Intervention de Pierre Luzeau

Réunion du jeudi 4 novembre 2021 à 11h00
Commission d'enquête chargée d'identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l'industrie dans le pib de la france et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l'industrie et notamment celle du médicament

Pierre Luzeau, président du comité exécutif du groupe Seqens :

La part du secteur industriel dans l'économie française s'est effondrée dans les dernières décennies, en passant de 24 % dans les années 1980 à 10 % aujourd'hui. Au début de ce nouveau millénaire, la France avait de facto choisi la voie d'une économie sans usine et sans production. Les patrons de certains de nos anciens fleurons industriels (Alcatel en tête, Péchiney, Rhône-Poulenc) se sont probablement convaincus et enfermés dans un concept d'entreprise « fabless », sans fabrication, au moins pour ce qui concernait leurs activités françaises. Ils se sont également convaincus que la valeur ajoutée manufacturière tendrait à décroître alors que la valeur immatérielle croîtrait sans cesse. Ils se sont convaincus enfin qu'il était possible d'innover et de décider en France et de produire dans des pays à bas coûts ou encore que nous pouvions fabriquer en France des produits à forte valeur ajoutée et délocaliser les produits à faible valeur ajoutée en Asie. Ainsi, au motif d'agilité dans un monde de changement, un certain nombre d'entreprises ont suivi le chemin qui semblait le plus facile, le plus rapide et le plus rentable à court terme en se délestant d'actifs industriels français et en faisant appel à des sous-traitants rendus souvent ultra-compétitifs en comparaison, à la fois du fait de réglementations plus souples et de systèmes de support dans d'autres géographies.

Cette stratégie s'est auto-justifiée et elle s'est accélérée au cours des vingt dernières années pour plusieurs raisons. On a d'abord assisté à une hausse des coûts de production et des contraintes réglementaires – ce qui est éminemment légitime, non seulement en regard du respect de standards plus élevés en matière de sécurité, d'environnement et dans le domaine social. Ensuite, nous avons été confrontés à la recherche de prix systématiquement plus bas sur l'ensemble des chaînes pharmaceutiques. L'offre asiatique s'est développée sur ces bases et sur des standards nettement moins exigeants à l'époque et avec le soutien des gouvernements locaux.

Nous subissons aujourd'hui les conséquences de ces choix politiques et économiques qui constituent une spécificité française. Or, une industrie performante et compétitive, en particulier sur les chaînes amont des valeurs stratégiques telles que la chimie, la pharmacie, l'électronique, l'énergie, permet de garantir une autonomie stratégique sur des biens essentiels. Elle permet également de disposer d'une capacité d'innovation afin de répondre aux défis futurs en matière d'environnement ou de santé – sans usines, pas d'innovation. Elle permet enfin de générer des emplois qualifiés sur notre territoire et de développer des compétences, tout en garantissant, en France, une production qui réponde à des standards plus élevés que la moyenne des pays en matière de sécurité, de qualité et de respect de l'environnement.

Dans ce contexte, un certain nombre de sociétés, des entreprises de taille intermédiaire (ETI) notamment, se sont positionnées sur des marchés dynamiques et porteurs au cours de ces vingt dernières années, tout en maintenant et en développant un savoir-faire industriel, à fort contenu technologique. À titre d'exemple, en quinze ans, le groupe Seqens est passé de trois à vingt-quatre usines dans le monde, dont quatorze en France. Il a décuplé ses effectifs pour atteindre 3200 employés actuellement. Le groupe est présent sur les trois continents et la moitié de ses employés se trouve en France, où est situé le siège social. Alors qu'il a démarré son activité sans Recherche et Développement (R&D), le groupe compte désormais sept centres d'excellence dans le monde, dont trois en France. Seqens est devenu un des leaders mondiaux de la synthèse pharmaceutique et des ingrédients de spécialités et le groupe a démontré sa capacité à développer le tissu industriel français. Seqens a joué un rôle important pendant la crise sanitaire en maintenant, voire en augmentant, sa capacité de production sur la majorité de ses sites et sur des productions de principes actifs critiques comme le paracétamol, l'aspirine – sur lequel nous sommes un leader mondial –, l'acide salicylique, la kétamine – qui sert d'anesthésiant pendant les opérations chirurgicales –, la clonidine, l'héparine, l'hémine, l'isopropanol – je ne vais pas en faire la liste.

Je suis convaincu que la souveraineté économique, écologique et sanitaire de l'Europe passera par notre capacité à mobiliser des compétences et des savoir-faire qui – c'est important de le rappeler – sont historiques. Il importe également de développer le tissu industriel encore implanté en France parce qu'il est de grande qualité. C'est pourquoi Seqens s'est engagé dans la relocalisation de la production de molécules essentielles.

Seqens s'inscrit également pleinement dans la démarche de stratégie pharmaceutique européenne qui vient de s'enclencher. Nous pensons que la relocalisation impose un état des lieux et une identification des principes actifs et des intermédiaires critiques. Le monde de la pharmacie est en effet extrêmement large et il n'est pas envisageable de relocaliser l'ensemble des productions, ce qui au demeurant n'aurait pas de sens puisque le marché est mondial. En revanche, il est essentiel de se doter d'une liste de molécules dont la sécurité d'approvisionnement doit être garantie à long terme. D'autres pays l'ont fait, à l'instar des États-Unis par le biais de l'Agence fédérale des produits alimentaires et médicamenteux – Food and Drug administration (FDA) en 2020. Cette liste doit être définie sur des critères objectifs, tels que l'intérêt thérapeutique évidemment, la vulnérabilité, la complexité de la chaîne de valeur, l'absence de production en Europe et la mise en œuvre de technologies sensibles. Il s'agit d'un enjeu de souveraineté sanitaire. Dès lors, la relocalisation des molécules essentielles garantira la résilience de l'Europe en matière de sécurité sanitaire tout en développant le tissu industriel non seulement de notre pays, mais plus largement le territoire industriel européen. Sans une industrie amont performante et compétitive, il n'existe pas de souveraineté à l'aval. C'est sans doute une des erreurs du passé dont il convient de tirer les leçons.

En termes de mesures structurelles, il importe en premier lieu de soutenir le renforcement des installations industrielles polyvalentes, performantes et qui existent, par des soutiens ciblés sur les molécules pour lesquelles nous souhaitons préserver la souveraineté sanitaire au moindre coût.

En second lieu, il faut accélérer la recherche, le développement et l'industrialisation de technologies clés qui favorisent les standards de qualité, de sécurité et de respect de l'environnement qui représentent notre force – créée une barrière à l'entrée qu'il faut maintenir.

En troisième lieu, il convient de renforcer les exigences des autorités sanitaires relatives à la sécurité d'approvisionnement, évidemment auprès des pays européens mais aussi ailleurs : il faut s'assurer de limiter les approvisionnements auprès des fournisseurs vulnérables soit pour des raisons économiques ou géopolitiques, soit parce qu'ils n'offrent pas de garanties suffisantes en termes de sécurité de l'approvisionnement.

En dernier lieu, il faut veiller à ce que les systèmes hospitaliers européens, les laboratoires pharmaceutiques s'approvisionnent durablement et conformément aux standards européens auprès de l'écosystème industriel européen. Sinon, on n'y arrivera pas. Je rappelle que la part du principe actif dans le prix d'achat d'un médicament dépassant rarement 5 %, le critère de prix d'achat ne doit pas être le seul retenu. Il importe également de s'approvisionner auprès de fournisseurs qui respectent les règles du jeu, en particulier celles édictées par les organismes réglementaires.

La crise sanitaire a été un révélateur, certes violent mais également un catalyseur pour réagir. D'autres régions du monde ont déjà lancé des initiatives très fortes sur le sujet de la souveraineté sanitaire :

– les États-Unis, avec l' Executive order on ensuring essential medicines, medical countermeasures, and critical inputs are made in the United States d'août 2020 – décret exécutif visant à garantir que les médicaments essentiels, les contre-mesures médicales et les intrants essentiels sont fabriqués aux États-Unis ;

– la Chine, avec le dual circulation model – stratégie de double circulation intérieure et internationale ;

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