Commission d'enquête chargée d'identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l'industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l'industrie et notamment celle du médicamenT
Jeudi 4 novembre 2021
La séance est reprise à onze heures.
(Présidence de M. Guillaume Kasbarian, président de la commission)
La commission d'enquête procède à l'audition de représentants du groupe Seqens.
Nous recevons à présent les représentants du groupe Seqens. Je souhaite donc la bienvenue à :
– M. Pierre Luzeau, président du comité exécutif,
– M. Gildas Barreyre, secrétaire général du comité exécutif.
Fondée en 2003, Seqens produit des principes actifs, des intermédiaires pharmaceutiques et de produits de spécialité. Il est désormais le leader français du secteur, le numéro deux européen, le numéro cinq mondial en termes de ventes. Le groupe a récemment fait la une de l'actualité en annonçant sa volonté de développer ses activités de production en France, avec notamment la relocalisation, à Roussillon, commune de l'Isère, d'une unité de production de paracétamol.
Messieurs, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.
Je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
M. Pierre Luzeau et M. Gildas Barreyre prêtent serment.
La part du secteur industriel dans l'économie française s'est effondrée dans les dernières décennies, en passant de 24 % dans les années 1980 à 10 % aujourd'hui. Au début de ce nouveau millénaire, la France avait de facto choisi la voie d'une économie sans usine et sans production. Les patrons de certains de nos anciens fleurons industriels (Alcatel en tête, Péchiney, Rhône-Poulenc) se sont probablement convaincus et enfermés dans un concept d'entreprise « fabless », sans fabrication, au moins pour ce qui concernait leurs activités françaises. Ils se sont également convaincus que la valeur ajoutée manufacturière tendrait à décroître alors que la valeur immatérielle croîtrait sans cesse. Ils se sont convaincus enfin qu'il était possible d'innover et de décider en France et de produire dans des pays à bas coûts ou encore que nous pouvions fabriquer en France des produits à forte valeur ajoutée et délocaliser les produits à faible valeur ajoutée en Asie. Ainsi, au motif d'agilité dans un monde de changement, un certain nombre d'entreprises ont suivi le chemin qui semblait le plus facile, le plus rapide et le plus rentable à court terme en se délestant d'actifs industriels français et en faisant appel à des sous-traitants rendus souvent ultra-compétitifs en comparaison, à la fois du fait de réglementations plus souples et de systèmes de support dans d'autres géographies.
Cette stratégie s'est auto-justifiée et elle s'est accélérée au cours des vingt dernières années pour plusieurs raisons. On a d'abord assisté à une hausse des coûts de production et des contraintes réglementaires – ce qui est éminemment légitime, non seulement en regard du respect de standards plus élevés en matière de sécurité, d'environnement et dans le domaine social. Ensuite, nous avons été confrontés à la recherche de prix systématiquement plus bas sur l'ensemble des chaînes pharmaceutiques. L'offre asiatique s'est développée sur ces bases et sur des standards nettement moins exigeants à l'époque et avec le soutien des gouvernements locaux.
Nous subissons aujourd'hui les conséquences de ces choix politiques et économiques qui constituent une spécificité française. Or, une industrie performante et compétitive, en particulier sur les chaînes amont des valeurs stratégiques telles que la chimie, la pharmacie, l'électronique, l'énergie, permet de garantir une autonomie stratégique sur des biens essentiels. Elle permet également de disposer d'une capacité d'innovation afin de répondre aux défis futurs en matière d'environnement ou de santé – sans usines, pas d'innovation. Elle permet enfin de générer des emplois qualifiés sur notre territoire et de développer des compétences, tout en garantissant, en France, une production qui réponde à des standards plus élevés que la moyenne des pays en matière de sécurité, de qualité et de respect de l'environnement.
Dans ce contexte, un certain nombre de sociétés, des entreprises de taille intermédiaire (ETI) notamment, se sont positionnées sur des marchés dynamiques et porteurs au cours de ces vingt dernières années, tout en maintenant et en développant un savoir-faire industriel, à fort contenu technologique. À titre d'exemple, en quinze ans, le groupe Seqens est passé de trois à vingt-quatre usines dans le monde, dont quatorze en France. Il a décuplé ses effectifs pour atteindre 3200 employés actuellement. Le groupe est présent sur les trois continents et la moitié de ses employés se trouve en France, où est situé le siège social. Alors qu'il a démarré son activité sans Recherche et Développement (R&D), le groupe compte désormais sept centres d'excellence dans le monde, dont trois en France. Seqens est devenu un des leaders mondiaux de la synthèse pharmaceutique et des ingrédients de spécialités et le groupe a démontré sa capacité à développer le tissu industriel français. Seqens a joué un rôle important pendant la crise sanitaire en maintenant, voire en augmentant, sa capacité de production sur la majorité de ses sites et sur des productions de principes actifs critiques comme le paracétamol, l'aspirine – sur lequel nous sommes un leader mondial –, l'acide salicylique, la kétamine – qui sert d'anesthésiant pendant les opérations chirurgicales –, la clonidine, l'héparine, l'hémine, l'isopropanol – je ne vais pas en faire la liste.
Je suis convaincu que la souveraineté économique, écologique et sanitaire de l'Europe passera par notre capacité à mobiliser des compétences et des savoir-faire qui – c'est important de le rappeler – sont historiques. Il importe également de développer le tissu industriel encore implanté en France parce qu'il est de grande qualité. C'est pourquoi Seqens s'est engagé dans la relocalisation de la production de molécules essentielles.
Seqens s'inscrit également pleinement dans la démarche de stratégie pharmaceutique européenne qui vient de s'enclencher. Nous pensons que la relocalisation impose un état des lieux et une identification des principes actifs et des intermédiaires critiques. Le monde de la pharmacie est en effet extrêmement large et il n'est pas envisageable de relocaliser l'ensemble des productions, ce qui au demeurant n'aurait pas de sens puisque le marché est mondial. En revanche, il est essentiel de se doter d'une liste de molécules dont la sécurité d'approvisionnement doit être garantie à long terme. D'autres pays l'ont fait, à l'instar des États-Unis par le biais de l'Agence fédérale des produits alimentaires et médicamenteux – Food and Drug administration (FDA) en 2020. Cette liste doit être définie sur des critères objectifs, tels que l'intérêt thérapeutique évidemment, la vulnérabilité, la complexité de la chaîne de valeur, l'absence de production en Europe et la mise en œuvre de technologies sensibles. Il s'agit d'un enjeu de souveraineté sanitaire. Dès lors, la relocalisation des molécules essentielles garantira la résilience de l'Europe en matière de sécurité sanitaire tout en développant le tissu industriel non seulement de notre pays, mais plus largement le territoire industriel européen. Sans une industrie amont performante et compétitive, il n'existe pas de souveraineté à l'aval. C'est sans doute une des erreurs du passé dont il convient de tirer les leçons.
En termes de mesures structurelles, il importe en premier lieu de soutenir le renforcement des installations industrielles polyvalentes, performantes et qui existent, par des soutiens ciblés sur les molécules pour lesquelles nous souhaitons préserver la souveraineté sanitaire au moindre coût.
En second lieu, il faut accélérer la recherche, le développement et l'industrialisation de technologies clés qui favorisent les standards de qualité, de sécurité et de respect de l'environnement qui représentent notre force – créée une barrière à l'entrée qu'il faut maintenir.
En troisième lieu, il convient de renforcer les exigences des autorités sanitaires relatives à la sécurité d'approvisionnement, évidemment auprès des pays européens mais aussi ailleurs : il faut s'assurer de limiter les approvisionnements auprès des fournisseurs vulnérables soit pour des raisons économiques ou géopolitiques, soit parce qu'ils n'offrent pas de garanties suffisantes en termes de sécurité de l'approvisionnement.
En dernier lieu, il faut veiller à ce que les systèmes hospitaliers européens, les laboratoires pharmaceutiques s'approvisionnent durablement et conformément aux standards européens auprès de l'écosystème industriel européen. Sinon, on n'y arrivera pas. Je rappelle que la part du principe actif dans le prix d'achat d'un médicament dépassant rarement 5 %, le critère de prix d'achat ne doit pas être le seul retenu. Il importe également de s'approvisionner auprès de fournisseurs qui respectent les règles du jeu, en particulier celles édictées par les organismes réglementaires.
La crise sanitaire a été un révélateur, certes violent mais également un catalyseur pour réagir. D'autres régions du monde ont déjà lancé des initiatives très fortes sur le sujet de la souveraineté sanitaire :
– les États-Unis, avec l' Executive order on ensuring essential medicines, medical countermeasures, and critical inputs are made in the United States d'août 2020 – décret exécutif visant à garantir que les médicaments essentiels, les contre-mesures médicales et les intrants essentiels sont fabriqués aux États-Unis ;
– la Chine, avec le dual circulation model – stratégie de double circulation intérieure et internationale ;
– le Japon, avec son plan de relance.
Nous ne sommes clairement pas le seul pays à y réfléchir. Il convient de ne pas oublier que l'Europe, notamment la France, est le berceau de la synthèse pharmaceutique. Aujourd'hui, nous dépendons à 75 % de l'Asie pour la production de molécules qui sont parfois absolument critiques pour nos concitoyens.
Face à cette situation, nous avons besoin d'une mise en œuvre rapide et de mesures européennes coordonnées avec la dynamique française afin de tenter de refaire de l'Europe et de notre pays une terre d'industrie et d'innovation.
Je vous remercie pour votre engagement sur le « Fabriqué en France » qui n'est pas nouveau, puisqu'en juin 2019, nous étions réunis avec la ministre Mme Agnès Pannier-Runacher sur votre site de Porcheville pour inaugurer le Seqens Lab. C'est d'ailleurs à cette occasion que la ministre avait lancé la mission sur la simplification et l'accélération des implantations de sites industriels, qui a donné lieu ensuite à la loi n° 2020-1525 du 7 décembre 2020 d'accélération et de simplification de l'action publique, dire « loi ASAP ». Je tenais à le saluer.
Je vous remercie de nous avoir rassurés quant à de l'attractivité de la France et à sa capacité à relocaliser une partie de la production.
Les trois quarts des principes actifs utilisés dans nos médicaments proviennent d'Asie, principalement de Chine et d'Inde. Quels principes actifs et matières premières font défaut actuellement en France et en Europe ? Qui devrait se charger d'établir cette liste prioritaire des relocalisations de ces principes actifs ?
Je vous confirme que l'ensemble des études dont nous disposons montre que la dépendance de l'Europe à l'Asie s'élève à 75 %. C'est ce que montrent beaucoup de travaux :
– le rapport de la mission stratégique visant à réduire les pénuries de médicaments essentiels rendu par M. Jacques Biot en juin 2020,
– les études allemandes menées par ProGénérica qui ont établi une cartographie mondiale de la production des principes actifs,
– l'étude de Technopolis avec la Commission européenne,
– plus récemment l'étude réalisée par PricewaterhouseCoopers (PwC) qui montre la vulnérabilité de l'approvisionnement de l'industrie européenne en principes actifs,
– enfin, une étude publiée en janvier 2021 par le syndicat européen de la chimie fine European Fine Chemicals Group (EFCG) qui analyse les causes et les conséquences des ruptures d'approvisionnement.
L'étude de PwC est intéressante parce qu'elle analyse spécifiquement et en détail une des chaînes de valeur sur une trentaine de principes actifs essentiels, sur des aires thérapeutiques importantes. Ils sont rangés en plusieurs catégories, entre les traitements pour maladie chronique (l'asthme, les maladies cardiovasculaires, les maladies métaboliques, les maladies neurodégénératives, les antidépresseurs), les anticancéreux et de manière générale toutes les maladies qui donnent lieu à des protocoles pour le traitement du cancer, les antiviraux – et naturellement les candidats pour le traitement de la Covid-19 –, des antibiotiques, les antifongiques, les anesthésiques, les analgésiques – comme le paracétamol qui a manqué pendant la crise sanitaire – et les antibactériens. La liste de ces aires thérapeutiques existe désormais.
Au-delà, il convient d'essayer de classer les principes actifs critiques en fonction de leur vulnérabilité aux différentes étapes de la chaîne de fabrication. On peut dégager quatre critères :
– premièrement, la fragilité de l'approvisionnement en intrants – par exemple, en France, pour la production des corticoïdes, l'accès aux matières constitue un enjeu très important ;
– deuxièmement, la complexité de la chaîne de production : il peut exister de nombreuses étapes de fabrication et, en conséquence, la maîtrise de la technologie peut être sensible et nécessite d'être bien complète ;
– troisièmement, une fabrication qui repose sur des technologies anciennes ou vieillissantes ;
– quatrièmement, une fragilité économique importante sur des chaînes peu rentables. Sur ce dernier critère, le paracétamol offre un exemple intéressant même s'il en existe d'autres : que veut-on faire à propos d'un produit essentiel mais dont la demande est instable ?
Le cumul de ces critères appliqués à la trentaine de principes actifs critiques montre que l'ensemble des chaînes de valeur a conduit ou conduira inévitablement à des pénuries de médicaments. Plus les molécules sont matures et plus elles sont essentielles, plus la fragilité est prégnante. Ce constat est logique puisque les molécules les plus matures, les plus anciennes mais qui servent au quotidien ont été développées au niveau mondial, génériques. De fait, leur rentabilité est moindre et elles ont été délocalisées sur d'autres continents – ce qui fragilise l'approvisionnement quand la consommation est loin de l'offre.
Il existe une méthode pour identifier ces molécules critiques, basée sur une analyse factuelle des thérapeutiques clés. Elle aboutit à la même conclusion, à savoir la nécessité de dresser une liste de molécules dont il s'avère essentiel de réduire la vulnérabilité.
La meilleure manière de réduire la vulnérabilité consiste à produire près du lieu de consommation, là où la souveraineté doit être assurée.
Nous l'avons évalué sur chacun des principes actifs et en fonction de l'étape à laquelle se situe la vulnérabilité (production complexe, production polluante, enjeux d'une chaîne de valeur très longue, avec de nombreuses étapes et beaucoup d'intervenants, etc.).
Dans son étude, PwC chiffre deux surcoûts liés. Le premier surcoût porte sur les contraintes d'exploitation : nous pensons que la Chine et l'Inde sont actuellement environ 40 % plus compétitives que l'Europe. Le second concerne l'investissement en capital sur les actifs d'environ 30 %, notamment afin de respecter les normes sur les rejets dans l'environnement – en Europe, il faut installer une station d'épuration des eaux usées (STEP), ce qui n'est pas forcément le cas en Inde – les normes de sécurité européennes qui sont beaucoup plus drastiques que les normes asiatiques.
In fine, à iso-technologie, nous accusons un différentiel de compétitivité non seulement sur l'investissement, mais également sur l'exploitation. Deux solutions se présentent à nous :
– premièrement, l'innovation de sorte à réduire l'investissement et les coûts d'exploitation, qui représente une partie des enjeux des centres de R&D en Europe, et notamment en France avec le Sequens lab de Sequens ;
– deuxièmement, la prise en compte des externalités par nos clients – que ce soit les pouvoirs publics au travers des modalités de remboursement des médicaments, les hôpitaux et les clients directs, à savoir les laboratoires qui achètent nos produits actifs pour les transformer en médicaments – qu'elles soient négatives comme le respect de l'environnement et de la sécurité, ou positives telles que la garantie d'une sécurité d'approvisionnement et l'accès direct à l'écosystème local.
Le principe actif représente 5 % du prix du médicament. Nous confirmez-vous que le surcoût de la relocalisation des principes actifs conduira à une part de 8 % du principe actif dans le coût global du médicament ?
Vous avez évoqué la nécessité de fournir un effort de R&D. Comment expliquer les retards pris en France dans le développement de spécialités innovantes, notamment dans les bioproductions, malgré les efforts de R&D ?
Le retard pris dans le développement des spécialités innovantes et les bioproductions est probablement lié à deux erreurs stratégiques.
La première réside dans le défaut d'investissements dans la base industrielle, en amont de la chaîne de valeur. Ce tissu industriel s'est délité progressivement au profit d'autres régions dans le monde. Dans nos métiers, les usines sont très souvent multi-produits et les molécules matures apportent de la charge à nos capacités et permettent d'amortir les coûts fixes. La France a perdu la fabrication de nombreux médicaments anciens, ce qui a contribué à ce que les usines se vident, mais sans gagner de nouveaux médicaments. Or, les capacités de développement des procédés pour les nouvelles molécules et pour les nouveaux médicaments sont situées dans ces usines. Si aucun centre de production n'existe pour recevoir le fruit de cette recherche, le processus est bloqué.
La seconde erreur stratégique réside dans le défaut d'investissements dans les moyens humains et financiers pour développer des nouveaux traitements de base de molécules de synthèse. Certes, la bioproduction représente un atout pour le futur mais il ne faut pas oublier que la synthèse chimique – c'est l'activité qui a subi le plus grand nombre de restructurations au cours des années passées –, représente encore 75 % des nouvelles molécules validées chaque année pour devenir des médicaments, selon les statistiques publiées par la FDA aux États-Unis. En France, la puissance publique n'a pas vraiment favorisé la recherche académique dans la chimie thérapeutique. Ce n'est que très récemment que l'on a marqué quelques signes d'intérêt pour ce domaine. Dans le même temps, les financements privés dans l'industrie pharmaceutique ont explosé, notamment aux États-Unis, ce qui a entraîné une fuite des connaissances et des capacités de recherche française. Quand il n'y a pas d'investissements et que l'on se prive ainsi d'une recherche fondamentale, dynamique et concrète sur cette chimie thérapeutique, on en arrive à se laisser distancer progressivement. C'est un processus assez rapide et aujourd'hui, l'Allemagne, les États-Unis, le Japon, la Suisse et la Chine sont devenus les pays référents en la matière.
L'exemple de choix malheureux le plus concret concerne le Sida. Pour des raisons politiques, voire idéologiques, nous avons opposé des cliniciens, des biologistes et des chimistes et lancé une recherche académique qui a massivement investi sur une solution biologique. Finalement, alors que cette recherche a été très onéreuse, les traitements ont été découverts ailleurs. Trente traitements ont été créés au niveau mondial, aucun n'est français et aucun ne s'appuie sur des molécules biologiques. Un grand groupe américain a développé un médicament contre le sida qui en tiré les intérêts.
Il s'avère donc essentiel de rétablir le lien entre la recherche académique et ses différentes composantes, entre la biologie et la chimie. La recherche future repose sur la combinaison de technologies et non plus sur leur opposition qui conduirait à un choix exclusif en faveur de l'une d'entre elles. Par ailleurs, il convient de rétablir un lien fort entre la recherche académique en chimie thérapeutique et les besoins des laboratoires. Enfin, la pharmacie travaillant sur le temps long – il faut dix ans pour développer une molécule et la mettre sur le marché –, il est nécessaire de créer un écosystème complet entre l'amont et l'aval, entre la recherche et l'usine de production. Il s'agit d'une condition essentielle pour que la France redevienne une référence dans l'innovation pharmaceutique. Encore une fois, il ne faut pas opposer les molécules anciennes aux molécules nouvelles car tout cela se nourrit.
Je comprends donc que la R&D ne fonctionne pas sans usine et qu'une usine ne fonctionne pas non plus sans R&D. Vous nous avez indiqué que Seqens possède sept centres de recherche, principalement en Europe. Combien en avez-vous créé en France ? Sur quelle logique repose la création de centres de R&D dans d'autres pays ? Par ailleurs, quelle part de votre chiffre d'affaires consacrez-vous à cette R&D ?
Existe-t-il des pôles d'innovation ou clusters opérationnels, européens ou extérieurs, créés autour de la recherche fondamentale, la recherche thérapeutique et l'industrie ?
Nos métiers nécessitent une recherche très amont, notamment pour répondre aux besoins des biotechs ou des start-ups auxquelles nous vendons des services de R&D. Cela relève de notre laboratoire de recherche central situé à Paris, qui emploie près de cent cinquante salariés. Il croise l'ensemble des technologies et dispose de tous les outils de recherche pour répondre à n'importe quelle question d'une biotech.
Ensuite, nous avons besoin de laboratoires « déportés » partout dans le monde qui rendent des services localement. À titre d'exemple, nous disposons d'un laboratoire de recherche à Boston, formé d'une trentaine de personnes, qui sert l'écosystème de Boston. Lorsque le projet est mature, suffisamment important en taille et qu'il aborde des phases plus pointues nécessitant des essais cliniques, une équipe multidisciplinaire le prend en charge en France où nous gérons les projets les plus importants. Notre dispositif repose donc, de façon imagée, sur un navire amiral situé en France et des satellites localisés à proximité de nos clients.
Environ 10 % de nos effectifs travaillent dans la recherche, l'innovation et le support aux clients. Ils constituent un levier clé puisque grâce à cette vente de recherche et de propositions de valeur, nous attirons les clients, ce qui nous permet ensuite de les accompagner dans l'ensemble des phases développement de médicaments. Nos centres de R&D sont toujours attachés à des usines, ce qui permet de fabriquer des volumétries de lots cliniques pour les essais dès que cela s'avère nécessaire.
L'essentiel de notre dispositif en R&D et en production se trouve en France et nous disposons d'autres usines en Allemagne, en Finlande et aux États-Unis.
S'agissant des clusters qui fonctionnent, Lyon biopôle en est un bon exemple. Ce cluster rassemble la recherche académique, les jeunes pousses de nos métiers de la pharmacie et des industriels autour d'un pôle de compétitivité très dynamique. Il constitue un exemple de bon fonctionnement collectif.
Les 10 % que vous consacrez à la recherche représentent-ils une norme partagée avec vos concurrents ?
Dans nos métiers spécifiquement, je pense que nous nous situons plutôt dans une fourchette haute.
75 % des molécules de principes actifs proviennent d'Inde et de Chine pour un coût relativement faible (5 %) dans la fabrication des médicaments. Le marché français représente soixante-six millions de personnes et le marché européen en compte cinq cents millions d'âmes. L'Europe dispose par ailleurs de grandes entreprises pharmaceutiques comme Sanofi, Bayer, Boehringer, Roche, Novartis, etc. Seqens est également un acteur important dans la fabrication du médicament. Est-il souhaitable que chaque pays européen cherche à avoir sa propre indépendance ? Ne serait-il pas préférable de sécuriser la production au niveau européen ?
S'agissant des ruptures d'approvisionnement, existe-t-il une traçabilité au niveau national, européen et mondial de ces risques ? À défaut, quelle institution serait susceptible d'en disposer ?
Les laboratoires évoluent dans un marché concurrentiel fragile. Des principes actifs tombent dans la catégorie des génériques et apportent moins de ressources pour la recherche et le développement. Alors que la France prendra prochainement la présidence de l'Union européenne, quelles seraient vos recommandations ? Comment construire une synergie entre les laboratoires de sorte à répondre au besoin ? La solution est-elle franco-française ou européenne ?
La pharmacie ne peut pas constituer un marché français, mais le bien commun que représente la santé. Le sujet est obligatoirement partagé parce qu'un produit découvert dans un pays sera utilisé partout où la préservation de la santé le nécessitera.
Les marchés sont mondiaux et totalement interconnectés. Une chaîne de production peut commencer en Chine, se poursuivre en Inde, passer en France et finir en Allemagne. C'est assez classique dans nos métiers ! Sur les 4 700 certificats de conformité à la pharmacopée européenne (CEP), la fabrication des produits passe d'un pays à l'autre. Il serait doc illusoire d'envisager de rebâtir une telle industrie à l'échelle d'un pays comme la France.
En revanche, nous observons une régionalisation indubitable de ces métiers. D'ailleurs, certains blocs ou pays utilisent la puissance de leur industrie pharmaceutique comme moyen de pression parce qu'ils savent que d'autres en dépendent. Les évènements ayant entouré la crise de la Covid-19 ont mis en lumière cette réalité. Dès lors, il me semble essentiel de déployer une nouvelle politique européenne à ce sujet. Sinon, je pense que cela ne pourra pas marcher.
Il est nécessaire que l'écosystème pharmaceutique fonctionne avec l'ensemble des acteurs. La France a la chance d'abriter un grand leader dans ce domaine, Sanofi, mais elle souffre des faiblesses, tant sur le plan des start-ups situées en amont que sur les sociétés sous-traitantes. Ce constat n'est pas spécifique à la pharmacie française, mais il est spécifique à l'industrie française. Dès lors, le besoin réside davantage dans la sous-traitance et les innovateurs que dans l'industrie en elle-même. Il faut toujours se rappeler que dans le domaine du médicament, ce qui compte, c'est le principe actif mais également les produits qui le composent.
L'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et les autorités de santé européennes tracent les ruptures mais ce que nous voyons, c'est qu'elles ne remontent pas la chaîne de sorte d'en localiser précisément l'origine. On se trouve très en aval de la chaîne, au niveau des hôpitaux. On n'essaie pas de déterminer si la rupture est causée par un déficit de producteurs ou un risque de producteur, si tous les producteurs d'un principe actif ou d'une matière première se concentrent exclusivement en Inde. Dès lors, l'ANSM ou l'Agence européenne du médicament sont aveugles sur la chaîne de valeur et incapables d'anticiper les pénuries ; elles les subissent. Actuellement, certains principes actifs dépendent de pays dans lesquels la production n'est manifestement pas durable parce qu'elle ne respecte pas l'environnement et qu'il existe des problèmes de sécurité. Au moindre incident, la production va s'interrompre et la pénurie sera inévitable.
Nous constatons que sur 4 800 CEP, des ruptures régulières touchent huit cents médicaments. Ces pénuries ont été amplifiées par la crise. Les causes structurelles ne sont pas suivies en temps réel mais analysées a posteriori. La plupart des pénuries sont liées à des problématiques de producteurs non européens. Les chaînes sont extrêmement longues et si un problème survient en amont, la pénurie partielle ou totale peut intervenir avant que la chaîne logistique ou supply chain ait terminé son cycle. Au deuxième trimestre 2020, lorsque la Covid-19 nous a touché de plein fouet, nous nous sommes retrouvés dans paracétamol dans les pharmacies. La raison en est la fermeture des frontières de l'Inde mais la pénurie s'expliquait aussi par des difficultés techniques sur certains sites. Même si elles ne portent que sur des portions congrues de la production de médicaments, de telles pénuries sont susceptibles de concerner des molécules extrêmement essentielles pour la santé publique.
Votre projet de relocaliser une production de paracétamol est estimé à cent millions d'euros. Quelles sont la part et la nature des dépenses qui sont couvertes ? Quels sont les engagements pris par l'État ? Quels sont vos engagements, au-delà bien sûr de la construction de cette unité de production ?
Le choix de Seqens pour relocaliser la fabrication de paracétamol en France, avec l'aide de nos deux partenaires principaux, Sanofi et UPSA, et le support de l'État, relève d'une décision collégiale. Elle repose d'abord sur la présence et la compétence de Seqens sur ce marché : nous sommes producteurs de paracétamol ; nous avons acquis il y a quelques années une usine en Chine et nous possédons la technologie historique de Rhône-Poulenc Rorer ; nous vendons déjà du paracétamol. Ensuite, notre proposition devait être compétitive – les prix sont bas et continuent de baisser du fait de la concurrence chinoise, indienne et un peu américaine, en l'absence de producteurs en Europe – et respecter les critères de qualité, de sécurité et d'environnement.
Il s'est avéré que nous étions aussi compétitifs que nos concurrents à condition de localiser notre unité sur une plateforme multi-opérateurs qui offrait un accès immédiat à de l'énergie décarbonée, à des utilités, à de la logistique d'approche, bref à un écosystème favorable.
Par ailleurs, nous parvenons à réduire drastiquement les rejets dans l'air et dans l'eau, de l'ordre de cinq à dix fois. C'était une question essentielle pour déterminer si nous pouvions atteindre nos objectifs. Enfin, nous avons obtenu l'engagement de nos clients sur le long terme.
Le soutien de l'État, par le biais du plan France relance compense le différentiel sur les investissements par rapport à la Chine et l'Inde. Il fait même plus que le compenser puisqu'il permet de financer la recherche dans des innovations de rupture qui permettent d'atteindre un seuil de compétitivité, ainsi que les standards en termes de sécurité, de qualité et de respect de l'environnement. Ce soutien s'élève à près de 30 % – ce qui est très exceptionnel puisque les normes d'aides de l'État, en vertu du droit européen, pour un investissement productif, sont autour de 10 % pour les grandes entreprises. On est très au-delà des normes mais cela se justifie pleinement non seulement en regard du caractère stratégique, mais également des performances de la nouvelle unité.
Nous avons souvent interrogé les auditionnés sur la structuration capitalistique des entreprises. L'actionnariat de votre société évolue-t-il ? Pensez-vous qu'il existe des difficultés intrinsèques au modèle de start-up ? Comment envisagez-vous le développement du capital de votre entreprise ?
Je ne sais pas répondre à votre question relative aux start-ups.
En ce qui nous concerne, nous avons changé d'actionnaire financier majoritaire à quatre reprises. Je dirige le groupe depuis quinze ans et j'ai connu un changement d'actionnaire tous les cinq ans à peu près, avec Bain Capital, puis Ardian, puis Eurazéo et à partir de 2022, SK Capital. Notre structure est constituée d'un actionnaire majoritaire et de 30 % d'actionnaires minoritaires à base française (Ardian, Mérieux equity partner et Eximium, le fonds Nov santé actions non cotées – lancé à l'initiative de la Fédération française des assurances et de la Caisse des dépôts et consignations – et très probablement la Banque publique d'investissement).
Le point clé, c'est que l'équipe de management a construit un groupe avec l'aide d'actionnaires, dont une partie connaît le métier, qui soutiennent sa stratégie et qui nous ont permis sa transformation d'une petite PME vers un groupe référent dans nos métiers. Cela nous a procuré les moyens de nous développer au fil de l'eau pour mener une stratégie de développement patiente. La connaissance de notre secteur d'activité constitue un point essentiel car ce sont de métiers qui exigent des investissements, du temps. Cela permet de parler un langage commun.
Je vous remercie. Je vous propose donc de compléter nos échanges par la transmission des documents annoncés à notre secrétariat.
L'audition s'achève à douze heures dix.
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête chargée d'identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l'industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l'industrie et notamment celle du médicament
Réunion du jeudi 4 novembre 2021 à 9 h 30
Présents. - M. Frédéric Barbier, M. Guillaume Kasbarian, M. Gérard Leseul
Excusés. - M. Bertrand Bouyx, M. Éric Girardin, Mme Véronique Louwagie, M. Jacques Marilossian