière de 2009 ont remis la question de la désindustrialisation au centre des enjeux de la puissance publique. Une partie des services, notamment ceux à forte intensité en connaissance, sont extrêmement dépendants de l'industrie. Il était illusoire de croire que l'Europe et la France pourraient garder l'amont et l'aval des filières de la production, de la recherche et développement (R&D) et du marketing et délocaliser le reste. Les pays où nous avons délocalisé, la Chine en tête, ont très bien su s'approprier le segment amont de la filière.
Mme Sonia Bellit a évoqué les causes de ce processus de désindustrialisation. Je souhaite souligner la reprise de conscience de la nécessité de mener une politique industrielle. Nous avons enfin un secrétariat d'État à l'industrie, après plusieurs décennies seulement marquées par le bref intermède des commissaires au redressement productif et par deux piliers présents dans toutes les politiques publiques de soutien à l'économie : quel que soit le problème, on propose toujours la baisse du coût du travail et des politiques en faveur de l'innovation. La première, au travers de l'exonération de cotisations sociales ou du crédit impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), a favorisé l'emploi de travailleurs peu payés et peu qualifiés, ce qui explique cette spécialisation dans des secteurs à basses technologies. Quant aux politiques en faveur de l'innovation et au crédit d'impôt au titre des dépenses de recherche (CIR), la France a le dispositif le plus généreux en la matière. Toutefois, ce crédit est principalement utilisé pour de l'innovation de processus, de marketing ou d'organisation. L'innovation de produit, qui porte la conquête de segments de marché de plus haute qualité, reste extrêmement minoritaire.
La réindustrialisation est-elle souhaitable ? Oui. Est-elle possible ? Ce sera difficile, mais quelques éléments nous redonnent espoir. Les Territoires d'industrie produisent des résultats visibles et coûtent peu cher : environ 700 millions d'euros avec l'abondement récent supplémentaire. Je pense aux projets d'usines géantes (gigafactories) de batteries à Béthune et de panneaux solaires en Moselle. L'ancrage des entreprises aux territoires et ces politiques collectives de soutien à l'activité industrielle sont parfois plus performantes et à moindre coût que les politiques de soutien individuel aux entreprises à coup d'exonérations variées. Il faut donc les favoriser.
Citons aussi les innovations apportées dans le domaine de la transition écologique et de la sobriété productive. Il n'y a pas que les usines 4.0, mais aussi toutes les technologies de production additive qui permettent d'économiser énormément de matière. Dans un contexte de raréfaction des matières, ces innovations peuvent être très intéressantes du point de vue de la compétitivité-coût hors travail.
Merci. Je précise que la ministre chargée de l'industrie est en outre déléguée auprès du ministre de l'Économie, des finances et de la relance.
Merci pour vos exposés introductifs qui ne sont pas unanimes dans les facteurs exposés et les pistes proposées.
Monsieur Geerolf, vous avez tenus dans la lettre du CEPII d'octobre 2020 les propos suivants : « L'explication la plus souvent avancée lie la performance exportatrice allemande à sa compétitivité, et notamment aux réformes du marché du travail menées dans les années 2000 — les fameuses réformes Hartz — qui auraient contribué à comprimer les salaires en Allemagne. Pourtant, cette explication se heurte à une première difficulté : les lois Hartz ont été votées entre 2003 et 2005, alors que le surplus commercial allemand a commencé à augmenter au début des années 2000. Le ralentissement des prix et des salaires, également intervenu au début des années 2000, peut donc difficilement résulter de ces réformes. » J'aimerais que vous reveniez sur ce constat et sur le rééquilibrage potentiel dans la zone euro.
Un faisceau d'indices nous fait dire dans cette lettre co-écrite avec Thomas Grjebine que le coût du travail est une explication au moins incomplète de ce qui s'est passé en Allemagne comme en France. La temporalité ne correspond pas et depuis, nous avons rattrapé beaucoup de notre supposé différentiel de compétitivité. Les chiffres montrent que les coûts du travail ont convergé, parce que la France a diminué son coût du travail notamment via la politique du CICE, et parce que les syndicats allemands ont obtenu des augmentations de salaire, ce que la France réclamait depuis longtemps à l'Allemagne.
Pourquoi, alors, le surplus commercial allemand est-il toujours important ? Il n'y a pas eu de diminution depuis cette baisse supposée de la compétitivité allemande. Nous rappelions dans cette lettre le facteur souvent oublié de la demande interne, dont dépend de façon endogène le coût du travail. Quand la demande interne est en berne, les industriels sont contraints de se reporter sur des marchés étrangers. C'est ce qui s'est passé quand l'Europe a mené des politiques d'austérité en 2011-2013. L'Allemagne, qui dépendait beaucoup des pays du Sud, a cherché des débouchés à l'étranger, en Chine ou aux États-Unis. Aujourd'hui, le déséquilibre n'est plus tant intra-européen qu'entre l'Allemagne vis-à-vis de la Chine et des États-Unis. Adam Smith appelait ce phénomène « l'évacuation des surplus domestiques » ( vent for surplus). Lorsque l'on n'arrive plus à vendre dans son économie domestique un surplus de production, on recherche des marchés ailleurs : cela se traduit par une politique de prix à l'étranger plus agressive et confère en même temps un avantage de compétitivité.
Le prix des services abrités et de l'immobilier est un autre facteur. Quand on fait une compression de la demande interne, le prix des services non échangeables, comme les loyers, diminue. Inversement, il y a en France une très forte hausse de l'immobilier, ce qui pousse à une hausse des coûts et donc à une hausse du SMIC qui est en partie indexé sur l'inflation. Les coûts du travail ont donc des effets endogènes sur la demande interne. Ainsi, il est nécessaire de regarder les aspects macroéconomiques et non pas seulement les aspects relatifs au coût du travail pour comprendre les déséquilibres.
Enfin, le CICE a voulu imiter la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) sociale défendue par Nicolas Sarkozy. L'idée était de reproduire en France la TVA sociale, en considérant qu'elle fonctionnait en Allemagne, après avoir été établie par Angela Merkel en 2007 et déjà par Schröder en 1998, et coïncidait avec une amélioration du surplus commercial allemand. Mais les évaluations du CICE estiment ses effets de compétitivité très faibles sur l'exportation et sur l'emploi. Si la TVA sociale allemande fonctionne selon nous, ce n'est pas grâce à l'effet du coût du travail, mais grâce à l'effet de la demande interne. L'augmentation de la TVA fait diminuer la consommation et accroît les profits des entreprises, car la contribution sociale généralisée (CSG) et les charges diminuent. En Espagne et en Italie, l'austérité a marqué des moments de redressement du secteur industriel. On pourrait alors penser qu'il faut faire de l'austérité en France. Or, dans une union monétaire, chacun y aurait intérêt pour gagner des parts de marché à l'étranger : nos partenaires commerciaux n'accepteraient pas un surplus commercial de la zone euro égal à celui de l'Allemagne autour de 8 % du PIB, d'autant plus depuis la présidence de Joe Biden.
Nous nous posons finalement la même question des objectifs à nous donner. Personne ne dit que l'objectif est de retourner à une part de l'emploi industriel dans le PIB de 20 ou 25 %, ou d'une part de l'industrie dans la valeur ajoutée de 30 %. Tous les pays ont connu ce déclin, même les États-Unis. Nous le voyons depuis cinquante ans.
Nous sommes aussi d'accord sur la nécessité de se spécialiser sur les postes de valeur ajoutée aux rendements d'échelle croissants. M. François Geerolf pense qu'il y a des rendements d'échelle croissants dans l'industrie globale. C'est peut-être vrai par rapport aux services, mais sa vision me semble trop macroéconomique. L'enjeu est de se spécialiser sur des secteurs très spécifiques, par exemple sur ceux où nous sommes vulnérables.
Nous avons évoqué la transition écologique. La stratégie nationale bas-carbone n'est pas articulée avec des priorités industrielles. Il faut tisser des liens entre les différents outils de gouvernance pour mieux traiter la question.
La question des qualifications est également essentielle. Avec son taux de chômage élevé et sa pénurie de main-d'œuvre, notamment dans l'industrie, la France sort du lot. Mais comme M. François Geerolf, j'insiste sur le rôle de l'Allemagne en Europe, désignée comme la bonne élève en matière de dette publique. Cependant, s'agissant de déséquilibres et de son excédent commercial, la procédure de l'Union européenne concernant les déséquilibres macroéconomiques n'est pas utilisée mais l'Allemagne fait figure de mauvaise élève.
Monsieur Jaravel, quelle cartographie sectorielle spécifique proposeriez-vous ?
Madame Levratto, vous avez écrit que pour relancer l'industrie il faudrait remettre à plat les aides aux entreprises. Quel est votre point de vue sur le plan de relance et sur la baisse des impôts de production ? Enfin, je voulais vous interroger tous les quatre sur les possibles engagements de l'État dans le capital des entreprises stratégiques.
Plus que les secteurs, il faut identifier des filières ou groupements de secteurs. Il existe des indices de variété permettant de mesurer à l'intérieur de l'industrie, ou entre industrie et services, les relations qui s'opèrent entre les composantes du tissu productif. Par exemple, le photovoltaïque fait intervenir les secteurs de l'électronique, de l'agriculture, des transports, ou encore la filière silicium. Le tableau d'échanges interindustriels français est plein de vides. C'est ce qui explique l'insertion importante de la France dans les chaînes globales de valeur et ces aller-retours de produits pour l'assemblage de composants avant d'obtenir le produit final. Toutefois, cela accroît la dépendance aux transports et à la logistique et expose donc à d'éventuelles ruptures dans les chaînes d'approvisionnement. L'étude de ces indices de variété montre que le degré de variété a tendance à accroître la résilience ou à expliquer le succès des territoires industriels, ou néo-industriels à l'ouest du pays.
J'appelle en effet à remettre à plat le système d'aides aux entreprises. Il y a 71 mesures dans le plan de relance, dont 43 dites « ciblées » sur l'industrie. Elles ciblent en réalité les entreprises de manière générale, même si les secteurs de l'hydrogène ou de la rénovation thermique des bâtiments ressortent. Toutefois, l'essentiel des dispositifs, comme la baisse des impôts sur la production, s'applique à l'ensemble des entreprises. Nous avons simulé, toutes choses égales par ailleurs, une annulation totale des impôts de la contribution économique territoriale des entreprises (CET) ciblée par la réforme : quels en seraient les effets sur l'investissement des entreprises industrielles ? Cette annulation n'aboutirait qu'à 1 400 euros d'investissement de plus par an par entreprise industrielle. La part des impôts sur la production dans la valeur ajoutée, plus précisément dans l'excédent brut d'exploitation des entreprises, est aujourd'hui autour de 2 %, tout au plus de 2,8 %. Ainsi, en diminuant quelque chose qui représente une très faible part de la ponction qui est exercée sur l'excédent brut d'exploitation des entreprises, on ne peut avoir un effet multiplicateur très important sur l'investissement des entreprises. En outre, on met en péril l'autonomie financière des collectivités locales. Or, la dépense d'investissement de ces dernières, qui est un facteur d'attractivité pour les entreprises, peut être amputée par cette baisse de recettes.
Une remise à plat des aides aux entreprises ne signifie pas forcément qu'il faut les réduire, mais plutôt qu'il faut les allouer différemment. J'ai évoqué la différence entre les aides individuelles et collectives. Aujourd'hui, 80 % voire davantage des systèmes d'aides sont individuels. On considère donc que l'entreprise porte sa trajectoire propre, mais aussi les synergies avec les autres entreprises et les autres territoires. Or la proximité géographique ou économique ne suffit pas à exercer des effets d'entraînement. Le support à des projets qui relient les grands entreprises et les petites et moyennes entreprises (PME), ou qui relient les entreprises, la formation et la recherche, sont très porteurs parce qu'ils ont un effet au niveau de l'écosystème productif et pas seulement sur les résultats d'une firme individuelle. La remise à plat doit aussi passer par l'imagination de nouveaux dispositifs de soutien collectif.
D'autres éléments que la convergence des salaires expliquent la performance allemande. La présence de salariés dans les instances dirigeantes a par exemple favorisé des stratégies de plus long terme et le maintien de l'industrie sur le territoire, à l'inverse de la France. L'actionnariat est plus familial, car le tissu d'entreprises de taille intermédiaire (ETI) y est plus important qu'en France. L'ancrage territorial est plus fort et les sièges sociaux se situent plus souvent près des sites de production, ce qui explique qu'on y soit plus enclin à maintenir les sites de production sur le territoire. Sur le plan européen, l'Allemagne a une stratégie différente de la France. En France, dans le secteur de l'automobile par exemple, beaucoup d'entreprises ont choisi de mettre en concurrence les sites européens, en produisant moins cher dans les pays d'Europe de l'Est, voire en Turquie, plutôt que d'investir et de moderniser les équipements. L'Allemagne a opté pour une stratégie différente, pour des raisons d'ordre plutôt culturel.
Le Programme d'investissements d'avenir du plan de relance (PIA4) est intéressant. Doté de 20 milliards d'euros, il permettra d'orienter les investissements des entreprises vers des grandes transformations et des activités d'avenir comme l'hydrogène ou l'informatique en nuage .
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Avec le conseil d'analyse économique, nous avons identifié 644 produits en situation de vulnérabilité d'approvisionnement, car la France dépend d'un faible nombre de producteurs extra-européens pour une grande partie de ses importations. Pour 122 de ces produits, nous parlons de vulnérabilité renforcée, car un très petit nombre d'entreprises en France est en charge de l'importation, et une seule entreprise peut mettre à mal la chaîne d'approvisionnement. Nous proposons une stratégie à long terme pour réduire ces vulnérabilités : parfois par la relocalisation, mais aussi par la diversification des sources d'approvisionnement ou par le stockage lorsque c'est possible. Cette cartographie sectorielle française pourrait s'articuler avec une cartographie sectorielle européenne, pour se concentrer sur les vulnérabilités partagées par les grands pays européens. Il faut également associer les experts des filières afin d'identifier les mesures de vulnérabilité réellement stratégiques. Il n'existe pas d'instance qui en soit actuellement chargée. Nous réfléchissons aussi à une stratégie plus offensive de création de dépendances avec d'autres pays afin de trouver un équilibre dans la dépendance mutuelle.
Quant au plan de relance, il n'est pas ciblé sur la partie relocalisation. Il est composé d'appels à projets avec un niveau de mailles très large en termes de secteurs.
Je suis d'accord avec les propos de Mme Nadine Levratto. Il me semble que ces politiques très horizontales de saupoudrage des aides qui refusent de favoriser certains secteurs, comme c'est le cas pour le CIR et le CICE, relèvent de la philosophie générale du consensus de Washington. Des mesures de ciblage des baisses de charge sur les salaires industriels avaient soulevé des débats au moment du CICE entre certains économistes et Louis Gallois. La plupart des économistes soutenaient qu'il fallait favoriser le ciblage du dispositif sur les bas salaires afin d'obtenir le plus de gains d'emploi plutôt que sur l'industrie spécifiquement. Beaucoup d'économistes pensent que les politiques font preuve de fétichisme industriel.
Je suis d'accord avec les propos de Mme Bellit sur l'Allemagne. La France est à la fois un pays très libéral et très social : les nombreuses aides sociales donnent l'impression d'un pays très étatiste. Mais depuis les années 1990, l'État se désengage de ses participations et de la vie des affaires de façon générale, et accompagne plutôt les gens qui perdent un emploi par des politiques sociales relativement généreuses.
Le débat oppose trop souvent l'État et les entreprises, le libéralisme et l'étatisme. Les deux sont possibles à la fois. La place financière à Paris s'est très bien développée dans des secteurs comme la banque d'affaires, ou le rachat avec effet de levier – leveraged buy-out (LBO) dont le travail consiste souvent à augmenter la rentabilité des groupes industriels. Quand on demande à un groupe industriel de réaliser des performances de 15 %, il ne peut travailler sur le long terme. La structure actionnariale en France conduit à une vision à court terme à l'anglo-saxonne. Je ne nie pas l'importance du niveau des dépenses publiques, mais c'est aussi parce que l'État est là pour accompagner les dégâts, notamment faits sur le secteur industriel.
Madame Levratto, notre temps étant limité, je vous propose d'intégrer vos propos dans votre réponse aux députés.
Monsieur Jaravel, vous avez mentionné l'absence de consensus sur le constat de la dépendance industrielle ou économique de la part des autorités de l'État. Toutefois, la direction générale du Trésor, qui affirme qu'il n'y a pas de dépendance économique, a poussé depuis des décennies cette vision de transformation de nos modèles de l'industrie vers les services et la spécialisation des tâches au niveau mondial. Le Trésor vous paraît-il à même de remettre en cause son propre modèle ? Ce sont ces mêmes fonctionnaires du Trésor qui gèrent les effets de ces politiques sur le terrain. L'analyse économique doit être complétée par l'analyse sociologique de ceux qui la produisent.
Monsieur Geerolf, vous avez mentionné le changement de positionnement des États-Unis. À l'époque de Donald Trump, ce changement a notamment concerné la politique fiscale qui concernait aussi la relocalisation. L'esquisse du taux mondial d'impôt sur les sociétés, qui a été finalisé par Joe Biden au niveau de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), date aussi de cette période, qui a aussi vu la mise en place de dispositifs de suramortissement extrêmement forts. Ne pensez-vous pas qu'il est aujourd'hui temps de réguler les activités économiques notamment sur cet angle fiscal ? Tout le monde voudrait cibler les aides, mais comme je l'ai constaté au moment du CICE au ministère du redressement productif, les traités européens ne nous y aident pas vraiment.
Madame Levratto, vous avez parlé de la mauvaise orientation du CIR. Que pensez-vous de nos groupes français qui ont décidé d'externaliser complètement leur recherche innovante à des laboratoires extérieurs, parce que les directeurs financiers sont soumis à des objectifs de rentabilité extrêmement forts qui n'incitent pas à l'investissement de long terme ? Je vous confirme que deux tiers des baisses de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) profitent à 3 % des entreprises et plus spécifiquement aux entreprises de la finance, car la structure de leurs résultats les conduit à payer plus de CVAE, contrairement aux entreprises de l'industrie.
Je ne suis pas sûr qu'il s'agissait vraiment une question pour moi. Madame la députée, vous n'êtes pas la seule à connaître la sociologie administrative, mais merci pour votre remarque.
Au sujet du changement initié sous Donald Trump, des études économiques montrent que les comtés qui avaient le plus voté pour lui étaient les plus désindustrialisés. Toutefois, sa politique de tarif douanier n'a pas eu un succès fort, car il menait en même temps une politique fiscale très aventureuse qui dégradait le déficit commercial. L'harmonisation fiscale peut participer à la régulation des activités économiques. L'une des raisons des délocalisations est qu'il y a peut-être trop de compétition en Europe. L'euro crée tellement d'harmonisation qu'il est désormais plus facile pour une entreprise de prévoir ses gains puisqu'il n'y a plus d'incertitude relative à la dévaluation. Les entreprises cherchent donc à optimiser la moindre différence. Il faut être conscient que les changements dans l'industrie sont irréversibles et qu'il y a beaucoup d'hystérèse. Quand on laisse l'industrie partir, il est très difficile de la faire revenir. Le moment actuel, riche en innovations de rupture, est très important : il ne s'agit pas de faire revenir les industries du passé, mais plutôt d'essayer d'être chefs de file sur les industries nouvelles.
L'externalisation des laboratoires de recherche a commencé sur les actifs et les activités qui n'étaient pas le cœur de l'activité. Progressivement, des entités que l'on croyait vitales pour les entreprises ont aussi été externalisées. Le CIR y a poussé. Il a en partie financé la délocalisation des unités de recherche dans les groupes automobiles et aéronautiques vers l'Europe de l'Est. Aujourd'hui, Toulouse et sa région sont appelés par certains « le prochain Detroit de l'aéronautique », soulevant des questions au cœur du fonctionnement d'Airbus sur la nature de l'avion de demain. La question de la R&D et de son financement doit être ramenée au cœur de la question de la réindustrialisation. Il ne s'agit pas de refaire de la sidérurgie.
Madame Levratto, vous nous avez parlé de la transformation du modèle économique et du passage de l'industrie à la tertiarisation de l'économie. Vous nous avez tous expliqué que le positionnement milieu de gamme de nos produits amène à une externalisation pour avoir une compétitivité-coût plus avantageuse. Mais n'avons-nous pas raté quelque chose ? Les services et l'industrie fonctionnent ensemble : n'avons-nous pas perdu la bataille de la plateforme d'industrialisation de services, que les grandes entreprises américaines du numériques telles que Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM) ont menée en nous montrant qu'on pouvait industrialiser en travaillant sur les services ?
Vous avez dit que la réindustrialisation était souhaitable, compliquée, mais qu'un certain nombre de dispositifs et d'outils ont produit leurs effets depuis cinq ans. Nous avons en effet connu un certain nombre de succès avec le retour de la création de l'emploi. La réindustrialisation passe par la création d'activités de haute valeur ajoutée. Sur mon territoire, l'entreprise Chantelle a rapatrié l'intégralité de sa recherche sur les produits de son périmètre d'activité. Dans ma circonscription également, le groupe LVMH a mis en place une chaîne de production de sacs Louis Vuitton. Le salut pour la réindustrialisation passe-t-il uniquement par les activités de haut de gamme ? Ne pouvons-nous espérer réindustrialiser en travaillant sur d'autres activités ? Quels sont les outils pour vitaliser cette réindustrialisation ?
Je ne pense pas que la réindustrialisation passera par la relocalisation, dont les cas sont rares. Il faut en revanche reconquérir certains avantages comparatifs. Je pense à l'industrie des semi-conducteurs : pourrons-nous rattraper notre retard important dans ce secteur ? Il est intéressant de financer comme le fait l'Union européenne la R&D en innovation sur des marchés de niche, d'avenir, encore en développement. Nous pouvons par exemple prendre de l'avance sur le marché des puces de petite taille de nouvelle génération.
La bataille des GAFAM rappelle le rôle central de la donnée dans l'industrie, qui ne se contente plus de fabriquer, mais propose aussi des services de plus en plus associés à ces produits. La réindustrialisation ne passe pas seulement par la montée en gamme mais réside aussi dans la création de nouveaux gisements de valeur. Il faut se poser la question d'une industrie du cloud aujourd'hui phagocytée par les GAFAM. L'Europe peut par exemple sensibiliser les entreprises sur le choix d'entreprises comme OVHcloud pour stocker leurs données, alors que le stockage de données sensibles exposées à l'extraterritorialité de la réglementation américaine est risqué.
Le haut de gamme est très brillant et inspirant. Cependant, n'oublions pas tous les objets du quotidien : les villes sont les principaux centres de demande et de consommation. La question de la ville productive doit être posée et fait l'objet d'un programme dans le cadre du plan urbanisme construction architecture (PUCA). Il est en effet nécessaire de s'interroger sur les moyens de ramener de l'industrie en ville, afin de lier les politiques d'aménagement du territoire, d'urbanisme, et de résoudre en partie le problème des transports. Ce domaine n'est pas aussi exaltant que le haut de gamme, mais il a le mérite de poser d'un seul et même ensemble des questions sur l'environnement, l'écologie, les transports, l'industrie et l'urbanisme. Ces approches transversales des politiques publiques sont considérées par certains comme novatrices.
Monsieur Geerolf, vous avez dit que les produits de l'industrie étaient importables et que les services ne l'étaient pas. Toutefois, certains services sont importables et les services qui accompagnent l'industrie, eux, devraient être renforcés sur notre territoire.
Vous avez évoqué l'actionnariat plus familial en Allemagne. Depuis 2000, en France, des fonds achètent des entreprises industrielles. Ce phénomène ne s'est-il pas du tout produit en Allemagne ? Que pensez-vous de l'impact de ce mécanisme d'achat par les fonds sur l'industrialisation et les entreprises industrielles sur notre territoire, sachant qu'aujourd'hui 70 % de l'industrie se situe dans les communes de moins de 20 000 habitants ? Au niveau de la territorialisation, ce phénomène est similaire à l'Allemagne.
Je parlais des services exportables. Il y a évidemment des services échangeables, les GAFAM comme la finance ont toujours été exportables. Ce que j'appelle industrie, ce sont les activités à haute valeur ajoutée échangeables et j'y inclus les activités des GAFAM.
Concernant les GAFAM, je pense que nous ne devons pas adopter une simple stratégie de résilience pour ne pas être dépendants de produits qui viendraient à manquer. Si les GAFAM ne sont pas là, la valeur risque de se déplacer, comme on l'observe pour les médias, le tourisme ou les hôtels. Ces entreprises gigantesques, souvent en situation de monopole, détiennent du pouvoir, et les économistes ont du mal à appréhender ces questions de pouvoir. Ainsi, des médicaments ont été amenés à manquer du fait d'une stratégie des laboratoires d'augmentation des prix et de négociation des tarifs vis-à-vis de la Caisse nationale de l'assurance maladie (CNAM). Cette situation de pouvoir permet d'augmenter ses prix, de donner des ordres ou encore de choisir ses fournisseurs.
Je souhaite rectifier mon propos pour éviter tout malentendu. L'enjeu n'est pas que du seul point de vue de la vulnérabilité, mais il faut se donner des objectifs plus précis que la réindustrialisation. Si le but est d'avoir une catégorie appelée « industrie » dont la part dans le produit intérieur brut (PIB) est élevée, il suffit d'y ajouter les SSII. Cependant, le fond du problème est de se demander à un niveau plus microéconomique ce que l'on veut faire. Après la question des vulnérabilités vient celle des rendements d'échelle croissants, ce que vous appelez « haut de gamme », c'est-à-dire celle des industries du futur. Quoiqu'il en soit, il faut prendre le virage maintenant. Mais qu'en est-il de la gouvernance de ces investissements, des rôles respectifs du public et du privé ? Le Secrétariat général pour l'investissement (SGPI) est-il suffisamment armé pour cela ?
Les LBO en cascade ont tendance à épuiser les entreprises puisque la cible doit rembourser l'acquéreur, ce qui ne favorise pas l'investissement à long terme des entreprises. Dans ce domaine, la France, qui ressemblait à l'Allemagne dans les années 1980, s'est mise à ressembler à la Grande-Bretagne. Cette bifurcation très marquée au moment de la financiarisation de l'économie française se poursuit aujourd'hui avec l'arrivée d'une partie de la City de Londres à Paris, ce qui a contribué à augmenter le prix de services aux entreprises. Quand on comparait le coût du travail en France et en Allemagne, le coût du travail était plus cher en France. Toutefois, si on excluait les services, notamment aux entreprises, le coût du travail horaire dans l'industrie était inférieur en France à celui de l'Allemagne. L'OCDE avait ainsi travaillé sur le surcoût des services en France.
Vos propos montrent que les responsabilités de cette désindustrialisation sont partagées. Les entreprises, avec des stratégies de coût, de localisation, y compris sur les objets de recherche, en sont en partie responsables. Mme Bellit a remis en débat la gouvernance des entreprises ainsi que leur structuration de capital. Vous avez aussi mentionné l'écosystème des différents secteurs d'activité.
En définitive, quelles sont les stratégies de résilience et de renaissance industrielle ?
La résilience passe selon moi par la réduction des vulnérabilités, à partir d'une liste de produits très fine. Nous avons identifié ces 644 produits. Il faut désormais trouver le système de gouvernance qui convient pour réfléchir à une perspective offensive avec des situations de dépendance mutuelle plus confortables.
De plus, il faut contrer le déclin éducatif de long terme en France, qui contrairement à la désindustrialisation représente une spécificité française.
Enfin, concernant la spécialisation des industries de demain et les gains à l'export, les technologies de la transition énergétique me viennent à l'esprit. De nouveau, il y a surtout une question de gouvernance. Comment peut-on correctement cibler les aides ? Je crois peu à l'approche macroéconomique qui se donnerait pour seul but de faire renaître l'industrie dans son ensemble.
Les relocalisations de la production de biens identifiés comme stratégiques peuvent avoir un sens pour répondre à des questions de souveraineté industrielle, couplés à d'autres stratégies comme la diversification et la constitution de stocks lorsque cela est possible. Pour la réindustrialisation, il faut prendre le problème de la formation à la racine afin de redonner de l'attractivité à l'industrie en sensibilisant professeurs et parents à la réalité de l'industrie. Il faut aborder l'industrie sous l'angle des technologies, leur rappeler que c'est par l'industrie qu'on pourra répondre aux nouvelles préoccupations écologiques. La filière professionnelle devrait être revalorisée en prenant exemple sur le modèle suisse où beaucoup de dirigeants de grandes entreprises viennent de cette filière.
Je voudrais que la politique industrielle soit plus volontariste. Il faut peut-être assumer une politique plus verticale, en orientant, et non pas en subventionnant comme en Chine, les investissements vers les grandes transformations de demain. On commence à le faire avec l'hydrogène. Il faudrait peut-être aussi revoir la politique de concurrence européenne. Le rééquilibrage des standards sociaux environnementaux vis-à-vis de pays comme la Chine va dans ce sens. Je pense notamment à l'interdiction de la fusion Siemens-Alstom. Toutefois, nous ne pouvons pas nous engager dans cette voie puis laisser un accès libre aux géants chinois et américain largement subventionnés.
C'est ce que nous avons souligné dans le rapport du 19 avril 2018 de la commission d'enquête chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle sur l'affaire Siemens-Alstom.
Il y a en effet un lien avec l'objet de cette précédente commission d'enquête : les montants payés par Alstom et General Electric (GE) à l'industrie financière illustrent que la très forte valeur ajoutée dégagée par l'industrie financière vient en réalité souvent du secteur industriel.
Je suis d'accord avec les préconisations précédentes, notamment sur la verticalité. La France est un petit pays et il est nécessaire de nous spécialiser : nous avons choisi nos atouts, comme le train à grande vitesse (TGV) ou le nucléaire. Il faut garder nos atouts, même si je ne veux pas rentrer ici sur le sujet du nucléaire. Le saupoudrage n'est pas la meilleure stratégie pour un petit pays. Si nous voulons accomplir de grandes choses, il faut plutôt les faire au niveau européen.
Il faut enfin sortir de la vision très française sur la formation professionnelle. L'avantage de l'industrie est qu'elle donne de bons salaires et de bonnes perspectives de carrière à des personnes qui n'ont pas forcément fait d'études supérieures.
Je partage aussi un certain nombre des préconisations de mes collègues. Alors qu'il était devenu accompagnateur, l'État doit redevenir stratège dans les politiques industrielles et orienter les politiques publiques et les choix prioritaires. Cela ne se fera pas sans les territoires, dont les aménités sont des facteurs importants de maintien et de réimplantation de nouvelles industries. Business France indique que la qualité des services publics, des équipements et du contexte local fait partie des arguments en faveur de l'implantation des entreprises étrangères en France. Ces actifs collectifs doivent participer au maintien et à la renaissance de l'industrie. Il faut enfin prendre en compte la réalité des trajectoires industrielles. Reconvertir d'anciens territoires industriels est plus difficile qu'implanter des industries là où il n'y en avait pas, en Vendée ou dans l'Ouest. Il y a donc un travail de reconversion à mener, qui passe en partie par les formations, et pas seulement par les formations courtes : les formations longues doivent aussi privilégier l'industrie. Dans les grandes écoles, y compris les écoles d'ingénieurs, environ 30 à 40 % des élèves partent vers la finance, car les écarts de salaire des métiers très qualifiés sont défavorables à l'industrie.
Merci beaucoup pour vos réponses. Si vous le souhaitez, je vous propose de compléter vos réponses en nous transmettant des documents complémentaires et des réponses écrites aux questions préalablement transmises.
L'audition s'achève à seize heures.
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête chargée d'identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l'industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l'industrie et notamment celle du médicament
Réunion du jeudi 30 septembre 2021 à 14 h 30
Présents. – M. Philippe Berta, Mme Émilie Cariou, M. Éric Girardin, M. Guillaume Kasbarian, M. Luc Lamirault, M. Gérard Leseul
Excusés. – M. Bertrand Bouyx, Mme Jennifer De Temmerman, Mme Véronique Louwagie, M. Jacques Marilossian, M. Jean-Louis Touraine